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Version audio (musique et texte lu par Plume Bernache) : ICI

 

Fanfare, tambourins et castagnettes dans Séville en liesse. On chante, on danse, on rit, on s’esclaffe, on palabre fort.
 
— Pourquoi cette agitation, ce va-et-vient incessant qui percent le silence de ma geôle ? Reclus ici, désespérément seul, enfermé comme un criminel dans ce sombre et austère réduit. Où suis-je ? Je deviens fou, m’agace et m’épuise à gratter un sol qui n’en est pas un. De quel méfait répréhensible suis-je donc accusé ? Vouloir vivre, galoper dans les herbes folles et le parfum de la liberté, est-ce un crime ? Je suffoque ici. Je me sens démuni, trahi et j’ai peur tout à coup. Va-t-on enfin ouvrir cette porte qui peine à me gratifier du moindre filet de lumière ?

La lumière enfin, l’éclat brutal, mais rassurant du jour ; le soleil immensément d’or et de braise, le sable chaud et si doux. Sous ma robe de velours noir, je sens renaître mon corps et toute ma belle énergie. Un peu rasséréné, plein surtout d’une naïve innocence, je regarde autour de moi, m’interroge sur le rang de barrières, scrute les gradins emplis de gens remuants, exaltés et survoltés : la fièvre d’une ville dans un tourbillon de couleurs, de froissements, d’éventails et de clameurs. Une manière peut-être de me fêter et de saluer ma vigueur et ma noble prestance ?

...? Quelque chose semble plutôt se préparer derrière la lourde porte.   

Un tonnerre d’applaudissements et de vivats salue l’entrée d’un homme dont l’habit m’éblouirait presque ! Fier et grave, un peu hautain, il s’avance, taquine le sable du bout de ses ballerines. Dans sa main un morceau d’étoffe rouge qu’il agite doucement. Croit-il vraiment m’intimider avec son joujou ridicule ? Prends garde hombre. Peut-être ne le sais-tu pas, mais le rouge me rend nerveux !

Un moment nous restons là à nous observer, nous jauger. Un face-à-face solennel, majestueux, un brin… guindé ! L’homme continue d’agiter son chiffon avec arrogance. C’en est trop ! Brusquement, farouche et décidé, je m’élance tête basse et cornes en avant, mais mon adversaire agile et sûr de lui s’efface d’un pas avec calme et élégance. Je réitère ; une fois, deux fois, trois… chaque passe, un incompréhensible tour de passe-passe pour moi, un pas de danse pour lui. Je m’impatiente, peste, tempête, fulmine, souffle, gratte du sabot le sable doré qui s’égrène dans la lumière et éclabousse le ciel !

Je m’élance encore et encore, plus agressif, plus belliqueux, balance la tête, donne des cornes à droite, à gauche, à gauche, à droite. Rien ! Le héros de la fête reste ferme sur ses pieds, solide et présomptueux. Sa cape, toujours, se déroule avec élégance, claque, dessine volutes et arabesques écarlates. Nos corps bougent et s’enchevêtrent dans une danse effrénée au rythme endiablé. Des affrontements périlleux qui s’enchaînent et arrachent à la foule un déchaînement de cris passionnés et admiratifs. Dans les gradins on hurle, on se lève, on trépigne et tambourine et de toutes parts jaillissent et fusent des olés et bravos enthousiastes et démentiels.

Nouvelle salve d’ovations et de bravos. Que se passe-t-il ? Qui sont ces « acrobates » qui pénètrent dans l’arène ? D’où sortent-ils avec « leurs costumes de papier » ? Que nous veulent-ils ? Dites, vous ne voyez donc pas que vous dérangez ? Laissez-moi en découdre et en finir avec « ce pantin, ce minus », laissez-moi l’attraper et « le faire tourner comme un soleil ». Mais de tous côtés maintenant on m’assaille, me harcèle. Des cavaliers me malmènent avec leurs piques.

À ce jeu-là, je sens que mes forces s’amenuisent. La sueur mouille mon corps d’ébène, écume et larmes mêlées brouillent ma vue. J’ai peur. Pourquoi tant de haine ? Pourquoi tant de mépris et de cruauté ? Suis-je donc une bête si mauvaise que l’on veuille à tout prix ma mort ? Je souhaitais seulement vivre, courir sous le soleil aride de Provence, galoper dans les prairies de Camargue où chantent les couleurs, dansent mille et mille parfums, mille et mille saveurs… Comment échapper à l’hystérie de tout un peuple en folie, avide de sang et de barbarie ?

Un déchirement douloureux soudain me lacère au niveau du garrot : deux méchants dards ornés de bandes multicolores ! Un filet de sang jaillit. Ma robe toute maculée de rouge. Ma respiration se fait haletante, je titube, mes muscles s’enraidissent, mes pas sont moins assurés, mon galop plus lourd ; éperdu, je trébuche, me redresse, trébuche encore ; m’affaisse dans un nuage de poussière ; la mort, je le sens, me rattrape. Volée ma vie, crucifiée mon innocence ! J’aurais tant voulu l’avoir pourtant cette « danseuse ridicule »…

Au prix d’efforts désespérés je m’oblige à me redresser, rester debout noble et digne face à mes tortionnaires dans l’attente du coup de grâce et sous les olés tronitruants et exacerbés de la foule, mais… vaincu, agonisant dans une mer de sang je m’écroule, à genoux, comme pour une dernière et douloureuse supplique. Adieu fier taureau de Camargue.

 

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Commentaires

Garance
En effet on en reste sans

En effet on en reste sans voix mais toujours très révoltés par ces pratiques barbares...

Lamartine disait " On n'a pas deux cœurs, un pour les humains et un autre pour les animaux.

On a un cœur ou on n'en a pas."

 

C'est à désespérer de l'être humain...

Manuella
Portrait de Manuella
On en reste sans voix ! Un

On en reste sans voix ! Un texte qui transporte, une écriture douce mais qui évoque toute la violence du combat perdu d'avance.

Unjustice gratuite et affreuse si bien dite : ...Comment échapper à l'hystérie de tout un peuple en folie, avide de sang et de barbarie.

 

merci pour ce texte magnifique.

enlightened

luluberlu
Portrait de luluberlu
Elle a mis le fer au feu et,

Elle a mis le fer au feu et, « fer y a » ! un extrait du mail d’Olala :

 

« une fois les recherches sur la tauromachie à peu près abouties (pas forcément comprises !!)  une fois l’inspiration au bout de la plume et la musique écoutée 20 fois ou plus, l’écriture, en tout cas le choix des mots et tournures de phrases, la recherche de synonymes… devient presque un jeu ! C’est davantage le temps passé à trouver une  cohérence et une harmonie les plus proches possibles du thème musical qui mérite ce commentaire. »

 

Effectivement, un jeu… Il me semble l’avoir plusieurs fois évoqué… Je sais, nul n’est prophète…

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