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Malgré ses airs de novice redoublant, il était le port d'où étaient partis les navires de la stylistique gothique. Il en parlait avec une vivacité véhémente née de la fierté de l'œuvre réalisée. De cet homme perclus par les siècles traversés, qui avait initié et participé à tant de projets, émanait une énergie incommensurable. À l'instar de ses réalisations, ses propos ne pouvaient qu'élever l'esprit. Et c'était bien vrai ! Il avait secoué un monde ténébreux qui ne demandait qu'à dormir, révélé un mur couvert de clameurs qui montaient jusques aux cieux. Avec l'élan téméraire des personnes âgées qui ne mesurent plus leurs limites, il m'entraina à l'extérieur. Nous avancions à contretemps, tout proches l'un de l'autre.

Si j'en jugeais par la maîtrise que j'avais de sa langue, je trouvais qu'il s'exprimait d'une manière quelque peu désuète. C'est ainsi que, me montrant l'édifice, il me dit :

- Les hommes ont construit ce gigantesque vaisseau de pierre et les fondations à dix mètres sous terre enterrées. Il est la quintessence de tous ceux qui l'ont précédé.

Un brusque découragement cassant sa voix, il ajouta :

- Elles ne sont pas éternelles contrairement au Dieu qui les habite.

Et en effet, leurs pierres érodées étaient une invitation à la décadence.

Il me fallut un moment pour m'aviser que ce préambule n'était pas l'expression de la nostalgie, mais une incitation à reprendre et perpétuer son œuvre, une simple et délicate manœuvre d'approche. Nous longions alors un bras du transept, abrités du vent par une haie de buis. Bien qu'étant au fait des délires architecturaux des temps terriens, mes perceptions sensorielles furent quelque peu bouleversées à la vue des sculptures et ornements qui agrémentaient le portail ; un peu comme quelqu'un qui, descendant l'escalier en caracol d'une tour nous prenant dans le ciel pour nous jeter au sol, pose avec circonspection le pied à terre et hésite à lever les yeux par peur du vertige. Le sol sous mes pas prit alors une consistance spongieuse. Élevant lentement mon regard je me mis à détailler ce grand livre de pierre. Seuls quelques ocelles de lumière éclairaient les sculptures auréolant les scènes d'un caractère onirique.

Un ample escalier, vague de briques venant à nous, invitait à s'élever vers la baie centrale. Poursuivant son soliloque péripatéticien il n'avait pas perçu mon intérêt soudain ; mais, probablement guidé par quelque habitude, d'une gracieuse volte revint vers moi réalisant pour lors que je ne l'écoutais plus et, semblant suivre mon regard, il se mit céans à interpréter les mystères dans la pierre sculptés :

- Pour les hommes de mon époque et des siècles passés les cathédrales sont... et furent des livres que l'on déchiffre, me dit-il en guise d'exorde ; de fabuleux livres d'images dont les sculptures et les vitraux illustrent les enseignements de notre Église...

S'interrompant un instant, semblant chercher on ne sait quoi, il ajouta :

- Des gisements contre l'oubli en quelque sorte. La plupart des hommes du Moyen Âge ne savaient pas lire. Mais, contrairement à une idée communément répandue, les gens se déplaçaient, n'étaient pas rattachés à la terre d'un seigneur avec comme simple ligne d'horizon l'oraison et le rêve, diffusant ainsi les savoirs et les techniques. Pour la théologie catholique, ce caractère d'homme en marche, un homo viator pour ainsi dire, était comme une définition de sa condition. On cheminait ainsi le long de voies qui pouvaient conduire à la damnation ou au salut. La relique et la statuaire avaient aussi leur importance parce qu'on ne distinguait pas la dévotion attachée à un saint ou à la personne divine de sa représentation ou du fragment rappelant son existence humaine. L'exemple achevé est celui de Saint-Jacques-de-Compostelle, saccagé par Al-Mansur, reconstruit, et censé abriter le tombeau du saint.

Me regardant à nouveau :

- Du plus discret des oculi percés dans les hauteurs de la grande nef au plus difforme des personnages sculptés dans les replis des archivoltes, chaque image a un sens. Nous avons codifié et expliqué cela dans un traité que nous vous transmettrons.

Puis hésitant, complétant son propos :

- Mais notre symbolique n'est pas seulement biblique, elle est également géométrique et arithmétique... Mon maître disait : « un essaim de paroles à l'architecture organisée. »

- Pouvez-vous m'expliquer cela ?

Éludant ma question par un signe de tête agacé et une expression quelque peu effarée - n'étais-je pas après tout un spécialiste, même si... -, indiquant l'intérieur de l'édifice puis reprenant son propos en me désignant la baie centrale du portail :

- Sous les voussures et le tympan, sur le linteau en fait, les sculptures sont consacrées à l'assomption de Marie. Les trois scènes, ajouta-t-il avec un sourire quelque peu ironique et espiègle, sont inspirées de textes apocryphes.

Puis, après un profond soupir :

- À gauche vous pouvez voir la dormition de Marie entourée de disciples tandis que le Christ dont le visage a disparu, mais reconnaissable à la croix dans son auréole recueille l'âme de sa mère ; à droite les anges soulèvent délicatement le corps pour le porter jusqu'au ciel.

S'interrompant et me regardant :

- Savez-vous ce qu'est la dormition ? Car je présume que ce mot et l'état qu'il suppose doivent vous être étrangers ?

Mon air perplexe reflétait mon interrogation. Il ne me regarda pas et reprit son monologue :

- Il s'agit ni plus ni moins que de la mort, un état indiquant que la dépouille terrestre a cessé de vivre ; seule reste l'âme, ce principe spirituel de création divine, transcendant à l'homme auquel il est uni pendant la vie terrestre comme foyer de sa vie religieuse où s'affrontent le Bien et le Mal et opposé au corps soumis aux instincts et instrument de corruption. Nous préférons utiliser le mot dormition... C'est un euphémisme plus rassurant et plus touchant.

Ex abrupto il me demanda :

- Vous ne prenez pas de notes ?

- Non ! je suis parfaitement capable de vous répéter mot pour mot vos propos.

Son air incrédule indiquait clairement qu'il n'en croyait rien ; puis, haussant les épaules, continuant la tâche irréalisable d'inventorier son monde, il reprit :

- Au tympan, Marie figure à la droite de son fils...

Il s'interrompit et je sus ; comment ne l'avais-je perçu plus tôt ? Sa vision avait rendu éthéré le monde qui était le sien, mais la parfaite connaissance qu'il en avait lui permettait de s'y mouvoir aisément. Cet irrévocable effacement du monde, cet adieu progressif à la lumière le lui rendait probablement encore plus vivant, moins elliptique.

Et en effet, au fil de son long monologue, un monument s'élevait sous mes yeux. Pendant qu'il parlait, le temps semblait figé et vivant à la fois ; et le dôme, d'un corps lourd, tournait ses pages de pierre ouvertes au couteau de la mémoire. Au crépuscule qui descendait sur sa voix, je perçus une profonde affliction. On eût dit que sa parole devenue monotone, sa psalmodie en quelque sorte, était un requiem pour une civilisation perdue.

En vérité, il s'agissait bien là d'un enterrement, celui du temps parti que les mots jamais ne reprendront, un adieu progressif à la lumière accentué par une pénombre tiède et ambrée, une fluctuation de l'obscurité éclairant les travées d'outre-tombe d'un hypogée secret.

Montant dans mon vaisseau pour revenir sur la planète Sylphe, là où les mots sont des parenthèses du silence, avec enlacée d'une bulle l'image plasmatique de la dernière nef de pierre, je savais que nous l'exposerions au musée des civilisations disparues, que tour à tour elle se métamorphoserait reproduisant ainsi les multiples images de ce désir d'idéalité humaine ; me vint alors à l'esprit la bribe lancinante et funeste d'un poème :

Les arcboutants sur des culées

Font contrepoids à la poussée,

Des cathédrales élevées

Ces gigantesques araignées

Font des squelettes évidés.

Je vis alors défiler les ombres et sus que cette civilisation s'était éteinte, qu'Il les avait assassinés.

Mais... qui peut porter plainte contre Dieu ?

 

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Commentaires

luluberlu
Portrait de luluberlu
Ah, je n'avais pas pensé à

Ah, je n'avais pas pensé à Schuiten. Quoi qu'il en soit, je reconnais que j'ai un peu poussé pour le vocabulaire (un peu emphatique aussi). Pour Dieu, itou. Mais je dois avouer que la mystique (pas nécessairement chrétienne d'ailleurs) a tendance à revenir dans certains de mes textes.

Globalement bien vu.

 

Pour le dico : http://www.cnrtl.fr/

cry beloved cry (manquant)
 Un texte docte, un langage

 Un texte docte, un langage très recherché. Si l'auteur a eu du plaisir à l'écrire, j'ai eu du mal à le lire... Néanmoins ce texte montre comment les docteurs de la loi sont passé à coté de l'enseignement divin... un langage loin d'être humble pour enseigner l'humilité ; à n'y rien comprendre !

micdec
He bé, j'en ai appris des

He bé, j'en ai appris des choses sur les Vaisseaux de Pierre ( "vaisseaux“ dans le sens de "qui contient“ ) ! Merci !

J'aime bien le côté nécessairement SF.

Excusez-moi pour le "nécessaire“, auteur, mais je crois avoir une assez bonne idée du cheminement de l'idée jusqu'à la réalisation de cette jolie nouvelle.

Il existe un écrivain ( malheureusement américain, le pauvre ) que j'admire au-dessus de tous, Philip José Farmer, un monsieur qui a toujours justifié l'usage étonnant de l'étalage d'une culture apparemment hors de propos, vaguement superfétatoire, vue comme ça, vite fait, mais qui se révèle indispensable à la pure logique de l'histoire contée.

Votre texte m'a fait penser à Farmer et c'est toujours un plaisir.

Je ne reprocherai qu'une fin abrupte, délibérément "chute à surprise“, mais c'est bien pour employer un futur :-) 

N'embrassez pas les grenouilles

Tinuviel1 (manquant)
Commentaire de publication

Avis de publication : oui

 

Bon, j'avoue être un peu déconcertée, même après plusieurs lectures. En fait, je ne comprends pas bien la raison de l'incursion de la SF dans l'histoire... c'est presque comme si l'auteur avait voulu écrire un bel hymne à l'architecture, et puis se serait dit "mince, comme ça, ça ne va pas", et avait ensuite voulu "l'habiller" de SF... j'imagine que je dois être à côté de la plaque, mais c'est l'effet que ça me fait. Je pense être certainement passée à côté de quelque chose.

Je suis séduite par le romantisme qui émane de ce texte, par le vocabulaire précis et précieux, et les images qu'il suscite en mois, mais à mon avis j'ai raté une marche (c'est le cas de le dire).

 

 

 

 

anubis1 (manquant)
Avis de publication : oui

Un basculement habile vers la fin, qui nous fait passer sans transition des pilliers de la terre à Van Vogth... du moyen âge aux temps XXL, j'ai bien aimé. J'ai aimé aussi la révélation progressive de la perte de vue, au fur et à mesure que le vaisseau de pierre se dévoile. J'ai moins aimé les nombreuses inversions, qui font un rien procédé d'écriture, mais le texte est plaisant à lire. Parfois un rien longuet, mais il y a néanmoins un réel "climat".

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