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Le gras du ciel, atone, où nul nuage ne s’endort, libère peu à peu ses flocons qui fondent au contact du sol détrempé. Le vent n’est plus seulement une caresse. La maison et les araignées pendues aux aisselles des poutres craignent les courants d’air ; il faut fermer la porte. Par delà la combe enneigée, un chien hurle à la mort.

Il est seul. Des visages, constructions purement imaginaires, apparaissent parfois ; quelques demoiselles, trop frêles pour vivre dans cette région venteuse au climat capricieux, sont bien venues butiner. Opportune, sa mémoire lui donne l’illusion du réel.  Penché sur sa feuille, parfois il lève les yeux, se dit que les souvenirs portent une empreinte plus profonde que le vécu.

À travers la vitre, il observe une mésange qu’ébouriffe la brise. L’eau du ruisseau qui borde le jardin, masquée par les hautes herbes ployées, immobile, ne paraît plus savoir dans quel sens elle doit couler. Et tout autour, le silence, indécent ; un calme singulier. Il sait que les heures les plus précieuses de l’existence sont rarement bruyantes. Seul le tic tac apaisant de la vieille horloge qui croque le silence lui intime de ne plus bouger. Berçé par le feu qui crépite, dont la lueur mouvante séduit et marie les formes en laissant deviner les contours changeants de ce qui l’entoure, une pensée fuligineuse s’estompe : « Où va le blanc quand la neige fond ? ». Il y a aussi cette quiétude, ce penchant au sommeil. Une douce somnolence le saisit.   À l’éveil, le soir tombe ; il se frotte les yeux avec le sentiment d’avoir perdu le sens des couleurs ; pourtant, le soleil couchant trace sur la surface blanche des sillons iridescents, roses et bleus, nacrés.

En ces contrées, quand il neige, on dit que le ciel rêve, et les choses tues entrent plus facilement dans le cœur ; nous les confions au silence et elles existent comme autant de mondes. La neige, qui oppose ses obstacles à ce qui circule à la surface de la Terre, a désormais recouvert le paysage du grand silence blanc qui la parcourt. Il se lève, enfourne deux bûches dans la cheminée, les assomme à coup de tisonnier. Immobile, devant le feu, il tente longuement de se remémorer cette curieuse interrogation dont seul le début lui revient et l’assaille : « Où va le blanc… ? ».

Il a chaud tout à coup, entrouvre la fenêtre. Dehors, un froid de plus en plus vif a anéanti toute vie. Sous le brouillard qui épouse maintenant la couche immaculée quelques arbres torturés par la brise gémissent ; comme un cri sous la glace, des craquements fissurent le silence. Les derniers flocons, désordonnés, ne savent où se poser. La brume enveloppe un froissement suivi d’un cri perçant. Un oiseau massif, fantôme cendré, vient de s’envoler pesamment et disparaît dans le brouillard ; le paysage tout entier semble se replier autour de la maison. Le calme revenu, une inquiétude sourd du ruissellement diffus de l’eau. Frémissant, il referme hâtivement et revient d’un pas somnambule s’asseoir devant la feuille ; seule son ombre recouvre le papier d’un voile translucide. Atone, il la contemple gravement, s’abat sur le pupitre la tête affaissée sur les mains. La neige lui apparaît comme une immense page blanche.

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Commentaires

plume bernache
Sylvain Tesson : Où va le blanc? (extrait de son livre "Blanc")

 

Quel était le pouvoir de cette substantivation éphémère de l’eau ? Pourquoi cette métamorphose de l’ordre même ? La nature aime à se cacher, avait murmuré Héraclite. Pourquoi ce sentiment d’une purification de la structure par le dépôt d’un voile ? C’était dans ce mystère que nous avancions. Le Blanc unifiait le monde, désagrégeait le moi, anesthésiait l’angoisse, augmentait l’espace, évanouissait les heures. L’élément s’agrégeait à lui-même et dissolvait toute forme dans l’éclat implacable ; L’intussusception désigne en biologie le principe d’élargissement d’un ensemble par absorption de corps extérieur.

Ainsi le Blanc : sac et matrice. Totalité et grand oubli.

olala
Maintenant il sait

Et oui, te revoilà ! J'ai bien cru pourtant un moment avoir rêvé et imaginé ton texte !! Ouf ! Un peu rassurée donc quant à l'état de ma santé mentale. wink

Il eut été dommage en vrai de nous priver de ce beau texte. Riche comme toujours en images et métaphores subtiles : les araignées aux aisselles des poutres ( Halloween ? à moins qu'un petit clin d'oeil à Del Amo ? !! ) - le tictac de l'horloge qui croque le temps et lui intime de ne plus bouger - les bûches qu'on assomme à coup de tisonnier - les craquements qui fissurent le silence...

Riche, mais un peu sombre aussi. Comme souvent. Ici, le sujet traité peut l'expliquer puisque : l'angoisse de la page blanche. Un troisième paragraphe entre autre en parfaite correspondance avec cette "empêcheuse de tourner en rond".

Bien aimé aussi : - Le soleil couchant trace sur la surface blanche des sillons iridescents,roses et bleus, nacrés.

                         - On dit que le ciel rêve et les choses tues entrent plus facilement dans le coeur.

                         - Les souvenirs portent une empreinte plus profonde que le vécu.

                         - Les heures les plus précieuses de l'existence sont rarement bruyantes.

plume bernache
Ah le revoilà...

I

Ah, revoilà les araignées aux aisselles des poutres ! ( j’ai les mêmes à la maison )

« la vieille horloge qui croque le silence » m’a tapé dans l’œil .

« l’eau du ruisseau  immobile ne paraît plus savoir dans quel sens couler »( elle réfléchit ? )

Et j’aime particulièrement :

« Quand il neige on dit que le ciel rêve, et les choses tues entrent plus facilement dans le cœur »

Le choix des mots instille l’angoisse  dans le dernier paragraphe : anéantit / torturé/ gémissent/ un cri sous la glace / un oiseau massif fantôme cendré disparaît dans le brouillard  (je l’entends chuinter hou hou hou hou !) une inquiétude…

Angoisse métaphysique…de la page blanche ?

 

 

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