
C’est la rencontre improbable d’une dame si distinguée, si élégante et majestueuse, et d’un petit monsieur rondouillard, futé, pétillant de malice. Ce sont des choses qui arrivent, parfois, dans la vie.
Le petit malin écarquillait ses yeux, les oreilles aux aguets, attendait que la belle daigne abaisser ses magnifiques yeux bordés de longs cils vers son insignifiante personne…
— Oh, pardon cher monsieur, je regardais trop loin et ne vous voyais point.
— Oh, ce n’est rien chère madame… le plaisir est pour moi… mais que vous êtes belle… que vous êtes élégante avec de si longues jambes… un si long cou… et votre regard envoûtant…
— Monsieur… merci… vous n’êtes pas mal non plus… vos yeux si vifs… votre fière moustache… et vos belles oreilles…
— Oui, merci, voyez-vous, je n’avais jamais rencontré quelqu’un à l’allure aussi fière. Comment cela est-ce possible ?
— Et bien, au moment de la création, j’ai souhaité avoir une vue d’ensemble sur le monde. Je voulais voir tant de choses… Alors, le créateur m’a allongé les jambes et le cou autant que possible.
— Ah oui, que suis-je bête ! Je l’avais oublié. C’était le temps de la démocratie… Pour moi, j’ai souhaité entendre le plus possible, d’où mes longues oreilles… mais alors, racontez-moi, qu’avez-vous vu depuis tout ce temps ?
La dame prit un air grave, et un peu de buée perla sous ses longs cils.
— J’ai vu le monde des hommes sur toute la planète.
— Oui, et alors ? s’empressa le petit monsieur.
— J’ai vu des guerres partout. De la haine et de l’égoïsme. Des gens qui avaient faim, pendant que d’autres avaient trop à n’en savoir que faire. J’ai vu le regard du chien qu’on abandonne et qui ne comprend pas.
J’ai vu les larmes de l’enfant maltraité. J’ai vu le sang du taureau qui ne peut s’échapper et la foule qui hurle de plaisir…
— Non, non, madame, assez… vous n’avez vu que le mal sur cette terre ?
— Non, vous avez raison. J’ai vu aussi de si belles choses !
J’ai vu des incendies de gloire quand le soleil se couche, et des petits matins sublimes de tendresse et d’espoir !
J’ai vu les yeux de la mère dont l’enfant est de retour à la vie !
J’ai vu le bonheur fou des oiseaux au printemps !
J’ai vu l’amour dans les yeux de celui qui donne et celui qui reçoit !
— Mais alors, chère madame, pourquoi tant de tristesse et de désespoir ?...
— Parce que le mal a détruit tout ce qui était beau. C’est comme une merveilleuse peinture qu’on aurait déchiquetée pour un plaisir sadique. Mes yeux en sont restés salis à jamais.
— Vous êtes restée blessée et pessimiste. Quel dommage !... Quant à moi, voyez-vous, j’ai pris une très bonne habitude : je me faufile dans ce monde avec une oreille dressée, et l’autre un peu baissée.
Avec la première j’entends les rires des enfants. Les paroles qui redonnent l’espoir avec la vie. La folle joie des oiseaux. Le chant des grillons les soirs d’été. Le glouglou d’une source dans la fraîcheur d’un sous-bois… Quant aux choses qui font trop mal, je les écoute avec l’autre oreille, celle qui baisse un peu le son. Ce n’est pas un manque d’empathie, non, mais de la prévoyance pour ne pas perdre pied. Pour garder cette résistance avec l’envie de vivre. Vous allez peut-être penser que je suis un tricheur. Mais c’est pour la bonne cause. Il faut se battre, madame. Ne jamais rien lâcher, même quand tout semble perdu. Et d’ailleurs, qui vous prouve que tout est irrémédiablement perdu ? Abaissez vos beaux yeux. Regardez à vos pieds l’entêtement des fourmis. Elles survivront à nous tous…
— Merci mon bon ami pour votre courage. C’est vrai, j’ai souvent la tête près des nuages… j’ai une vue d’ensemble et j’oublie les détails. Vous êtes plein de bon sens, c’est ce qui manque dans le monde des hommes…
— Ah non, vous n’allez pas recommencer !...
— Ah oui, pardon. Si je rencontre le Créateur, je lui demanderai de réduire un peu mes jambes et mon cou…
— Oh non chère madame, n’en faites rien, vous êtes si belle comme çà......



Commentaires
« une oreille dressée pour mieux entendre ce qui fait du bien et une qui "baisse le son » : merci de m'indiquer comment faire.
C'est décidé j'opte pour la philosophie du lièvre : une oreille dressée pour mieux entendre ce qui fait du bien et une qui "baisse le son" pour les mauvaises choses. Drôlement pratique, mais le réglage est un peu compliqué.
Toi qui es en bons termes avec Dieu, faudra lui en parler...mais entendra-t-il de la bonne oreille? Vu son grand âge il doit être complètement sourd ; ça expliquerait beaucoup de choses.
Belle idée d'avoir organisé cette rencontre girafe-lièvre ! Deux philosophes.