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Arcano è tutto, fuor che il nostro dolor. Tout est obscur, sauf notre douleur. Giacomo Leopardi, Ultimo canto di Saffo.

 

Toute la journée l'orage n'avait cessé de s'appesantir sur la région, ne dispensant que quelques gouttes, quelques grondements, comme pour entretenir l'espoir d'une délivrance. Son imminence sans cesse renaissante avait électrisé l'atmosphère et l'énergie environnante n'incitait pas les gens à se frôler ; parfois, les acryliques crépitaient, provoquant des sursauts compulsifs. À la nuit tombée, il s'était doucement dilué, une pluie fine et apaisante prodiguant ses bienfaits pour extraire les hommes de la moiteur du jour.

***

Immersion.

***

Doucement, l'ondée tambourinait sur la vitre. Il regardait dehors, mais ne voyait rien d'autre que son propre reflet tremblé dans l'obscurité, une ombre douloureuse, une tache un peu grise que les gouttes brouillaient à loisir, un être qu'il n'avait pas vu depuis longtemps et dont il constatait qu'il avait vieilli. À force de vivre ce brouillon de vie avec son fantôme, cette vieille connaissance avec qui on partage, parent d'infortune qu'il essayait de faire revivre et parler pour lui poser la seule question dont il savait qu'il ne voulait ni ne pouvait entendre la réponse, il lui prit l'envie diffuse de se dissoudre, de se laisser laver et emporter par cette pluie si douce, de rejoindre les flots tumultueux de quelque fleuve pour finir par sombrer au fond d'un océan, dans un néant qui ne serait pas peuplé de rêves et de regrets, lui éviterait de disparaître dans les profondeurs sombres des rayonnages de sa mémoire. Il restait là, désemparé, comme si la raison pour laquelle il était venu s'était perdue en chemin. Puis, soudain, accentuée par la moiteur excessive de la pièce, la fatigue le submergea.

 

***

Coule le temps

***

 

Ne parvenant pas à se détacher de son double, subrepticement, il lui vint à l'esprit un petit recueil de poésies qu'il avait lu, jadis. En pensée il déambula un bref moment parmi elles jusqu'à s'attarder sur celle qu'il savait s'appliquer à l'homme et l'enfant qui le regardaient dans les yeux :

 

La neige est venue.

Blême, tu me regardes

Moi, jeune et vieux.

 

Puis, allant à la dérive, il se demanda si son manque d'implication n'était pas la cause du dérèglement de sa vie. Distant de lui-même, interrogeant le noir, ruminant des morceaux de temps perdu, aux lèvres un sourire d'autrefois que rien n'éclairait plus, mais avec dans les yeux la lumière de sa vie d'avant, regardant au-delà de l'horizon vers un point visible seulement avec le cœur, plongé dans une existence qui avait été sienne il y a bien longtemps et dont le mensonge était absent, il souhaita confusément être une petite flamme en cette brève existence.

 

 

***

Présent,

***

Mais peut-être eût-il mieux valu se mentir ? Non ! Il savait que le mensonge n'est qu'un rêve pris en flagrant délit, que Dieu écrit sur des lignes tordues. Calmement il se laissa absorber par l'ombre de ses pensées, sortant d'une armoire fermée à clef une boîte qui en contenait beaucoup d'autres Insensiblement, elles le firent rouler vers son enfance, vers les parfums des prés dans lesquels ils avaient joué, ses peurs et leurs chagrins. Surtout leurs chagrins.

Percevant des cris d'enfants il se vit, lui, et Pierre son jumeau, quand les premières pâleurs de la vie scrutaient les ténèbres, qu'elles n'étaient pas encore souillées, lancées comme une flèche d'argent vers l'avenir.

 

***

Passé,

***

 

L'hiver avait été brutal. Très froid. Le gel faisait craquer jusqu'aux pierres. La neige aussi, quand le ciel prenait des tons gris métallique, quand elle tombait pendant des heures, enveloppante, réduisant au silence les bêtes et les hommes, retranchant les êtres au monde.

 

Pierre l'aimait cette neige. Il disait :

 

Jean, regarde ce bel habit.

 

Ce jour-là depuis le matin le ciel roulait, crevant de rage, réduisant férocement à néant notre campagne dans un maelström échevelé, projetant aux visages bourrasques de neige et piques acérées, mille arêtes tranchantes qui venaient nous larder, sadiques, jusqu'à ce que nous courbions la tête en signe de soumission. Mais Pierre ne pliait pas. De nous deux c'était le plus intrépide, celui qui lançait les défis, refusait le carcan de l'autorité paternelle, aidé en cela, il faut bien l'avouer, par notre mère qui souvent en atténuait les rigueurs. C'était pourtant le plus fragile. Peu de force. Un peu malingre. Souvent malade.

 

Le repas fut pris en vitesse. On liquida tout. Pas de miettes. Assiettes nettoyées. Table nette et ventres pleins. Puis on parla des bêtes échappées le matin, juste avant la tempête. Pierre, ayant mal fermé les portes de la bergerie, s'était proposé d'aller les chercher. Mais la neige frappait contre les carreaux en voltes folles et désordonnées, graines d'étoiles occultant le paysage, interminable farandole de lucioles aussitôt balayées par un vent furieux. Je ne sais si mon père en colère l'avait vraiment écouté. Quoi qu'il en soit, ma mère ne voulait pas. Le danger trop grand l'effrayait.

 

En début d'après-midi cette frénésie s’apaisa, voulant signifier aux humains que la vie pouvait reprendre son cours. De gros flocons continuaient à tomber. Le ciel aux nuages brisés voulait répandre sa poussière sur le monde. Enfin, ils cessèrent. Mais la lande ne ressemblait plus à rien de ce que nous connaissions. Les sons nous parvenaient ouatés, comme si une main violente cherchait à les étouffer sous un oreiller géant. Le soleil se frayait difficilement un passage entre deux nuages. Les cristaux de glace, diamants pendant une seconde, accrochaient parfois un rayon.

 

***

Depuis des siècles, il existe un chemin qui traverse la lande et serpente des gorges de la Bourne jusqu'aux grands Goulets. Avant l'édification de la route, il assurait le passage des caravanes de mulets qui descendaient le charbon de bois en plaine. D'abord de taille étroite il s'élargissait ensuite. Il suffisait alors de le suivre jusqu'aux Pas des Voutes pour accéder enfin, après une montée plus raide et une succession de vires, au sommet du plateau. C'est là qu'à la saison Pierre et moi estivions les brebis. Superbes avec leur air stupide et doux elles paissaient en paix balançant leurs clarines. Un bélier également clariné, aux cornes tournées en spirale, veillait sur son cheptel. Parfois du parc un bêlement montait. Le soir venu, dedans la bergerie, une à une, avec le chien nous rentrions les ovines.

 

La métairie était sise le long de cette vieille route. Elle est aujourd'hui abandonnée. Mais au milieu du siècle dernier, mes parents, Pierre et moi l'occupions. Maman était alors institutrice à l'école du village.

 

***

Au moment de notre départ, l'après-midi tirant à sa fin, le ciel semblait apaisé. Nous disposions de peu de temps. Pour aller plus vite, nous avions chaussé les skis et emporté les raquettes. Maman nous attendrait à la maison. Nous partîmes à trois. Le froid ralentissait le passage du temps, nous laissant accroire que nous en disposions. La végétation, mélange de hêtraies-sapinière, de pins à crochets mêlés d'épicéas, joignait ses ombres au crépuscule blême à peine naissant. Parfois, un lièvre variable, pelage blanc si discret sur la neige, fuyait à notre approche. Le silence était seulement troublé par le chuintement léger de l'aigle royal dont la parade nuptiale en piqués et festons avait débuté dès le mois de décembre ; réveillé par un vent froid, l'ébrouement des arbres lâchait sur nous des paquets de neige dure et glacée.

 

Au loin, nous distinguions le ruisseau que l'on devinait impatient de recueillir encore et encore dans son ventre l'eau qui allait crever le rideau du ciel ; également l'amas de roches que nous pensions propice à quelque refuge animal. À l'abord, la nuit est venue brusquement, recouvrant la lande et la roche d'un voile paisible. Une fondue blanche nous cernait, dissolvant le relief. Brusquement, la neige se remit à tomber, doucement d'abord, puis, aiguillonnée par le vent, en volutes aveuglantes. Fichant les skis verticalement pour les repérer au retour nous avons chaussé les raquettes. Pierre et moi nous sommes engagés dans l'amas rocheux pendant que mon père le contournait pour l'aborder par l'autre versant. Nous avions souvent joué parmi ces rochers, en connaissant les moindres parcelles ; mais la neige accumulée avait considérablement modifié le relief. Habituellement, s'y mouvoir ne présentait pas de difficulté. Notre assurance d'enfants scella notre perte.

 

***

 

Je suis tombé à terre. Tombé. Sa main ! Pierre ! Papa ! Je tombe encore ma vie, une chute. Toujours en retrait, je fais semblant.

 

***

Encore un peu.

***

Hypothermie. J'ai depuis conservé les séquelles. Le visage surtout. Elles ne sont rien en regard de ta perte. La culpabilité aussi. J'ai mal. Toujours. Je t'entends. Moi, grelottant de froid, et maman suppliante : « Tu as retrouvé ton frère ? »

 

La douleur ? Une tromperie de l'âme. Oui, on peut vivre dans la peine comme dans un pays. Je sens encore ta présence et ta main. Si froide. J’entends toujours ton rire.

 

***

Je ne sais pas pourquoi,

***

 

Même le temps m'a volé ton visage d'enfant. Aussi ton sourire. Je me regarde, je te vois adulte, vis en double. Ni tout à fait toi, ni tout à fait moi Mon reflet et deux êtres. Moitié Pierre, moitié Jean. L'un jeune, l'autre vieux. Et chaque fois, mon cœur éclipse un battement. Le tien.

 

Une dérive Un glissement du temps ce miroir déformant. Enfermé dans nos reflets ; dans mon reflet. Aussi.

 

***

J'avais envie de parler de toi à quelqu'un.

***

 

Amputé. Infirme... Oui, ma peine a une odeur. Celle de ta mort. Toute la vie elle m'a poursuivi, a imprégné chaque minute de mon existence. Je ne veux plus jamais la sentir. Jamais.

 

Et mon soupir. Le dernier. J'ai posé la tête contre la vitre, longtemps, et senti peu à peu la chaleur me quitter.

 

***

Absence

***

 

Coule le temps

Présent,

Passé,

Encore un peu.

 

Je ne sais pas pourquoi,

J'avais envie de parler de toi à quelqu'un.

 

 

La neige est venue.

Blême, tu me regardes

Moi, jeune et vieux.

 

Adieu.

 

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Commentaires

Shanne
L'absence

 

Bonjour,

 

" L'absence est le plus grand des maux " Jean de la Fontaine.

Ces maux ne guérissent jamais, on vit avec mais dans certaines circonstances, cette blessure du corps s'ouvre de nouveau.

 

Là, l'orage et la tombée de la nuit sont propices à un bilan de vie, peut être la crise du milieu de vie...mais la disparition d'un frère, devant soi, est un poids sur les épaules. Comment ne pas se sentir coupable même si l'on est conscient de cette absurdité ?
Se confronter à l'impuissance en étant enfant est tragique.

Dans cette nouvelle, l'orage n'a pas seulement électrisé l'atmosphère mais aussi le corps et le mental. Il a fragilisé les défenses.

 

J'aime la construction de ce texte.
- l'immersion
- coule le temps
- présent
- passé
- encore un peu et adieu.

 

Adieu, mettre fin à cette souffrance mentale, paraît la seule solution, c'est vraiment tragique.

 

Merci à vous

micdec
Bonjour, Je suis impressionné

Bonjour,

Je suis impressionné !

Commenter des textes plus ou moins autobiographiques et "pleurnichards" (ou, à tout le moins, par trop intimistes et persos) m'ennuie toujours. Je n'aime que les oeuvres de fiction. Elles me semblent plus "clean", plus propres dans la tête.

Là, je suis, ai-je dit, impressionné par votre stupéfiant talent à "faire vivre" en quelques mots d'une simplicité de bon aloi paysages et ambiances.

Les brebis et leur mac le bélier, ben, c'est bien simple, j'ai cru me retrouver à Wald (cherchez pas, c'est paumé dans l'exotique de ma prime enfance).

Je crois même être un peu jaloux de cette pureté et netteté descriptive que vous maîtrisez (et je pèse mes mots, sans blague)

Comme manager de site internet, vous êtes discutable, c'est indubitable mais, comme écrivain, chapeau bas, Monsieur !

Chaque mot de vos beautés semble être avoir été choisi après en avoir écarté tant d'autres pour ne garder que celui -le mot- qui est juste.

Bravissimo !

Je ne me penche pas sur le fond, toute vie étant tissée de drames que l'on devrait garder secrets et bien au chaud de nos "pas grand-chose".

De votre texte, je ne conserverai que la forme et le fait qu'il m'ait réduit à "tout petit-petit-petit" dans la simplicité.

Tiens, je vais vous coller un p'tit coeur, pour m'avoir ébloui !

P.S : j'aime pas du tout le trucmuche poétique à la fin mais vous pouviez vous en douter :-)

N'embrassez pas les grenouilles

Alauda
Entre autres : "À force de

Entre autres :

"À force de vivre ce brouillon de vie avec son fantôme, cette vieille connaissance avec qui on partage, parent d'infortune qu'il essayait de faire revivre et parler pour lui poser la seule question dont il savait qu'il ne voulait ni ne pouvait entendre la réponse, il lui prit l'envie diffuse de se dissoudre.."

"La douleur ? Une tromperie de l'âme. Oui, on peut vivre dans la peine comme dans un pays. Je sens encore ta présence et ta main. Si froide. J’entends toujours ton rire."

"Mon reflet et deux êtres. Moitié Pierre, moitié Jean. L'un jeune, l'autre vieux. Et chaque fois, mon cœur éclipse un battement. Le tien."

J'ai lu ce texte en apnée, portant avec le narrateur le poids de l'absence et de la culpabilité.

Les mots puisent dans la douleur pour évoquer la mémoire de cet autre, ce si proche, perdu - par sa faute, selon lui - à jamais ancré en lui.

Mais les silences expriment la souffrance plus sûrement encore que les mots, à travers une écriture ciselée, délicate, comme pour ne pas trop peser sur ce qui est encore tellement à vif. Inconsolable.

Un seul mot pour moi : résonance.

Profondément touchée par ce très beau texte.

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Tinuviel1 (manquant)
Avis de publication

Publication : oui !

 

Un texte fort bien écrit, élégant et poétique.

J'ai particulièrement été sous le charme des parties descriptives, des tableaux que nous offre l'auteur quand il parle des paysages, de la nature, de la neige. Il a une façon d'en parler qui fait appel à tous les sens : vue, ouïe, toucher, odorat. C'est très évocateur, et j'ai vraiment été emportée là-bas, au point que j'ai fait des recherche pour retrouver cette "Bourne" et ces "Grands Goulets" en photo.

 

L'histoire en elle-même souffre - à mon goût seulement - d'un certain "trop peu". Je m'explique : l'auteur ne m'a pas donné suffisamment d'élémen§ts, ne s'est pas apesanti suffisamment sur les personnages et surtout sur le drame pour que je puisse y entrer vraiment. On sent la pudeur, et le désir d'en faire le moins possible pour ne pas verser dans le mélodrame, mais j'ai l'impression que la peur d'en faire trop l'a poussé à l'inverse. Du coup, si j'ai bien évidemment compris la perte du frère, je suis frustrée de ne pas avoir réllement compris comment et pourquoi, de ne pas avoir au moins un résumé du déroulé de l'histoire, comme s'il y avait un blanc. Maintenant, peut-être ce blanc est-il un fait exprès, pour symboliser les amnésies post-traumatiques qui font qu'on efface les détails d'un drame dans son esprit... je ne sais, mais moi ça m'a un peu/beaucoup manqué en tant que lectrice pour entrer en résonance avec ce qu'a vécu le narrateur, pour me l'approprier.

 

Je suis par contre très enthousiaste concernant l'écriture, qui est vraiment très belle, douce et forte comme la nature et la vie simple qu'elle décrit, poétique à souhait. Je ne saurais en reprendre des passages, ils sont tous du même acabit ou presque.

Beaucoup aimé ceci également : "le mensonge n'est qu'un rêve pris en flagrant délit"

 

Particulièrement aimé aussi l'idée de ces phrases reprises à la fin, cette litanie poétique éparpillée qui émaille le texte et puis vient se poser et se reconstituer sur la fin.

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