Accueil

Les règles : ICI

 

Depuis dix minutes, le pénitent, jacassant de tout son dentier, déversait sa litanie dans les oreilles du prêtre ; le petit volet ajouré derrière lequel il se tenait peinait à en filtrer le flot. Et toujours la même rengaine. Les gens n’attendaient qu’une chose : que vous leur renvoyiez l’image de ce qu’ils veulent que vous voyiez ; l’habit doit faire le moine, et peu importe ce qui se cache sous la robe.

plume bernache : ma phrase inspirée du n°29 de l'expo au chapitre : « Vanité tout nest que vanité ».

 

Et peu importe également que le confesseur fasse la sourde oreille.

La sourde oreille, c’était justement le cas du père Igor. Son oreille gauche était sourde et la droite ne valait guère mieux. C’était de naissance. Vu la pénurie de prêtres, l’évêché pratiquait la mutualisation des compétences. D’office le père Igor avait été affecté au service itinérant des confessions.

 À quoi bon s’astreindre à écouter la  rengaine  des péchés puisque quoi que puisse entendre l’officiant, sa mission se résumait à une prescription expiatoire de prières standard. Juste pour la deuxième moitié du pardon en quelque sorte vu que « Faute avouée est à demi pardonnée ».

Le dévoué confesseur sillonnait le diocèse dans sa bondissante deux- chevaux, s’arrêtant à horaire fixe dans chaque lieu de culte et à l’occasion, chez l’habitant. Il suffisait comme pour « blablacar », de commander par téléphone ou internet. Vivre avec son temps.

 

Comme il n’allait pas atteler un confessionnal derrière sa voiture, il disposait d’un petit accessoire fabriqué par un vieil artisan ébéniste de son village. Une sorte de masque fait de branches d’arbres joliment entrelacées que le pénitent maintenait à deux mains devant son visage. Objet d’aspect un peu primitif procurant un semblant d’ intimité. En outre, diffusant ses fragrances résineuses et balsamiques, il conférait à cette cérémonie minuscule un côté rituel voire mystique. Religieux assurément.

 

Igor était un modeste. « Qui suis-je moi pour juger mon semblable ?» pensait-il, à l’instar du pape François. Pauvre pêcheur moi-même, je ne me prends pas pour Dieu et ne me sens pas de légitimité pour évaluer le poids des péchés de mes frères. Sa prescription était minimale et immuable : « un pater et un ave » Si nécessaire le solde serait réclamé par le grand Saint-Pierre le jour du jugement dernier.

 

La légèreté de ses pénitences lui fit une publicité bien au-delà du diocèse.  Lili était une de ses vieilles fidèles. Depuis ses lointaines années d’école, elle avait gardé l’habitude de faire des stocks pénitenciers. Ce n’étaient plus des lignes de punition qu’elle engrangeait mais des pater et des ave qu’elle égrenait plus ou moins mentalement à chaque moment de vacuité. Libre ensuite de  fauter  tout son soûl quand l’occasion se présentait. Elle avait payé d’avance.

 

 

Garance

 

Et elle ne s’en privait pas.

Folle avoine dans son champ, elle accueillait parfois de majestueux bourdons qui voletaient dans les parages.

 

Elle était jolie Lili.

Elle avait gardé sa beauté d’adolescente comme si le temps n’avait fait que passer sans laisser de traces.

Fine, la peau dorée par un soleil bienveillant, de magnifiques yeux verts d’une profondeur et parfois d’un sérieux qui laissaient interrogatifs les gens qui la croisaient.

Le tout couronné d’une vaporeuse chevelure bouclée.

 

Personne ne savait vraiment d’où elle venait.

 

Les femmes du village tenaient leurs maris en laisse.

Ce n’est pas qu’elles ne leurs faisaient pas confiance, mais vous savez bien, l’homme est faible.

 

Le père Igor qui n’était pas né de la dernière pluie en avait vu d’autres et ces agitations paroissiales l’amusaient bien qu’il n’en laisse rien paraître.

Ainsi, à confesse, certaines de ses ouailles lui confiaient avoir, pour les hommes, des pensées impures (lorsqu’ils consentaient, poussés par leurs tendres épouses, à sortir de l’unique bistrot du village situé en face de l’église comme il se doit) et vengeresses pour les femmes (pardonnez-moi mon père mais c’est plus fort que moi).

 

Lili pour sa part ignorait ces remous et lorsque son stock de Pater et d’Ave s’amenuisait, elle reprenait le chemin de la confession.

Là, derrière le rideau tressé et odorant, elle obtenait le sésame bienfaisant pour reconstituer la nappe phréatique de son absolution, ignorant superbement les regards suspicieux cachés derrière les volets entrebâillés.

 

Et pourtant, s’ils savaient…

 

Luluberlu

 

La lumière montre l'ombre, et la vérité le mystère.

 

Plume bernache

 

Les regards acérés voyaient clair à travers les interstices des volets. Investis d’une mission de moralité villageoise. Faire la lumière pour écarter l’ombre maléfique du péché. Car celui-ci se partage et se propage tel un virus diabolique ; et là, pas de vaccin.

Les langues allaient bon train « La Lili, on la voit chaque soir sortir de chez le menuisier avec des ripes de bois plein les bouclettes… » révélait une source bien informée « Et les sandales poudrées de sciure, oui madame ! C’est la Vérité » renchérissait la voisine. Une troisième ajoutait gravement « Oui, et elle sort juste avant l’heure de l’Angélus ». Cultiver le mystère. Surtout s’il n’y en a pas. Suivaient des supputations échangées avec délectation comme des petits fours, le petit doigt levé sur l’anse de la tasse de thé. C’était leur passe-temps favori. Adeptes confirmées du « Théorème de la Voisine »* :

« Rien ne se perd

Rien de secret

Tout se transforme »

Lili, elle, n’en avait que faire. Le secret, c’était pas son truc. Les ragots, ça la faisait rire. Quant à la morale, depuis longtemps elle avait la sienne. Pour le reste, elle s’arrangeait avec sa conscience et avec la bénédiction du Père Igor très compréhensif. Ne lui avait-il pas lui-même appris cette maxime tirée de l’Écclésiaste ?

« Ne plus sapiam quam necesse » : « Ne sois pas plus sage que nécessaire ». Recommandation qui n’était pas tombée dans l’oreille d’une sourde.

 Aucun état d’âme. Houla, la vie est trop courte pour se la gâcher. D’ailleurs elle nous est offerte alors que nous n’avons rien demandé. Cadeau ! Un cadeau ne se refuse pas. Et nous nous devons de l’honorer à sa juste valeur et dans son entièreté. Sinon c’est une offense pour le Créateur. Simple règle de savoir-vivre. Alors bouder des plaisirs afférents à l’existence serait pécher, non ?

En ce qui concerne le passage quotidien à l’atelier de Marcel le menuisier, les commères étaient loin de se douter de ce qui s’y passait… Elles se contentaient d’y projeter leurs propres fantasmes. Genre téléréalité version 3D ou même 4. D’autant plus que le Marcel était bel homme et que  sa femme avait filé depuis belle lurette avec le fils du bistroquet.

Quant à l’énigme de ces visites assidues, elle sera dévoilée le jour de la Saint-Martin, mais chut, c’est un secret !

 

 

1*Théorème de Lavoisier (1743-1794) : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » Théorème repris et légèrement modifié par Michel C. (qui souhaite conserver l’anonymat)

2* « Ne sois pas plus sage que nécessaire » extrait de L’Écclésiaste, repris par Michel Montaigne qui l’a fait graver sur une des poutres de sa bibliothèque. Injonction que je vous conseille d’appliquer sans état d’âme !

 

Garance

 

Dans le village, l’été s’étirait comme un chat alangui.

 

Il flottait dans l’air comme un parfum de fruits mûrs.

 

Les pêches tardives, encore suspendues à leurs branches, gorgées de soleil et de sucre, étaient prêtes à donner le meilleur d’elles-mêmes.

Dans les vignes, les feuilles roussissaient et les raisins dorés à souhait, constellés de taches de rousseur comme les joues gonflées d’enfants malicieux, semblaient crier : c’est le moment, c’est maintenant !

 

Bref, les vendanges s’annonçaient et avec elles, la rentrée des classes approchait à grands pas.

 

Les enfants le savaient, le sentaient.

Il fallait absolument profiter au maximum de ces derniers jours de liberté !

« Ce goût dans la bouche, c’est celui des mûres quand s’annonçaient les journées les plus courtes… »*

Et ils rentraient chez eux, en fin de journée, les vêtements déchirés, tachés, les jambes et les bras griffés…

 

Leurs mères n’avaient plus le temps de glousser ni de cancaner si ce n’est de se lamenter de l’état de leurs chérubins et les morigéner.

 

Le père Igor, toujours au volant de sa deux-chevaux, parcourait la contrée pour y apporter sa bienveillance toujours renouvelée.

 

Lili abondait régulièrement son stock de pénitences et chaque jour qui passait l’émerveillait.

 

« Pour être heureux, il faut éliminer deux choses : la peur d’un mal futur et le souvenir d’un mal passé » disaient de concert Sénèque et Lili.

 

Et ainsi passait le temps dans ce village comme il y en a tant.

 

Pipistrelle, le facteur du village supportait mal cette chaleur écrasante de fin d’été.

Les gens, compréhensifs, lui offraient généreusement de frais réconforts anisés qui l’aidaient à terminer, ou pas, sa tournée, et, juché sur son vélo il avait parfois du mal à respecter la droite ligne de la route…

On le voyait dévaler les chemins, chemise au vent comme les ailes déployées de ces souris dites chauves.

 

Un jour, beau ou pas, Pipistrelle, suant à grosses gouttes, le visage rouge et luisant comme les pommes du verger du père Appelle, zigzagant à tomber de son vélo et vociférant des borborygmes incompréhensibles, surgit sur la place du village à une vitesse telle que même en  freinant à mort, il atterrit directement dans l’église et s’affala de tout son long aux pieds du père Igor.

 

« Pon mère, Pon mère, non, je veux dire dit-il de sa voix anisée, mon père, j’ai une lettre pour vous.

Elle vient du binistre de la grange !!! Non, du ministre de l’étrange !!! Non…

 

Le père Igor prit la précieuse missive, l’examina sous toutes ses coutures et alla s’isoler dans la sacristie…

 

 

*  « Ce goût dans la bouche… courtes », extrait de « Encres violettes » de Pierre Gonthier

Luluberlu

Elle le sait Lili : rien n’est meilleur que la sensation d’une main sur son corps. Surtout la main d’un autre quand elle semble avoir toujours été là. Non pas la main qui possède, la main qui prend, mais la main qui t’effleure dans tes rêves, la main de la toute première fois… Parfois, je ne sais plus. Je ne sais plus si c’est un être que j’aime ou si c’est la vie. Et ce goût dans la bouche… Alors, l’habit, le moine, les fragrances résineuses ou balsamiques, les « pater », les « ave », les stocks pénitenciers, la moralité villageoise… « Avant de conquérir d’autres mondes, cherchons un miroir », se disait-elle. Pas d’esprit vengeur, juste les ripes de bois dans ses bouclettes avec l’ange élu, Théo ; son voisin. Et les adeptes du « théorème de la voisine » de supputer : « Théo aime sa voisine ». Et elle de susurrer : « Ne plus sapiam quam necesse ». En y pensant, elle s’étire comme un chat alangui et se demande si les étoiles brillent pour que chacun, un jour, puisse trouver la sienne.

 

Plume bernache

Songeur, le père Igor était entré dans la sacristie en examinant l’enveloppe bistre avec perplexité. Mazette, Ministère de l’Étr… ange, c’est quoi encore ? La pièce étant aveugle, on n’y voyait pas plus clair que chez le loup. Il actionna l’interrupteur de faïence qui grinça des dents. Une ampoule nue bégaya sa piètre lueur. Sapristi ! Il y avait quelqu’un dans la sacristie ! Qui le fixait droit dans les yeux et qui lui ressemblait comme un frère.

Pipistrelle l’avait accompagné, curieux de voir sa réaction à la lecture de la missive. Lorsqu’il pénétra à son tour dans le réduit, Tabernacle !* Là, un autre facteur le fixait obliquement. Par force, car affligé d’un strabisme divergent, exactement comme lui.

Deux curés, deux facteurs ! Miracle ! La multiplication des pains, des poissons, d’accord. Routine. Mais les curés et les facteurs : grande première ! Va falloir rajouter des pages à la Bible.

Toujours avenant, le bon Père s’avança vers son double, les deux mains ouvertes devant lui. Bing, Cling, clang ! Ouille ! Fracas de verre cassé. Éclats d’ecclésiastique mêlés  à particules de préposé des PTT. Et, debout au milieu du désastre, deux hommes sidérés – à peine égratignés – contemplant leurs fragments de silhouette reflétés au sol dans les brisures d’un miroir. Dispersés “façon puzzle”. En pagaille. Ou si on préfère, kaléidoscope humain.

Dans un éclair de mémoire, revinrent à Igor les mots de Monseigneur l’Évêque lors de son sermon de Confirmation :

 

“Avant de juger votre prochain, regardez-vous dans un miroir.

   Explorez vos propres abîmes,

   vos labyrinthes de couloirs obscurs,

   vos portes secrètes…”*

 

Cette phrase avait soulevé des interrogations. Dans la soirée, le prêtre en avait discuté avec quelques paroissiens friands de dialectique : Lili, Théo et Marcel  le menuisier. Pour concrétiser les paroles épiscopales, avait alors germé l’idée de fixer un miroir dans le confessionnal. Circuit court. On hésitait. L’installerait-on dans la cellule obscure du confesseur ? Ou de part et d’autre, dans celles des pénitents agenouillés ? Où serait-ce le plus utile ?

Théo qui ne manquait pas de malice pencha pour la deuxième option, suggérant que les pénitentes en profiteraient pour repasser une couche de rouge à lèvres en attendant le glissement du petit volet de bois.

Lili avait haussé les épaules et modulé son “N’importe quoi !”

Le plus sérieusement du monde, du moins il essaya, Marcel avait argué que le prêtre aurait grand besoin d’examiner les tréfonds de sa propre âme avant de s’occuper de celle de ses paroissiens.

Le Père Igor qui n’avait pas la langue dans sa poche de soutane, et qui connaissait ses ouailles comme s’il les avait créées,  gronda :

— Prenez garde pauvres pécheurs : Oui je suis sourd comme un “toupi”, j’y vois comme une taupe, mais je comprends tout ! Et n’oubliez pas : Dieu vous regarde. Il vous attend.

 

Marcel, chargé techniquement de l’opération “Reflets de l’âme” avait entreposé la glace dans la sacristie la veille en venant comme chaque soir sonner l’angélus – son atelier jouxtait le presbytère. Il avait juste omis d’avertir le curé de la livraison.

 

Pour l’heure la question de l’installation ne se posait plus. À peine livré, miroir cassé. À dégager d’urgence.

Accourue sur les lieux de l’accident, Lili, douée d’un sens pratique à toute épreuve eut une idée lumineuse :

— Et si avec tous les morceaux on faisait un miroir aux alouettes ?

Puis avisant cette grande enveloppe un peu froissée marquée de quelques gouttelettes de sang, elle avait plongé au milieu du désastre pour la sauver du naufrage. Elle s’en saisit et lut Mi-nis-tè-re de-l’ être – Ange avec une grimace d’incompréhension. La confia à son destinataire.

 

Que pouvait-il bien y avoir dans cet étrange courrier ?

 

 

* “Tabernacle” : un juron emprunté à Laverdure son cousin québécois

*  «  l’homme est parti à la découverte d’autres mondes d’autres civilisations sans avoir entièrement exploré ses propres abîmes son labyrinthe de couloirs obscurs et de chambres secrètes, sans avoir percé le mystère des portes qu’il a lui-même condamnées (Solaris de Stanislas Lem)

concept repris par le pape François dans la ‘Méditation matinale du 20 juin 2016 : Devant le miroir’

 

Garance

 

 

À la vue de l’enveloppe bistre, Lili pâlit et sentit un courant d’air glacé descendre le long de sa colonne vertébrale.

Elle leva les yeux et son regard croisa celui du père Igor.

Ce dernier resta calme et lui fit signe  de garder son sang-froid.

 

Il s’empara de cette enveloppe et comme mû par une force irrésistible, il prit ses jambes à son cou et quitta la sacristie non sans avoir demandé à Marcel le menuisier de le suivre.

 

Ils sautèrent dans la deux-chevaux qui attendait sagement devant l’église.

Igor démarra en trombe et le vieux moteur, surpris dans son sommeil, émit un bruit étrange de ferraille grippée.

 

À la sortie du village, il s’engouffra dans un chemin creux qui les conduisit à une grande bastide d’un charme fou dont on devinait qu’elle avait abrité plusieurs générations d’une même famille.

 

À peine arrivés, ils virent Paponi, le maire du village, sortir précipitamment de la maison, faisant grand bruit après avoir claqué la porte.

Ils jaillirent de la deux-chevaux et coururent vers le maire.

Paponi, de son côté, tenait dans la main une enveloppe semblable à celle du père Igor.

 

  • Toi aussi tu l’as reçue ? dit-il au père Igor.

 

Tous trois s’assirent autour de la table en pierre, ancienne meule à grains installée sous le grand et majestueux tilleul.

Ils ouvrirent leurs enveloppes :

 

Ministère des Affaires étrangères.

 

Messieurs,

Nous avons l’honneur de vous informer que vos demandes conjointes d’asile politique puis de Nationalité française ont été accordées au bénéfice de Madame V.M. et de sa famille.

 

Cette décision fera l’objet d’une cérémonie officielle à la Préfecture le 20 novembre prochain.

Cérémonie à laquelle vous êtes cordialement invités.

Nous reprendrons prochainement contact avec vous pour l’organisation de cette journée.

 

Dans cette attente, veuillez agréer, Monsieur le Maire et Monsieur l’Abbé, l’expression de nos respectueuses salutations.

 

Pour le Ministre des Affaires étrangères,

 

Signature

 

 

Igor, Paponi et Marcel, émus aux larmes, se regardaient.

Ils ne pouvaient plus parler, ils ne pouvaient plus respirer, ils se regardaient, tétanisés.

 

Et puis, soudain, la joie éclata.

 

C’est ainsi que pris d’une folie soudaine, ils se mirent à danser autour de la table en chantant à tue-tête.

 

Pipistrelle, dont le coup de pédale n’avait d’égal que la curiosité, avait sauté sur son vélo en voyant Igor et Marcel partir en courant.

Arrivé à proximité de la maison du maire, ce qu’il vit le stupéfia.

Le père Igor, dont la soutane volait, dansait en tenant par la main Piponi et Marcel.

Tous trois chantaient une chanson que la mère de Brassens lui aurait interdit de produire ici !!!

 

Reprenant ses esprits, il enfourcha son vélo en criant à qui voulait l’entendre : «  Dieu du ciel, protégez-nous, ils sont devenus fous…’

 

Plume bernache

 

À Saint Martin des Broudisques la rumeur galopait en zigzag. De porte en soupirail, de balcon en fenêtre, d’un côté à l’autre de la rue.

‘Z’avez vu ? La Lili reste de plus en plus tard dans l’atelier. L’Angélus a sonné à presque huit heures hier soir. Que faisait le Marcel ?

Ah mais Voisine vous ne savez peut-être pas… maintenant ils font ça à trois.

Que voulez-vous dire ?

Je vous parle des choses pas catholiques qui se déroulent dans l’atelier de menuiserie.

Trois, vous dites ? Mais qui est le troisième ?

Ben Théo pardi ! Le gosse de la Fernande…

Hé bé il est bien précoce. Il a fait sa communion avec mon petit Pierrot y’a à peine deux ans ! Peuh, il a de qui tenir… »

Et patati et patata

point d’épine et point de croix

grosses ficelles et fil de soie

Ripes de bois dans les bouclettes

dans les galoches de Théo

et les moustaches du Marcel…

 

Cependant, d’autres sujets s’invitaient dans le flot des commérages.

Cette lettre reçue par les notables du village avait beaucoup fait jaser. C’était qui cette famille qui allait arriver ? Où allaient-ils loger ? D’où venaient-ils ? On n’en savait guère plus. Mais déjà fusaient des réponses préventives aux problèmes qui allaient immanquablement se poser.

« Je les aurais bien hébergés ces pauvres gens mais chez moi c’est bien trop petit.

Nous, c’est hors de question ; avec le pépé qui a déjà subi l’arrivée des Alsaciens en 40, il ne veut plus entendre parler d’étrangers.

Mais Carmen, les Alsaciens, ce n’est pas…

Tu as entendu l’accent du père Guebwiller ? Si ça c’est pas un accent étranger…

Mais toi ta mère s’appelait Manzanilla ? Un nom espagnol il me semble.

Ah c’est pas pareil…

Et notre maire Paponi, que tu admires tant, son père est italien. Et lui aussi.

Oh mais l’italien est un homme élégant qui chante tout le temps et qui sait faire les meilleures pizzas du monde. C’est bien connu.

Tu sais, je crois que ça, c’est un stéréotype.

Il a la stéréo ce type ? Mais non il chante sans rien. Juste sa voix !

Moi je vous dis que ces gens-là, ils ont probablement fini de bien faire dans leur pays. Et qui sait s’ils vont pas nous apporter des vilaines maladies ? Té, on devrait les loger chez le maire qui a une grande maison et après tout c’est bien lui qui les a fait venir non ? »

Pipistrelle était en grand émoi. Toutes ces réflexions ne lui plaisaient pas du tout. Vite, avertir le Père Igor. Lui, il secouera les consciences de ces paroissiens égoïstes. Un peu plus de bienveillance que diable !

Pendant ce temps le brave curé qui lui aussi avait eu vent de ces propos nauséabonds, était en train de mijoter son sermon du dimanche prochain. L’inspiration ne venait pas. Dans sa deux-chevaux il transpirait, les idées se bousculaient. L’air était embrasé. Sa tête allait éclater.

Là-bas au pied du coteau, « le petit bois de chênes verts sembla lui faire signe : Viens donc par ici Curé, pour composer ton discours, tu seras beaucoup mieux sous mes arbres… »*

Il s’arrêta à l’entrée de la Combe aux Demoiselles. En profita pour faire prendre l’air à son confessionnal portatif. À force de laisser passer des paroles peu reluisantes l’objet était devenu poisseux et malodorant. N’y avait-il pas risque de contagion des âmes ? Soigneusement, presque tendrement, le sage religieux immergea le précieux viatique dans le filet d’eau de source parmi la menthe et l’angélique. Trois petits péchés véniels coincés depuis Noël dans l’angle mort d’un croisillon partirent à vau-l’eau sans demander leur reste. Leur évasion faillit se terminer tragiquement dans le gosier d’une jeune grenouille avide de nouvelles saveurs. Mais la voix d’une ancêtre qui en avait vu d’autres coassa :  « N’y touche pas Rainette, car certains péchés sont mortels… ». Déçue mais prudente la gourmande se contenta d’un banal moucheron.

Avec tout ça le sermon n’avançait pas. Le prêtre qui avait d’autres grenouilles (de bénitier) à fouetter, posa son auguste séant sur la mousse, déboutonna les trois premiers crans de sa soutane, extirpa son calepin de la poche intérieure, délivra le mini-crayon de son anneau métallique, l’humecta de salive et il commença : Mes bien chers frères… Sa voix puissante l’avait devancé. Un pivert éclata de rire. Bloquant illico toute inspiration. Nouvelle bouffée de chaleur.

Relevant les pans de sa soutane, Igor ôta ses chaussures, trempa ses pieds échauffés dans l’eau glacée. Ah merci mon Dieu pour ce plaisir offert par la Sainte Mère Nature…

Murmure du ruisselet, parfum des violettes lui susurrant à l’oreille « Sens-tu comme nous sentons bon ? »* libérèrent son esprit et les mots se mirent à cascader aisément et sans retenue.

Fin de tournée pour Pipistrelle le facteur. Godillant sur la route, il frôla la deux-chevaux ecclésiastique bizarrement garée et béant de toutes ses issues. Inquiet, il pila brutalement et plongea avec sa bécane en plein milieu de ce tableau champêtre :

Près du ruisseau, le Père Igor très inspiré,

« débraillé comme un bohème »*

 un brin de menthe au coin des lèvres,

 faisait des vers.

 

*« Le sous-préfet aux champs » Alphonse Daudet.

 

 

Garance

Et les ragots continuaient.

Chacun y allait de ses suppositions.

Le village bourdonnait de bla-bla, tous plus saugrenus les uns que les autres.

 

De son côté, le père Igor avait bien tenté lors de son homélie dominicale de parler de tolérance, de l’amour de son prochain, de fraternité et de générosité.

En vain.

 

Alors, constatant la dégradation du climat social régnant dans le village, Paponi, le Maire, décida de rencontrer ses administrés.

 

Ainsi fut fait.

Des affiches placardées sur les panneaux d’information de la place centrale invitèrent les habitants à une réunion de la plus haute importance.

Cette réunion était planifiée pour le 11 novembre, jour de la Saint-Martin.

 

La salle des fêtes était assez grande pour recevoir tout le monde.

Le jour dit, les gens s’y pressèrent.

L’atmosphère était électrique, chacun regardant l’autre avec animosité.

 

Paponi, le père Igor et Marcel s’étaient installés sur l’estrade.

Tous trois regardaient cette foule bruissante et semblaient mesurer la folie des hommes…

 

Monsieur le Maire prit la parole.

Les gens se turent.

 

« Mes chers amis, dit-il, depuis quelque temps, les bruits les plus divers et les plus incongrus courent dans les rues de notre beau village.

Il m’incombe  d’y mettre bon ordre afin de restaurer  la sérénité qui nous fait cruellement défaut aujourd’hui. »

 

Pipistrelle, assis au premier rang, hochait gravement la tête en signe d’approbation.

 

«  J’ai choisi ce jour pour une double raison.

Que dis-je – une double raison – une triple raison.

 

  • Nous sommes le 11 novembre, jour de commémoration de l’armistice de la terrible guerre de 1914-1918.

Notre village en a payé un lourd tribut, il suffit, pour en prendre conscience, de regarder le monument aux morts et les noms qui y sont gravés.

 

  • Nous sommes également le jour de la Saint-Martin.

Martin, ce soldat romain qui a partagé son manteau militaire avec un mendiant légèrement vêtu.

Sachons nous souvenir de ces symboles.

 

  • La troisième raison est celle qui nous réunit aujourd’hui et elle est d’importance.

 

Il y a déjà quelque temps – trois ans je crois – une personne est venue s’installer dans notre village et est devenue l’une des nôtres.

Cette personne est méritante et courageuse, oh combien !

Venue d’un pays lointain, l’Iran en l’occurrence, elle a affronté de terribles épreuves.

L’obscurantisme y ayant étendu ses ailes, le peuple iranien et les femmes en particulier, ont vu leurs libertés s’amenuiser.

Entre autres, les femmes ne peuvent plus inscrire seules leurs enfants à l’école ni recevoir leurs bulletins trimestriels, ni prendre des décisions les concernant sans leur mari.

Elles ne peuvent non plus sortir sans un voile, le hidjab.

 

Et bien, Mesdames et Messieurs, il y en a une qui n’a pas accepté ces obligations.

Un après-midi, en plein milieu de la Place de la Révolution à Téhéran, juchée sur un dôme, elle a ôté son foulard et l’a brandi à bout de bras avec des ballons rouges.

 

Vous l’imaginez bien, les gardiens de la révolution sont intervenus.

Elle a été jugée pour «  incitation à la corruption et à la débauche » puis jetée en prison.

 

L’image a fait le tour du monde et cette femme est devenue le symbole d’un mouvement de contestation contre ces obligations.

 

Avec le ministère des Affaires étrangères, le père Igor et Marcel, nous avons travaillé sans relâche pour l’exfiltrer.

 

Cette femme, Mesdames et Messieurs, s’appelle Vida Movahédi, elle est ici et je vais vous la présenter.

Elle ne vous est pas étrangère.

Venez, je vous prie, Madame Movahédi »

 

Au fond de la salle, une personne se leva et avança vers l’estrade.

Les gens se tordirent le cou pour la voir et ils en restèrent bouche bée – pour une fois ! –

 

C’était Lili !

Une Lili magnifique, rayonnante.

 

Elle prit la parole dans un français parfait, sans le moindre accent.

D’une famille francophone – et francophile – elle avait étudié et enseigné le français à Téhéran.

Elle remercia le Maire,  Igor et Marcel, mais aussi tous les gens du village.

 

Lili/Vida proclama son bonheur, elle allait accueillir ses parents désormais hors de danger.

 

«  Je suis avec vous maintenant et j’en suis très heureuse, mais, « comment vous faire comprendre que j’aime toujours mon pays et qu’il me manque terriblement »*

Je ne pourrai jamais oublier la douceur de l’air d’Ispahan, le bruissement des oiseaux dans les grands cèdres, ces longues promenades, enfant, ma main dans celle de mon père…

Ces souvenirs de miel couleront toujours dans mes veines.

Le 20 novembre, nous deviendrons français.

Pour cet immense bonheur et cet immense honneur, merci à vous, merci à tous. »

 

L’émotion sur l’estrade et dans l’assistance était palpable.

Pipistrelle ne pouvait retenir ses larmes…

 

Paponi, Igor et Marcel semblaient sortir d’une longue apnée, et prenaient petit à petit conscience qu’une lourde tâche les attendait : celle d’organiser la fête qui suivrait la cérémonie de naturalisation…

 

 

* « Comment vous faire comprendre… terriblement » 

Tiré de « La fille aux sept noms » de Hyeonseo LEE

 

olala

 

Encore surpris, abasourdis plutôt, les villageois avaient quitté la mairie et s’étaient rejoints par petits groupes sur la place. Là, comme à l’accoutumée, les langues s’étaient très vite déliées et les discussions allaient bon train. Pensez ! Lili n’était ni orpheline ni originaire d’un village voisin comme on avait pu le supposer. Lili, leur Lili s’appelait en fait Madame Vida Movahédi. De là à donner libre cours aux plus folles hypothèses et conjectures…

— Bigre, madame Vita, Vita et cætera.

— Pas Vita, Vida.

— Oui bon un nom à coucher dehors en tout cas, pas très catholique surtout.

— Moi ce que je dis c’est que le soleil n’est pas le seul responsable de son teint.

— Pardi.

— Toujours prêt à accepter n’importe quoi et n’importe qui le Père Igor.

— Devrait se méfier tout de même.

— De quel pays déjà ? Ah oui Té, Térant, Thé Errant je crois.

— Boudiou, çà sent la Chine çà dis-moi !

— Sûr, même que la Chine c’est pas tout près et on ne sait pas trop c’qui pensent ces gens-là.

— Avec Paponi z'auraient pu choisir l’Espagne quand même ou, tiens l’Italie qui " fait"les meilleures pizzas du monde" !

Et "patati et patata point d’épine et point de croix" ainsi se libéraient les langues des ouailles du père Igor. Certains même parmi les messieurs regrettaient déjà moins de ne pas s’appeler Marcel !!

Notre Lili n’en avait cure, trop habituée depuis ces années aux regards suspicieux, radotages et commérages, quolibets et petites mesquineries en tout genre. Adaptée elle l’était assurément et appréciait sa vie au sein du village. Adoptée par contre, elle se posait encore la question à ce jour.

Pour l’heure, peu lui importait. Un peu à l’écart, des larmes au bord des cils, elle se laissait aller à son émotion et savourait à grandes goulées l’imminence des retrouvailles avec ses parents. Pour le reste on verrait dans les jours qui allaient suivre. À cet instant elle était heureuse et se prenait à rêver. Elle rêvait à un autre bonheur, certaine de rencontrer un jour, aujourd’hui déjà peut-être, un être que son origine ne dérangerait pas et elle se disait que "l’enfant qui naîtrait aurait la couleur de l’amour contre laquelle on ne peut rien."

 

Plume bernache

 

Cette Lili quand même, est une sacrée cachottière.

Bof, moi j’avais bien deviné qu’elle avait une double vie. Elle ne respectait rien ! Une vraie rebelle. Combien de fois elle a manqué la messe ? Et aux processions elle n’est jamais venue.

Ben qu’est-ce que ça peut bien te faire ?

Ben quand même on est pas des sauvages… le respect des traditions alors ?

Tes traditions !

Moi, je vais avoir du mal à l’appeler madame Modavédi…

Non, Madovédi !

Pas du tout :  Madivédo.

Pour moi elle est Lili c’est tout. Et ça me suffit. Une Lili bien courageuse. Plus que nous toutes. Z’avez pas entendu le discours du maire ? Elle a risqué sa vie pour obtenir la liberté de toutes les autres femmes. Nos sœurs en quelque sorte… Vous vous imaginez, vous, emprisonnées dans un « hidjab » un grand voile tout noir sans avoir le droit de parler à la gent masculine ? Hein Josette toi qui n’as pas froid aux yeux… Devoir obéir à vos hommes sous peine d’être battues ou pire ? Hein, Fernande ? Et aucune décision concernant les enfants sans l’avis de ces tout puissants, époux frères ou père : les mâles quoi ! Et je vous passe le « devoir conjugal » et tout le reste. C’est ça que vous voudriez ? Pas moi en tous cas ! Au lieu de critiquer notre chère Lili, nous ferions mieux d’être solidaires et vigilantes. La liberté est un bien si fragile… Des pays dits modernes sont en train d’en faire la douloureuse expérience.

Lili acquiesça : Hélas c’est une triste réalité… Mais nous ne nous laisserons pas faire ! En attendant, mes amies continuez à m’appeler Lili. Ça me va très bien. Puisque de toute façon pour vous je serai toujours la Lili. Lili  que vous avez accueillie sans demander ni quoi ni qui est-ce. Lili que vous avez adoptée. Lili je resterai pour vous tant que vous voudrez bien de moi. Je me sens des vôtres. Et je suis sûre que les miens le deviendront bientôt.

 Le Père Igor est un soutien et un ami même si parfois je m’écarte un  peu de ses préceptes.

Oh plus qu’un peu… murmura Josette avec un sourire entendu.

Réponse immédiate et complice de Lili :

 Mais je crois ne pas être la seule dans ce cas. Non ? Notre curé est un homme généreux qui pardonne beaucoup ! Quant à Théo, je sais que vous vous posez des questions à son sujet. Sachez seulement qu’il a un peu remplacé le frère que j’ai laissé là-bas au pays et dont plus personne hélas n’a de nouvelles.

Avec Théo nous échangeons beaucoup. Je lui apprends les langues étrangères, il me fait partager ses connaissances techniques artistiques mais… chut, c’est un secret. Oui la Saint-Martin est passée, et avec les derniers évènements, nous avons pris un peu de retard. Mais comment dit-on chez vous ? « Tout vient à point à qui sait attendre »

Tiens quand on parle du loup… le voilà avec son sac à dos brinquebalant. C’est notre heure d’atelier. Nous avons du pain sur la planche ou plutôt de la planche sur l’établi. Excusez-nous.

Planté sur le pas de sa porte, poings sur les hanches, le menuisier accueillit les deux comparses.

Fifine la voisine à l’oreille surfine l’avait entendu prononcer de drôles d’incantations. Depuis que le Père Igor se piquait de faire des vers, Marcel lui aussi relevait le défi. « Un peu de poésie apaise les esprits. » se plaisait-il à répéter avec un brin d’emphase.

« Oyez oyez beaux menuisiers

Théo n’as-tu rien oublié ? 

 Trusquins   rifloirs

il va falloir

 poche œil et tarabiscot,

sans orgueil

se mettre au boulot

couteau croche et pierre à morfler…

 

À morfler,  Marcel ? Tu es sûr ? s’inquiéta Pipistrelle qui passant par là sur son vélo fit un écart brusque et manqua de se retrouver par terre une fois de plus.

mais non facteur, à morfiler !

pierre à morfiler !

(Là, c’est toi qui as failli « morfler »)

Ha ha ha ha…

 Quoi qu’il en soit,

Plus de blablas.

On s’y met

Allez allez ! » 

 

Luluberlu

 

Morfler ! comme vous y allez ! Dans un village, soit on fait partie des convives et on mène campagne, soit on est au menu. Cependant, comme le dit la nonne tibétaine Thubten Chodron : « Ne croyez pas tout ce que vous pensez. » :

Ha ha ha ha…

 Quoi qu’il en soit,

Plus de blablas.

On s’y met

Allez allez ! » 

 

 

 

Olala

 

Allez. Allez !

Comme vous y allez !!! C’était, c’est sans compter avec la météo, le bleu inaltérable et inaltéré du ciel, le soleil en surchauffe, la température qui s’emballe et la canicule qui s’étire, s’étire et s’éternise… Le village comme en apnée…

Au "Petit Journal" les machines ronronnent au ralenti. Dans la rue, sur la place, cancans et blablas se sont tus. Les langues restent pour l’heure à l’affût derrière des volets clos ! Pipistrelle et son vélo font la sieste au frais. Chez Marcel le menuisier rifloirs et trusquins ne chantent plus. Les rabots ne glissent plus joyeusement sur le bois. Fini les ripes dans les bouclettes de Lili, les galoches de Théo ou les moustaches de Marcel !! Fini aussi les "jeux interdits à trois" supposés dans l’atelier de menuiserie !!

Paponi, lui, se terre dans la mairie auprès, très près d’un vieux "ventilo" qui ahane bruyamment à force de trop et mal ventiler !! Sur son carnet des dépenses prévisionnelles, il a écrit en gros caractères : CLIMATISATION à prévoir pour 2023 !! Et le père Igor… Pauvre père Igor ; tiens, je parierai qu’il regrette le si bon moment où "débraillé comme un bohème, un brin de menthe au coin des lèvres", il faisait des vers les pieds dans l’eau fraîche du ruisselet ! C’était hier. Aujourd’hui il erre dans la fraîcheur de l’église (pas si désagréable en somme !!) comme une âme en peine dans l’attente d’une bonne âme repentante à confesser : « ego te absolvo ma fille, (mon fils) au nom du père du fils et du Saint-Esprit ; va en paix ; pour ta pénitence tu réciteras un Pater et un Ave. » À ce rythme et si ce temps continu, va devoir pointer au chômage le saint homme ! Avec Lili z’ont tous et toutes leur quota d’Ave ! Pardi l’est trop généreux le père Igor !

On dirait que le repos "semainial" a supplanté le repos dominical ! Ça pourrait bien faire des contents c’te chose là pas vrai ?

Le temps presse pourtant. Le grand jour des festivités d’accueil de la famille Movahedi approche dangereusement. Va bien falloir affronter cette diablesse de canicule.

Allez. Allez. Quand faut y’aller faut y’aller bondiou.

 

Garance

 

Dix-huit heures sonnaient à l’horloge de l’église.

Éprouvés par le tourbillon émotionnel et la chaleur de cette journée, Lili, Théo et Marcel se réfugièrent dans l’atelier de ce dernier.

Là, dans un cocon olfactif bienfaisant, ils purent sereinement reprendre leurs esprits.

D’aussi loin qu’elle se souvenait, Lili ressentait un immense bien-être à se laisser imprégner par les effluves odorants des arbres et plus particulièrement ceux des résineux.

Sans doute le souvenir des cèdres entourant la grande place d’Ispahan, but de promenades à n’en plus finir avec son père…

De là était née une passion qui petit à petit avait pris une grande place dans sa vie : la sculpture.

Tenir entre ses mains une pièce de bois avait quelque chose de magique.

Elle aimait la regarder, s’enivrer de son parfum, en caresser le fil.

La relation entre Lili et le bois relevait presque de la sensualité.

Elle se plaisait à imaginer les objets, les personnages qui ne demandaient qu’à être libérés de la gangue qui les emprisonnait.

 

Lili/Vida mûrissait depuis un certain temps un projet secret et elle s’en était confiée à Marcel en requérant son aide de professionnel.

Elle voulait, en guise de remerciement pour l’avoir accueillie, sculpter de ses mains un objet symbolique à offrir au Maire du village et à tous ses administrés.

 

Ce cadeau pour lequel elle travaillait avec assiduité dans l’atelier de Marcel était un buste de Marianne  en bois de tilleul.

Marianne, icône de la Révolution, portait des valeurs dont Lili avait été privée dans son pays natal.

Et le tilleul, arbre protecteur à la douce et belle silhouette, dont les fleurs odorantes et apaisantes synonymes de bien-être, de sérénité et même d’amitié, lui paraissait être l’essence idéale pour le message qu’elle voulait transmettre.

 

Le buste était presque terminé.

Mais, si Lili était satisfaite du visage, elle rencontrait des difficultés pour ciseler le bonnet phrygien.

Aussi, avec l’aide de Marcel et de Théo, équipés de tarabiscots et de rifloirs, ils avaient réussi à peaufiner un couvre-chef semblable à celui que portaient les esclaves romains affranchis par leurs maîtres.

 

Théo, apprenti de Marcel s’était lancé de toutes ses forces dans le projet de Lili.

Il faut dire que son cœur battait plus fort lorsqu’il la regardait.

Elle était si belle, si troublante…

 

Marcel, lui, fondait de grands espoirs en Théo.

Sa femme, depuis longtemps était partie dans les bras d’un autre sans lui laisser de descendance.

L’herbe était sans doute plus verte dans les champs du fils du bistroquet…

 

La menuiserie intéressait beaucoup Théo et Marcel se prenait à rêver qu’un jour, peut-être, il lui succéderait.

 

Ainsi, tous trois, dans le secret de l’atelier, œuvraient quotidiennement à donner vie au projet que Lili nourrissait pour exprimer sa gratitude  envers ses bienfaiteurs.

 

Alors, vous comprenez bien que tous les bla-bla, les commérages et autres propos pas toujours très sains (ni très saints s’évertuait à dire le père Igor) les laissaient dans une indifférence incommensurable !

Leur but était de terminer le cadeau de Lili pour les festivités qui approchaient à grands pas…

 

Plume bernache

 

Le secret avait été bien gardé. Lili avait donné le change en évoquant le but éducatif de ses relations avec Théo. Ce qui n’était pas tout à fait un mensonge car lorsqu’elle était concentrée, elle s’exprimait indifféremment en français en anglais en espagnol ou autre langue indéterminée. Et l’oreille du jeune homme captait chaque mot prononcé.

D’autre part, Théo s’était révélé particulièrement doué dans le travail du bois. Le maître n’était pas avare de louanges le concernant. Ouvrier parfait et de bon commandement. De la part de Marcel, le compliment valait de l’or.

Il faut dire qu’au village, pas un défunt n’aurait voulu pour construire sa dernière demeure d’autre artisan que Marcel. On le savait scrupuleux jusqu’à la maniaquerie : jamais de mémoire de Sainmartinois-Broudisquien il n’y eut le moindre vice de forme dans ses productions de cercueils. Du moins jamais aucune plainte de quelque client que ce fût – même des plus grincheux – ne fut enregistrée au service après-vente. Non vraiment rien à redire à ce sujet.

Cependant il faut bien reconnaître qu’à la longue, les meubles funéraires, cela devenait un peu monotone. C’était de loin le produit phare de la menuiserie villageoise.

Il y avait bien quelques tables ou buffets de cuisine, mais pas tant que ça, car les jeunes couples désireux de monter ménage héritaient automatiquement des meubles de leurs ancêtres. Inusables. Les meubles, pas les ancêtres. Il aurait été très mal venu d’aller se meubler à la ville. Gros risque de cataclysmes familiaux, voire rupture de contrat de mariage !

Des charpentes aussi pour de nouveaux hangars quand les affaires  prospéraient et qu’il fallait bien abriter les nouvelles machines agricoles. Tellement chères : Les yeux de la tête, oui. Diable, on avait intérêt à en prendre soin…

Certes, tout ça permettait de gagner honnêtement une vie de menuisier ébéniste mais Théo restait un peu sur sa faim au point d’hésiter à prendre la suite de son maître. Toute une carrière, c’est sacrément long…

Avec son projet de statue, Lili lui avait ouvert des horizons. Et la réalisation lui avait révélé les joies de la création. Et la découverte en lui-même de ce qu’il fallait bien nommer ses talents artistiques.

Pas seulement. Lui aussi comme Lili se laissait griser par les fragrances résineuses ou celles balsamiques du tilleul. Il y avait autre chose :

Ce qu’il éprouvait en polissant rêveusement avec la toile la plus douce le buste rebondi de Lil… euh pardon, de  Marianne – Ressemblance avérée ou imagination d’adolescent  sentimental – n’avait pas grand-chose à voir avec l’ébénisterie. Fut-elle artistique.

« Rien n’est meilleur que la main qui t’effleure dans tes rêves, la main de la toute première fois »

Cette phrase croisée fortuitement alimentait  les fantasmes du garçon en pleine bourrasque hormonale.

Héo, Théo tu rêves ? demandait alors le maître avec un sourire qui en disait long. Tu vas nous l’user notre Marianne. Restera plus rien ! Rouge coquelicot notre Théo confus !

 La sculpture républicaine étant accomplie, allait-on s’arrêter en si bon chemin ? Le garçon n’était pas pressé de reprendre la menuiserie routinière. Il brûlait de trouver un autre sujet créatif.

Est-ce la main de Dieu, est-ce la main du Diable * qui lui envoya un signe ? Fort, le signe. Qui aurait pu très mal se terminer.

Cela arriva le dimanche suivant pendant la grand-messe.

  Le Père Igor, très concentré sur le sermon qu’il allait prononcer, gravissait l’escalier grinçant de la chaire. Quand soudain, son pied passa au travers de l’avant-dernière marche vermoulue. Son kneip taille 46 chuta pile sur la tête de mademoiselle Lebonbec. Dieu merci protégée par son chignon dominical bien rembourré, elle ne fut pas blessée, mais le bourdon de son harmonium aboya un long gémissement de douleur qu’elle peina à stopper. D’un grand coup de genou dans la table d’harmonie. La méthode avait fait ses preuves.

Le prêtre se rattrapa à la rambarde. Si vigoureusement que tout l’édifice chancela trois fois sur sa base et que l’abat-voix prit un air penché inquiétant. Tremblant pour son bon Père, l’assemblée retint son souffle craignant qu’un courant d’air supplémentaire ne suffit à précipiter l’effondrement. Heureusement tout se stabilisa. La messe continua comme si de rien n’était. Ou presque. Catastrophe évitée. Action de grâce obligée à l’adresse de Saint-Martin ! Une dizaine de chapelet supplémentaire avant de repartir. On s’en tirait bien.

Paponi pensa que le budget « clim » envisagé pour la salle des fêtes devrait peut-être se convertir en frais de réparation du mobilier ecclésiastique. Cela promettait quelques échanges musclés au sein du conseil municipal.

Avec enthousiasme, Théo envisagea la nécessité de construction urgente d’une nouvelle chaire en bois. Et pourquoi pas sculptée comme celle qu’il avait vue dans la cathédrale de Saint Bertrand. Ou bien tiens, comme le « minbar »* musulman en noyer et ébène dont Lili lui avait montré les images. Des flots d’idées de décoration occupèrent sa pensée. Saint-Martin partageant son manteau ? À qui on pourrait donner le visage du Père Igor, soulignant en passant sa bonté naturelle. Il allait en glisser deux mots à l’oreille de Lili. Elle serait d’accord, elle aimait ce curé qui avait tant œuvré pour son rapatriement. Et puis cela équilibrerait l’hommage religieux et l’hommage républicain prévu par le village.

Que la paix soit avec vous !

 

1* Barbara : « Chapeau bas »

2*minbar (chaire musulmane) de la mosquée al-Aqsa à Jérusalem : 16 000 pièces de bois tenant sans clous ni colle).

 

olala

 

Remis de ses émotions, notre bon Père Igor de rassurer aussitôt ses paroissiens :

— Mes biens chers frères mes biens chères sœurs, vous l’aurez compris ce jour, la « chair » est faible !!!! Prenez garde et vous défiez du danger à trop l’approcher.

Sourires entendus et gloussements espiègles dans la petite assemblée.

— Eh, dé qué chair il nous parle l’abbé ? !!!

— Pas la chère des bons repas de fête de la Paulette pardi.

— Chair faible tu parles. Pas si tant que ça hein ?

— Et d’abord qu’est-ce qu’il y connaît ? Nous on est forts et vigoureux et la chair on…
                  Chuuuuuuuuut. Taisez-vous donc tas d’affreux mécréants.

— Ah ? T’entends ? Les grenouilles chantent !

— Idiot ; ça chante pas les grenouilles, ça coasse.

— Je sais, mais chantent c’est plus joli. C’est… de la poésie tu vois.

Regards foudroyants des dites grenouilles et langues en sommeil très provisoire tandis que le Père Igor poursuit son homélie.

— La « chair » est faible mais Dieu est là qui, dans sa grande bonté, veille sur ses ouailles. Remercions le tous ensemble pour sa mansuétude en récitant un Pater et un Ave.

Acquiescement ou… pas, les voix s’élèvent et récitent en chœur : Notre Père qui… Je vous salue…

La messe terminée, dehors, les langues vont bon train. On se concerte, on épilogue, on argumente, on subodore, on ergote, on critique, on blablate même pour certains !

Un peu à l’écart, Marcel, Théo et Lili se sont rejoints. Conforté dans l’idée que l’incident lui offre l’opportunité d’aller plus avant dans le métier et d’exploiter ses talents d’artiste, Théo se prend à envisager tout à coup un futur possible dans l’ébénisterie d’art. Lili, ambitieuse, entreprenante et toujours optimiste l’encourage dans ce sens bien sûr. Outre la remise à neuf de la chaire pourquoi ne pas repenser en effet plus sérieusement le sujet fabrication de meubles. Ses parents allaient en avoir besoin. On pourrait commencer par les équiper et, qui sait, faisant des envieux, briser un peu à la fois peut-être la réticence « conservatrice » des villageois. L’idée en tout cas méritait d’être approfondie. Marcel ne disait rien mais son regard parlait pour lui et, de toute évidence, son adhésion était totale. Il souhaitait tant et depuis longtemps déjà que Théo prenne le relais. Cet espoir serait-il en train de se confirmer ? Il n’osait encore trop y croire.

 

 

Garance

 

Chose rarissime, ce matin, le Père Igor est de fort mauvaise humeur. Une de ses poules a disparu ! Chacun est au courant dans le village, et Dieu sait que les commentaires vont bon train, le Père Igor a de l’affection pour les poules… Précisons pour les esprits malicieux que ces dernières relèvent de la famille des gallinacées !

Il en possède quelques-unes, joliment juponnées, qui paradent fièrement dans son jardin. Or, ce matin une de ses pensionnaires manque à l’appel. Le comble est que l’auteur du larcin a laissé des traces de son passage. Son chemin est jalonné de plumes… Le Père Igor ne décolère pas. Bien sûr, ce débordement d’humeur n’est pas très « charitable », le Père Igor en est tout à fait conscient, mais, que voulez-vous, pour être prêtre on n’en est pas moins homme…

Déjà, ces temps derniers, le matois avait été aperçu rôdant dans les parages. Et ce matin, Goupil avait sévi.

« J’étais trop confiant, ceci est un message du ciel », se dit-il mêlant en toute mauvaise foi le ciel à ses problèmes de poulailler. Enfin, de façon plus pragmatique «  désormais, je les enfermerai le soir et les libèrerai le matin » ! Puis, très vite, il mit de côté ce contretemps avicole pour se consacrer pleinement à une actualité autrement plus importante.

 

Aujourd’hui, accompagné de Piponi, Marcel et Lili, ils iront à l’aéroport accueillir les parents de cette dernière. L’avion doit atterrir à 15 heures.

Depuis ce matin, Lili ne tient plus en place. Elle a beaucoup de mal à qualifier son ressenti. Son cœur déborde de joie à l’idée de retrouver ses parents, mais, en même temps, une douleur immense l’étreint. Son frère, son petit frère a disparu depuis trop longtemps pour espérer une issue favorable. Cette idée lui est insupportable. Elle sait que lors des retrouvailles, une chape de plomb va peser à les étouffer.

Il est 14 heures.

Monsieur le Maire, Piponi, qui possède un véhicule à sept places - il a l’habitude d’accompagner à leurs activités sportives des enfants du village dont les parents ont des engagements par ailleurs- Piponi donc, passe chercher le Père Igor, Marcel et Lili.

Tous quatre se dirigent vers l’aéroport.

Là, l’avion est annoncé.

Ceint de son écharpe tricolore, Piponi et ses compagnons bénéficient d’un accueil privilégié. Ils peuvent avancer vers le tarmac.

L’avion atterrit et après une interminable attente la porte s’ouvre. Les passagers commencent à débarquer. Lili ne peut plus respirer tant elle est oppressée… Beaucoup, beaucoup de personnes sortent et elle ne voit pas ses parents.

Soudain un couple avance.
Un homme grand, élancé, les cheveux grisonnants ; une femme brune, cheveux attachés et tressés, un foulard posé sur les épaules : tout le portrait de Lili, on dirait sa grande sœur !
Ils se regardent, ils se touchent, ils cherchent les mots mais n’en trouvent pas. Ils se serrent à s’étouffer, un flot de larmes les inonde…

 

Piponi, le Père Igor et Marcel, un peu en retrait sont terrassés par l’émotion. Discrets, ils laissent Lili et ses parents se diriger vers un de ces petits salons de l’aéroport dédiés à ce type de situation. Ils échangeront plus tard.

Comme eux, laissons cette famille se retrouver et éloignons-nous sur la pointe des pieds…

 

Plume bernache

 

En son for intérieur, le Père Igor  remercie Dieu d’avoir enfin réuni cette famille. Mais dans ce miracle pourquoi n’a-t-il pas inclus le petit frère ? Et d’abord pourquoi avait-il permis que la guerre les sépare ? Ça c’est une autre histoire… le genre de question à mettre de côté en ce jour de joie. Mais si on veut être taquin, le poulet prélevé cette nuit par Goupil, créature divine elle aussi, serait-il le sacrifié de cette histoire mystique ?

Igor, tu nous prends la tête avec tes « pourquoi », lui disait sa mère quand il était petit. À quoi il répondait : se poser des questions n’est pas forcément y répondre. Et si nous avons le don de douter, c’est que le doute est permis, alors pourquoi s’en priver ?

Doute si tu veux, mais n’en parle pas, lui avait-on enseigné plus tard. Injonction qu’il s’était toujours empressé de transgresser. Du moins pour la deuxième partie. Car il aimait la discussion et parfois la confrontation.

Allons, ne mélangeons pas tout ! Et surtout, n’en parlons pas. Ne gâchons pas l’instant présent. Et retournons à l’aéroport.

En attendant la famille Movahedi savourant le bonheur de leurs retrouvailles, le Père Igor, Marcel et Piponi s’attablèrent au bar de l’aérogare et pour se remettre de leurs émotions commandèrent un cordial.

Le maire prit un cocktail de fruits non alcoolisé.

Bigre, c’est qu’aujourd’hui je conduis des passagers de marque. J’ai charge d’âmes moi aussi. Y’a pas que vous Curé : Vous êtes leur Père. Mais moi je suis leur Maire. Et ne me parlez pas d’orthographe. Ni de genre…

Aujourd’hui, le père Igor qui avec son histoire de renard n’a guère fermé l’œil de la nuit a juste besoin d’un triple café bien serré.

Quant à Marcel, curieux d’exotisme pour une fois, il s’offrit un mélange à base de baies du Cameroun et de poivre blanc du Penja. De quoi réveiller un mort, avait  annoncé le barman.

Après avoir longuement gardé en bouche le breuvage avec force grimaces et glougloutements dignes d’un taste-vin patenté, le menuisier « fit péter » trois fois ses lèvres musclées  et décréta tout net que ça ne valait pas le petit vin blanc du Maurice.

Du petit salon de réception sortit la famille de Lili Vida. En apesanteur. Ils flottaient sur un petit nuage. Leur regard n’avait pas encore pris la mesure du lieu ni l’agitation qui régnait dans l’aéroport. Totalement immergés dans un cocon émotionnel de douceur et de tendresse qu’ils n’avaient plus connu depuis si longtemps. Ils ne parlaient pas. Ils savouraient.

Qui oserait rompre le charme ? On n’allait pas passer la soirée dans ce hall impersonnel et bruyant. Ajustant son sourire le plus chaleureux, celui des grandes occasions, l’Édile se risqua et avança vers Lili avec un ample geste d’invite.

Si vous le voulez bien, on pourrait… Il se sentit transparent. La jeune fille le regardait comme s’il était un parfait inconnu. À cet instant, elle n’était plus Lili l’administrée depuis presque dix ans du petit village de Saint Martin des Broudisques. Elle était seulement Vida Movahedi, fille de Fariba et Atiq Movahedi et sœur… ses yeux se brouillèrent. Sa mère passa un bras autour de son cou et son père prenant sa main  emboîta le pas à monsieur le maire, suivi par Marcel.

Malgré la solennité du moment, dare-dare, le Père Igor avait dû s’isoler du groupe. Le triple café bien serré faisait effet sur sa vessie ecclésiastique et néanmoins prête à « espéter ». 

Lorsque, soupirant d’aise, il ressortit du réduit salvateur et libératoire, il croisa dans le miroir au-dessus du lavabo un regard brun aux reflets verts qui lui sembla presque familier. Mais sans pourtant pouvoir associer un nom ni affirmer avoir déjà côtoyé cet individu. Un jeune homme bien mis qui s’éclipsa après un discret salut de la tête.

Un peu troublé, Igor se lava deux fois les mains. Il allait sortir lorsque la porte s’ouvrit si brutalement qu’elle faillit le cogner.

 Ha vous êtes là mon Père ? Hé bé alors on a failli vous oublier… rigolait Marcel à l’haleine poivrée.

Tant qu’à faire il profita lui aussi du bien nommé lieu d’aisance.  Toutes ces émotions n’est-ce pas ?

Pipistrelle dans tout ça ? N’allez pas croire qu’il se désintéressait de l’évènement. Il aurait bien aimé lui aussi être à quatorze heures au pied de l’avion. Mais sa tournée alors, qui l’aurait faite hé ? « Boulot boulot » : C’était sa devise.

Qu’à cela ne tienne. Il participerait à sa façon. Et comment !

Après une incroyable TGV (Tournée Grande Vitesse) pédalage turbo et surtout sans la moindre halte de réconfort, dès quatorze heures, il se posta au sommet de la côte de Bellevue dominant le village. Se délestant de sa sacoche, il grimpa sur la murette du belvédère d’où l’on apercevait au loin la grand-route venant de la ville. Deux heures plus tard, les yeux rougis à force de scruter et les mollets en acier « crampé » par excès d’immobilité, il vit enfin apparaître au sortir d’un virage le museau luisant de la longue voiture de Piponi.

Il  enfourcha son « biclou » et à tombeau ouvert dévala la côte vers Saint-Martin, traversa le village en hurlant : LES VOILÀ !

Tout le monde à son poste.

 

Luluberlu (refrain)

 

Ha ha ha ha…

 Quoi qu’il en soit,

Plus de blablas.

On s’y met

Allez allez ! » 

 

olala

 

Allez luia !

Des instants joyeux et festifs s’annoncent.

Côte de Bellevue donc cet après-midi-là. Un soleil à faire des grillades sans brasero !! Un vélo fou. À califourchon sur ladite monture, un Pipistrelle en « surchauffe » mais rayonnant et plein d’une énergie musclée malgré ses mollets en acier « crampé » ! Un Pipistrelle qui, fidèle à sa mission de héraut, s’égosille et clame à tue-tête :

– Ils arrivent. Ils arrivent.

Nouvelle aussitôt répandue comme une traînée de poudre. Malgré la chaleur, de tous côtés on surgit, on accourt, on s’attroupe sur la petite place ou devant les pas de porte ; on se bouscule un peu certes, on joue des jambes et des coudes, mais étonnamment, dans un silence quasi parfait : une gageure pour les bavards et potiniers que l’on sait ! Pour l’heure on veut seulement être présent, au premier rang si possible bien sûr, voir, observer et entendre.

À quelques centaines de mètres de là, dans la voiture du maire :

Le silence là aussi. Le silence qui, à l’approche du village et après maints échanges cordiaux et amicaux, s’est peu à peu installé. Chacun absorbé dans ses pensées avec sûrement à l’esprit des questions, des appréhensions, voire des craintes. Le poids des responsabilités et le souci des derniers préparatifs de la cérémonie d’accueil, le discours à prévoir et donc à rédiger… pour le maire ; une réelle et essentielle préoccupation, celle de comprendre déjà, puis d’accompagner et soutenir au mieux ses deux nouveaux « paroissiens »… pour le Père Igor ; la culpabilité probable d’avoir abandonné leur fils sans certitude qu’il soit mort ou vivant, l’infinie tristesse d’avoir quitté leur pays et laissé là-bas des parents, des amis, l’inquiétude de ce qui les attend ici… pour les parents de Lili ; la douleur de ce frère absent, l’inquiétude quant à l’adaptation de ses parents à cette nouvelle vie tellement différente… pour Lili. Marcher dans les rues de l’exil, coupé de ses racines, des siens et de tout ce qui vous a construit, à fortiori à leur âge, n’est pas chose facile, elle est bien placée pour le savoir…

Les premiers toits du village en vue soudain. On arrive. On est arrivé. Dans la voiture l’émotion est palpable.

Pour les accueillir, les conseillers, la fanfare, la chorale, tous les villageois, hormis peut-être les grincheux invétérés et autres quidams trop âgés, tous sont là. Tous au rendez-vous. Sourcils en point d’interrogation pour d’aucuns, œil vif et arrondi de curiosité pour d’autres, nuque raidie et tendue pour les plus petits, oreilles grandes ouvertes pour tous… !! Visages amènes et souriants pour l’ensemble. Paponi et le Père Igor les auront bien briefés, et ce avec succès !

 

Luluberlu (refrain)

 

Ha ha ha ha…

 Quoi qu’il en soit,

Plus de blablas.

On s’y met

Allez allez ! » 

 

Tout le monde à son poste.

 

 

Garance

 

Les gens du village avaient organisé un accueil chaleureux aux nouveaux arrivants.

Chaleureux mais empreint de dignité et de respect.

 

Après presque sept heures d’avion et d’attente, M. et Mme Mohavedi devaient être un peu fatigués.

En réalité, le voyage ajouté à  la douleur de quitter leur pays en laissant derrière eux leur fils et à l’émotion de retrouver leur fille, ils étaient épuisés.

 

Précédée par un  Pipistrelle roulant à tombeau ouvert  qui par miracle avait évité le chien de Maurice qui se prélassait au soleil sur la place du village, la voiture de Piponi et ses occupants avança à son tour et s’arrêta devant la mairie.

 

Les six en descendirent.

 

Monsieur le Maire, toujours ceint de son écharpe tricolore, prit la parole.

 

« Mes amis,

 

Aujourd’hui est un jour exceptionnel et en vous voyant tous réunis je suis très fier d’être votre Maire.

Ce soir, nous respirons un air plus frais, celui du devoir accompli.

Nous accueillons les parents de notre chère Lili, enfin, je veux dire Vida.

 

Au nom de tous, Madame et Monsieur,  soyez les bienvenus, vous êtes ici chez vous.

Mais sachez dès à présent que le combat n’est pas terminé.

Nous nous battrons de toutes nos forces, j’en fais ici le serment, pour réunir la famille au complet.

Et, dit-il en se tournant vers l’assistance, je compte sur chacun d’entre vous pour unir nos volontés. »

 

Un instant de silence, puis il reprit, le visage marqué par le courroux.

 

«  Hier encore, l’obscurantisme et le fanatisme ont frappé.

Un écrivain a été sauvagement poignardé alors qu’il défendait le droit fondamental à la liberté.

Restons unis mes amis pour faire face à cette barbarie. »

 

Forte émotion dans l’assemblée comme si un souffle bienfaisant les unissait.

 

Un ange passa.

 

Maurice, qui avait concocté des rafraîchissements de toutes sortes, glissa discrètement à l’oreille de Piponi que tout était prêt.

Ce dernier invita  l’assistance à se rapprocher des tables afin de soulager les gosiers crispés par l’émotion et à partager ce précieux moment d’amitié.

 

Luluberlu (refrain)

 

Ha ha ha ha…

 Quoi qu’il en soit,

Plus de blablas.

On s’y met

Allez allez ! » 

 

 

 

olala

 

Allez-gro, allez-gretto !

À la mairie, ce jour, tout se déroule dans l’allez-gresse, dans la gaieté et la bonne humeur tout au moins. Autour de tables joliment décorées et gourmandes, on boit, on mange, on papote, on plaisante gaiement, on chante même. On entoure Lili et ses parents, souriants malgré la fatigue et l’émotion, on se préoccupe de leur bien-être ; avec eux et le concours précieux de Lili on échange, on s’informe, on interroge, on questionne. L’ambiance est à la fête et à la détente, à l’écoute de l’autre aussi. Le temps d’une soirée, on oublie ses rancœurs, ses petits maux, ses soucis et problèmes, comme ceux de l’univers… Se réjouir simplement tous ensemble, vivre intensément l’instant présent : le maître mot.

Demain sera là bien assez tôt. Madame Soleil absente… qui sait quoi des lendemains en effet ?

 

Plume bernache

 

 

Les élèves de Moisell’ Jeanne l’institutrice avaient mis tout leur cœur dans le chant d’accueil préparé avec amour et conviction depuis que l’évènement était annoncé.

« Quand on est si bien ensem-em-em-em-ble –

 que l’amitié nous rassem-em-em-em-ble

plus jamai-ais on devra-a-se quitter… »

La  maîtresse avait hésité. Que chanter ? La Marseillaise ?  « Qu’un sang impur abreuve nos sillons… » Ah non. Trop sanguinaire. L’hymne iranien ? Personne ne le connaissait et puis ici on n’était plus là-bas. Alors ces quelques bribes de chant de colo surgirent des bas-fonds de sa mémoire, souvenir d’un séjour de colo où cet air-là revenait rituellement autour des feux de camp. Elle avait juste un peu adapté les paroles.

Scrupuleusement répété à l’école mais sans doute aussi à la maison car de parentales voix un peu approximatives accompagnèrent l’ensemble avec plus d’enthousiasme que de justesse. Pipistrelle lui-même qui au cours des tournées avait entendu les échos par la fenêtre de l’école, ne put s’empêcher de siffloter l’air en surimpression. Et le père Igor de battre des mains en cadence. La maîtresse habituée à  tous les imprévus ne se démonta pas et continua à battre une mesure que plus personne ne suivait. Mais qu’importe : le cœur y était ! L’émotion des nouveaux venus était partagée par toute l’assistance qui se lâcha en des applaudissements nourris (existe-t-il des applaudissements affamés ?).

Cependant dans un coin de la salle, à l’écart de la liesse générale,  chuchotements sournois :

 Voisine, z’avez entendu Pipistrelle ?

Oh oui. Comme il siffle bien !

Faut dire qu’il a l’habitude.

Que voulez-vous dire ?

Pour siffler les petits coups de blanc, y’a pas son pareil ! Hra hra hra hra…

Rire aigre et déplaisant, que personne aujourd’hui n’eut envie de relayer.  

Que vous êtes mauvaise langue, voisin ! je voudrais bien vous y voir :  pédaler sous le cagnard  ou sous le mauvais temps, chargé comme un bourricot… tous les jours.

Les cancans ne se taisaient donc jamais dans ce village. Ce qu’ils auraient pu dire, c’est qu’il n’avait pas son pareil, ce vaillant homme, pour dialoguer avec les oiseaux lorsqu’il traversait le petit bois de la Combe aux Demoiselles. Personne ne savait mieux que lui identifier l’auteur de chaque trille et y répondre à sa façon. Un poète notre facteur…

Autour des tables dressées par Maurice, chacun se pressait, essayant de s’approcher de la famille de Lili. Ne sachant trop comment les aborder. Bonjour Bienvenue Avez-vous fait bon voyage ? Mais après ? Lili elle-même se sentait flotter en zone incertaine. Pour la première fois depuis des années elle allait pouvoir – et même devoir – être elle-même, sans mensonge sur ses origines. Elle était Lili et elle était Vida. Double identité, aussi puissantes l’une que l’autre. Heureuse certes. Fière de présenter sa famille. Inquiète de la réaction des Sanmartiniens, elle savait que certains avaient la dent dure et le verbe cru. Sa mère et surtout son père allaient-il supporter les taquineries, les gaudrioles, galéjades et mesquineries dont les villageois étaient coutumiers ? Ce serait à elle de ménager « la chèvre et le chou »… Tendre trait d’union entre des gens qu’elle aimait.

Lili tu rêves ? s’enquit Marcel la voyant songeuse et le regard embrumé. Elle se reprit, alluma son sourire le plus radieux, leva bien haut son verre de jus d’agrumes :

Vous avez raison les enfants : on est si bien ensemble !

À la santé de vous tous, de nous tous ici réunis !

Perçant l’« allez-gresse » générale, les rafales du rire aigu de Moisell’ Jeanne rythmées par d’amples gesticulations et d’inopinés pas de danse trébuchants aiguillonnèrent quelques  langues à l’affût de sensationnel.

Qu’est-ce qui arrive à notre institutrice d’habitude si discrète et posée ?

Encore un coup du Maurice, je parie !

Comment ça ?

Il lui a fait déguster tous les échantillons de ses vins. Oh un tout petit peu… Une larme : ça peut pas faire de mal. Au contraire. Bourré de vitamines. Et puis un jour comme aujourd’hui ça se fête. Pouvez pas refuser. Un doigt de moelleux 98, une larmiche de cabernet de l’année, une goutisse de rosé des broudisques, un soupçon de sauvignon une lichette de blanquette pétillante…

Bref la maîtresse était complètement pompette !

 

La famille Movahedi à bout de fatigue, pilotée par Piponi se retira enfin jusqu’au gîte qui leur avait été douillettement aménagé. Choisi plein sud pour l’ensoleillement auquel ils étaient accoutumés.

Igor, en bon père veillant sur sa progéniture, fut un des derniers à regagner ses pénates. Après s’être assuré que Moisell’ Jeanne, cramponnée au bras ferme de Marcel le menuisier était guidée sur le bon chemin. Celui de l’école où elle logeait.

Avant de rentrer dans son presbytère  trop vide et trop silencieux, notre curé  éprouvait le besoin de faire une halte dans sa petite église tellement plus Habitée.  Raconter sa journée au Seigneur ? Alors que celui-ci voit tout, entend tout, le visible  l’invisible, voire décide de tout – ou presque – serait un peu « ballot ». Pourtant, l’ecclésiastique avait besoin de faire le point devant son témoin préféré. Encore une de ces contradictions dont il s’accommodait au quotidien.

Soudain, un crissement interrompit sa méditation. Provenant du transept gauche, celui où dans la mi-obscurité siégeait le confessionnal. Encore ces impertinentes souris qui venaient grignoter des miettes. De quoi d’ailleurs ? Les hosties dont elles raffolent étaient conservées dans la sacristie. Alors quoi… des miettes de péchés ? Père Igor, tu radotes encore !

ATCHOUM !  Les souris n’éternuent pas. Pas comme ça. Qui était là, caché dans le confessionnal ? Pas l’heure des confessions. Un frisson glacé saisit le saint homme. Il ne put s’empêcher de penser aux agressions horribles dont on a parlé récemment. Visant des écrivains, des gens d’Église. Mon Dieu, pas ça…

Comment réagir ? Se défendre, mais comment ? Éviter le pire. Près du bénitier, il avisa le goupillon oublié là après la dernière bénédiction. Il s’en saisit fermement. Bien sûr pas une arme létale – ce n’était pas le but – ni bien dangereuse, mais faute de sabre… peut-être dissuasive. Qui sait ? Tout cela lui traversa l’esprit l’espace d’un instant.

Cœur en cavalcade, il s’avança prudemment vers le lieu suspect. CROUIIIICHK… Familier grincement « bois-sec » de la porte pivotante du confessionnal. Chair de poule maximale. Igor serra son goupillon et secrètement pria.

«  Père Igor ? » résonna alors une voix grave et harmonieuse. Celle de l’homme  risquant une jambe hors du saint édicule. « Je voudrais vous parler. Nous nous sommes déjà croisés aujourd’hui… »

C’était un grand jeune homme élancé et bien mis. Les rayons du couchant filtrant à travers les vitraux révélaient un profond regard brun aux reflets verts. Plus tout à fait inconnu désormais.

Le prêtre se sentit ridicule avec son goupillon. Il l’enfouit discrètement dans sa profonde poche en adressant un clin de prière reconnaissante à son Dieu. Qui ce soir, là-haut sur sa croix, semblait sourire.

   

Luluberlu (refrain)

 

Ha ha ha ha…

 Quoi qu’il en soit,

Plus de blablas.

On s’y met

Allez allez ! » 

 

Plume bernache

 

 

Ça y est je vous remets… balbutia le prêtre, on s’est croisés à l’aéroport, aux toilettes. Vous vouliez me parler… Que… qui… pourquoi… ? Votre présence était-elle en rapport avec la famille Moha…

Chut mon Père, on pourrait nous entendre ! Restons prudents. Ne gâchons pas le processus de rapatriement qui semble si bien engagé. Tant que la naturalisation de… ces gens n’est pas effective, tout peut encore basculer.

Enfin monsieur qui êtes-vous ? Et que voulez-vous ? Qui me dit que vos intentions sont bienveillantes ?

Pourquoi aurais-je de mauvaises intentions vis-à-vis des miens ?

Des vôtres ? Que voulez-vous dire ? Vous n’êtes pas le…

Si ! Ali Mohavedi, « le petit frère de Vida », souffla l’homme oscillant entre rire et larmes. C’était si doux de prononcer ces mots chéris qui n’avaient pas franchi ses lèvres depuis tant d’années. Inquiétant aussi d’avoir cédé si facilement au désir de cette révélation. À ce prêtre il aurait « donné le bon Dieu sans confession ». Pour un curé c’est un peu normal non ?

Certes l’ecclésiastique était connu par-delà les frontières. Membre  actif et fiable du Mouvement « TOLÉRANCE SANS FRONTIÈRE ». Luttant contre toute discrimination de « race », de genre, d’orientation sexuelle, de religion ou d’opinion.

Mais dans son pays troublé le jeune homme avait rencontré tant de faux amis ! Par jalousie, un camarade de lycée islamiste extrême et dévoyé ne l’avait-il pas dénoncé aux autorités religieuses ? Motif : relations contraires aux lois du Coran (sodomites disaient-ils). Jeté immédiatement en prison avec son compagnon où on l’oublia pendant cinq ans. Cinq ans ! Soumis à des vexations et tortures innommables. Il ne dut son salut qu’à l’intervention de l’Association TSF (Tolérance Sans Frontière) qui organisa son exfiltration. Son compagnon eut moins de chance ou moins de résistance, mort de mauvais traitements au bout de quelques mois de détention.

Choc terrible pour le jeune Ali. Dès lors il avait pris la résolution de survivre. Vivre pour deux. S’impliquer un jour dans la lutte contre ces pratiques barbares. Il y consacrerait toute son énergie. C’est ce qui lui permit de résister à tout même à l’intolérable.

Après sa libération, pour ne pas nuire à sa famille déjà repérée par la rébellion spectaculaire de sa sœur Vida – dont il était si fier – mystérieusement disparue, il avait vécu quelques mois dans la clandestinité. Mais lorsqu’il avait appris leur prochain départ vers la France il avait décidé avec l’aide de TSF de les accompagner discrètement avec le fol espoir que la famille soit enfin réunie…

Pour l’heure, il était à Saint-Martin les Broudisques sous la houlette bienveillante du Père Igor dont il partagerait le presbytère en toute discrétion. Un pèlerin de passage comme un autre. Son identité devrait rester secrète même pour sa famille. Ce serait dur mais la sécurité avant tout ! Et cela ne durerait que quelques semaines, jusqu’à la naturalisation officielle. Seuls dans la confidence, Piponi, Marcel et le Père Igor.  

Soudain : Cot-cot-cot-kaï - aïïïe !

Le prêtre bondit vers la sortie :

Mes poules ! Maudit renard, quel culot ! Il vient de plus en plus tôt… ! Si je t’attrape tu vas voir…

Point de Goupil mais le chien de Maurice revenant de sa sieste quotidienne sur la place du village et s’offrant une petite récréation sportive avec les poules du curé. Il ne leur voulait aucun mal, juste voir voler quelques belles plumes blanches dans le soleil couchant. On a bien le droit d’être chien et poète !

 

Luluberlu (refrain)

 

Ha ha ha ha…

 Quoi qu’il en soit,

Plus de blablas.

On s’y met

Allez allez ! » 

 

 

 

olala

 

Un peu de parure en moins ? Avec ces fortes chaleurs ? Bah ! qui s’en plaindrait à part peut-être le coq là-haut sur son clocher ? Père Igor pouvait remercier le ciel et dormir sur ses deux oreilles. Maître Goupil, c’est certain, ne se serait pas contenté de quelques plumes !

Refermant la porte du presbytère derrière lui, notre bon Père Igor se prit à sourire benoîtement. Un bref instant il s’était vu renard au milieu de ses ouailles ! Museau pointu, yeux chafouins et habit de fourrure dorée ; seyant l’habit, très seyant même, comparé à la soutane noire façon corbeau !! Et, ma foi, il s’était trouvé beau. Aïe, attention, péché d’orgueil mon père !! Un Pater et deux Ave !!

Renard… Drôle d’idée ou association d’idées assurément. Peut-être parce que, comme lui, il allait falloir faire preuve de beaucoup d’adresse et de finesse pour ne pas trahir la présence, l’origine surtout de son nouveau et précieux locataire. Tant d’oreilles et d’yeux indiscrets et fouineurs traînaient à Saint-Martin des Broudisques : des gazettes en veux-tu en voilà, toujours à l’affût de ce qui pouvait alimenter leur imaginaire et leurs fantasmes !!!

Mission périlleuse qui lui incombait ce jour. Mais rien qui l’effrayât non plus, habitué qu’il était, en tant que membre des mouvements TSF, à résoudre des opérations souvent délicates. Et puis il était joueur, aimait les défis surtout quand c’était pour la bonne cause. En bon stratège il saurait user des meilleurs artifices et subterfuges pour ne pas éveiller les soupçons, ceux de Pipistrelle entre autres, un Pipistrelle toujours prêt à rendre service mais aussi toujours là où on ne l’attendait pas ! Mission périlleuse donc et sans nul doute moins gratifiante, niveau papilles s’entend bien sûr, que celle de Maître Goupil : pas de poule à son terme et encore moins de poule au pot à savourer, religieusement il va sans dire !!!

Dure mais belle mission aussi que d’assurer sécurité et quiétude à Lili et ses parents. Le plus difficile au fond : taire quelque temps encore le retour du fils et du frère quand on eût tellement souhaité leur annoncer la merveilleuse nouvelle, les réunir sur le champ et se réjouir avec eux. Il en était là de ses pensées lorsqu’il rejoignit son hôte. Ensemble ils s’entretinrent jusque tard dans la nuit pour fixer quelques règles essentielles. Rien ne devait transpirer jusqu’au jour de la naturalisation officielle.

 

Plume bernache

 

Première règle : Ne rien changer aux habitudes du village. Vaquer à ses devoirs quotidiens le plus naturellement possible.

Deuxième règle : Ne pas espérer faire taire les commérages. Mission impossible. D’ailleurs on n’allait pas tarder à en faire l’expérience.

Fernande, Fernande, regardez là bas sur la route de la Combe des Demoiselles

 cria  Augustine à sa fenêtre.

Fernande posa le pull  qu’elle était en train de tricoter pour son Théo, se haussa sur la pointe des pieds  s’appuya contre la rambarde du balcon pour mieux voir…

Tout là-bas, sur son vélo, elle reconnut  Pipistrelle et son képi bleu. Il progressait péniblement, s’arc-boutant sur la pédale droite, la gauche, semblant faire un effort surhumain.

Que porte-t-il donc de si lourd à l’arrière ?

Un gros paquet assurément !

Houlà vous avez raison Voisine…Mais…mais on dirait que c’est un passager.

Une passagère oui, en robe noire. Voilà donc qu’il fait le taxi ? La Poste rentabilise ses services mais quand même… Une demoiselle ?

Hé bé ça alors ! Mais non Fernande, c’est notre Père Igor ! Qu’est-ce qu’ils nous font ces deux-là ? Le duo des PTT secourant le Clergé…Tiens, l’équipage s’arrête au garage d’ Oscar juste sous l’enseigne rouge et jaune 

« Oscar répare

au quart de tour

et ça repart »

Le curé descendit là.

Hop-là, Pipistrelle enfourcha hardiment son vélo allégé du fardeau. Il attaqua la descente  à fond de cale. Encore une fois perturbant au passage la sieste  de Youki   le chien de Maurice. Un bâillement à s’en décrocher la mâchoire et voilà l'animal déjà reparti dans ses rêves  poules et plumes. Le coq du clocher qui n’en perdait pas une grinça de son rire rouillé et aigre.

Avant même que la question ne lui soit posée, le facteur, à la cantonade informa les curieux :

Le père Igor a coulé une bière…Le père Igor a coulé…

Une bière t’ es sûr ? C’est pas son genre  ricana Maurice, pas plutôt un petit monbazillac ? Ou à la rigueur du vin de messe ?

Peuh ! Z’êtes bête ! Pas lui qu’a coulé, c’est sa deux deuches …

Ah ? ça roule pas à l’essence ces bagnoles-là ? Ou bien c’est encore un de ces miracles l’eau en vin, l’essence en bière…ma foi, pourquoi pas ?

Hey les gars, pourriez pas vous empêcher de dire des couillonnades ? protesta  le fonctionnaire vexé.

 

Pendant ce temps, le curé malchanceux expliquait son problème mécanique au garagiste. Au moment de repartir de la Combe des Demoiselles, pas moyen de démarrer ! Sa voiture ne voulait rien savoir. Une bielle peut-être ?

 La réparation allait lui coûter  « les yeux de la tête » il se demandait comment il allait pouvoir régler la note car ses finances étaient à sec. Il vivait chichement, mais encore une fois sa générosité envers les plus démunis avait eu raison de ses maigres économies.

« Ton bon cœur te perdra » lui rabâchait toujours sa vieille mère.

« T’inquiète pas pour moi, j’ai une bonne boussole » répondait-il immanquablement, mains jointes et le regard vers le ciel.

Tout en embarquant le naufragé dans la camionnette dépanneuse qui en avait vu d’autres, le mécano placide lui demanda plus de détails sur les circonstances de cette panne.

Je m’étais stationné à l’orée du Bois  des Demoiselles avec mes deux  « marie jeanne ».  Sourire goguenard d’ Oscar. Igor ne lui laissa pas le temps de s’exprimer.

 Oui c’est pratique pour emplir le bénitier avec l’eau de la source. Réputée loin à la ronde pour sa pureté…comme vous le savez sans doute.

Il n’avait pas dit qu’il venait s’approvisionner là depuis le matin où Mémé Léontine – mon Dieu, une personne bien dévouée pour notre église –  avait failli s’évanouir lorsque trempant ses doigts  dans l’eau bénite, elle avait senti contre sa main un chatouillement incongru. Trois têtards s’ébrouaient joyeusement dans la sainte vasque.

Le prêtre avait soupçonné une action sacrilège de Jojo le plus ancien et le plus espiègle des enfants de chœur. La veille dans la sacristie pendant l’habillage liturgique précédant l’office, l’ecclésiastique  avait surpris des bribes de réflexions profondes à propos de mystérieuses « grenouilles de bénitier » qui….. La perplexité se lisait dans les yeux écarquillés des nouveaux petits officiants buvant les paroles de leur aîné chargé de les former.

Le Père Igor n’avait pas jugé bon d’intervenir, considérant qu’un peu plus de mystère et de rêve ne nuisait en rien à la foi naissante d’un enfant qui de toute façon avait bien le temps de rencontrer la Vérité. D’ailleurs laquelle ?

Oscar au quart de tour avait réparé la deux chevaux en galère. Simple petit gicleur bouché. Dieu merci aucune bielle n’ avait coulé, les marie-jeanne non plus,  remplies à ras bord d’une onde pure bientôt bénite…

Et les trois têtards dans tout ça ?

Désormais sanctifiés, relâchés dans la « Gargouillette » . Fiers de leur aventure, débordant d’histoires à raconter aux mémés grenouilles du ruisseau qui n’en reviendraient pas...

 

Luluberlu

 

Il était tard, et le père Igor n’était pas de la meilleure humeur. Ses têtards n’étaient plus dans le bénitier. Il s’y était attaché, les avait même affublés de petits noms : Athos parce qu’il était maigre, Porthos parce qu’Athos était toujours fourré sur son dos, et Aramis parce qu’autant les deux premiers étaient vifs, autant ce dernier était lent… Et puis, ça faisait bien longtemps que mémé Léontine n’avait pas dû ressentir de papouilles… Quelle qu’en soit l’origine. À cette pensée, tout en souriant benoîtement, il se sentit rougir : « pardonnez-moi, mon Dieu ! » Et de rajouter in petto et dans un grand éclat de rire : « Sainte Vasque, priez pour moi ». Une petite voix lui susurra à l’oreille : « Père Igor : un Pater et deux Ave ».

Mais, des grenouilles, non ! dans la paroisse, il y en avait assez, et de plusieurs espèces ; toutes affublées d’une caractéristique commune : le coassement. Comme lui dit un jour une paroissienne quelque peu mécréante, mais au fond bonne bougresse : « Tant d’oreilles et d’yeux indiscrets et fouineurs traînent à Saint-Martin des Broudisques : des gazettes en veux-tu en voilà, toujours à l’affût de ce qui pouvait alimenter leur imaginaire et leurs fantasmes !!! ». On se demande à qui et à quoi elle pensait ? Mais, n’épiloguons pas : inutile d’ajouter du cancan.

Aujourd’hui, ils ne sont plus dans le bénitier !  « Je ne suis pas nature aux pattes » se dit-il en souriant, « ils n’étaient pas attachés. Mais, peu importe, faut plus que ça gargouille dans le bénitier. Ils n’y sont pas venus en 2 CV, et je n’ai jamais vu un têtard avec un gicleur bouché, foi de Marie-Jeanne (patronne des pochtrons).  Quant à mémé Léontine, ayant pris goût aux chatouillements, elle a depuis appris à nager… Mieux vaut têtard que jamais. Il a bien marché sur les eaux, Lui ! Béni soit-il ! ».

Il n’empêche ! quelque peu inquiet, il ne put s’abstenir d’aller traîner vers la Gargouillette. Saint Antoine en fut témoin : il les entendit gringotter entre deux clapotis :

« Ha ha ha ha…
 Quoi qu’il en soit,
Plus de blablas.
On s’y met
Allez allez ! »

 

olala

 

La petite voix, encore elle :

Des têtards, Père Igor, passe encore mais des grenouilles ? Non. Il y en a en effet assez parmi vos ouailles et qui plus est ce serait faire offense à ce lieu saint, foi de bougresse !! Sainte Vasque (une que j’ignorais, mais il en pleut tellement ! On ne peut pas tous et toutes les connaître pas vrai ? Le calendrier lui-même ne s’y retrouve plus qui en supprime d’aucuns pour en mettre d’autres, plus méritants peut-être !) Mais bon, Sainte Vasque, pourquoi pas après tout ; Sainte Vasque donc ayez pitié et nous délivrez définitivement de tous batraciens, rainettes, roussettes, ouaouarons, de bénitier et autres ! La Léontine après tout peut bien aller chercher ses papouilles ailleurs que dans le bénitier. L’est pas cul-de-jatte non plus !! Et puis inutile d’apporter plus d’eau qu’il ne faut au moulin des gazettes et commères de Saint-Martin.

Allez allez Père Igor, le temps est à l’urgence. Oublions un temps ces bien sympathiques certes mais folles histoires de gargouilles, « gargouillettes » et gargouillements ! La 2CV a retrouvé une 2e jeunesse, les têtards leur milieu naturel. L’on peut revenir à choses plus sérieuses ! Le destin de Lili et de ses parents, votre locataire surprise, la cérémonie de naturalisation officielle dans une semaine, vous n’avez pas oublié ? Piponi et Maurice comptent sur vous.

 

Luluberlu

 

Ah ! c’est bien dommage… Parce que moi, je les aurai bien empaillés les 3 mousquel'eau (parce que mousqueterre pour des têtards, ça le fait pas) : un petit coup de chlore pour la forme, 2 brins de paille pour l’empaillage (c’est pas gros un têtard), un cure-dent fiché dans… et dans un socle en pâte à modeler comme support, et hop, dans le confessionnal comme décor pour les grenouilles de bénitier. Je coasse en toi...

 

« Ha ha ha ha…
 Quoi qu’il en soit,
Plus de blablas.
On s’y met
Allez allez ! »

 

Plume bernache

 

Le Père Igor était très matinal. D’années de séminaire en séjours monastiques, les mâtines sonnaient encore dans son sommeil dès quatre heures. Il sautait du lit, enfilait vite son caleçon de flanelle, son tricot du dessous dévotement confectionné par la Léontine, puis la soutane de serge noire un peu lustrée aux dix-huit boutons  dont il négligeait toujours les cinq du bas (Se mouvoir sans entrave quoi !). Mémé Léontine ne le laissait jamais manquer de lainages. Dites, dans ces églises glaciales une « congexion » est vite attrapée. Si le pape vient à mourir, il sera tout de suite remplacé, tandis que notre curé, lui… C’est pourquoi elle veillait sur la santé du précieux curé qu’elle chouchoutait comme un fils. Avec la laine détricotée de deux gilets de pure laine vert bouteille d’Auguste son pauvre mari – au Paradis depuis, paix à son âme, déjà dix ans – elle avait retricoté un bon gros pull en maille anglaise bien serrée. En plus une paire de chaussettes montée aux quatre  aiguilles.

Ce matin-là, dès qu’il ouvrit sa fenêtre, le prêtre flaira quelque chose d’inhabituel. Cette odeur… Aurait-il laissé hier soir dans l’église un cierge allumé, qui aurait « cramusqué » toute la nuit… Peut-être atteint une boiserie, une chaise ? Mais dès qu’il mit le nez dehors, il comprit que l’affaire était d’une autre ampleur. De la fumée montait du vallon et vers les bois du couchant, un rougeoiement de lever de soleil totalement improbable de ce côté-ci.

Ni une ni deux, il se précipita vers son église. Poste d’observation privilégié, le clocher. Négligeant les craquements et gémissements de l’escalier branlant, il se propulsa vers le sommet. Loge des cloches. Il ne mit pas longtemps à comprendre. Par la meurtrière de l’ouest, il découvrit avec terreur le bois de la Brande  en feu. Et, horreur, cernée par les flammes, la ferme des Galinat, une famille de forestiers. Trois enfants en bas âge. Père souvent absent pour ses lointaines livraisons de bois.

Illico, l’ecclésiastique tira sur la corde entraînant les cloches, sonna le tocsin. Dans l’instant son locataire clandestin le rejoignit  au pied du clocher. Marcel fut là très vite aussi et avertit les pompiers dont on entendit l’alarme de plus en plus distincte serpenter sur la route. Piponi ne tarda guère à arriver. Avec sa grande voiture, il embarqua les volontaires accourus en renfort. Père Igor accompagné de son hôte ouvrit le convoi  avec sa deux-chevaux lancée vers l’incendie à « capote abattue ». Coffre bardé en hâte de seaux et d’arrosoirs dérisoires.

Quatre minutes plus tard, ils étaient sur zone.

  AU SECOURS ! Sauvez mon Jacquot !  

Ali ressentit instantanément l’urgence. Une femme hirsute, un bébé dans les bras, une fillette agrippée à sa chemise, suppliait en désignant la mansarde où paraissait à travers la fumée un petit visage d’ultime espoir toussant et criant  MA-MAN !

  À L’AIDE ! hurlait-elle, il est coincé là-haut. L’escalier brûle… Mon Jacquoooot, NON !

L’enfant commençait à enjamber l’appui de fenêtre.

  Bouge surtout pas Jacquot, j’arrive !

Le jeune Iranien s’élança à l’assaut de la façade déjà léchée par les flammes. Une ancienne treille  grimpait le long d’un croisillon de bois quelque peu endommagé. Il escalada à une vitesse phénoménale les six ou sept mètres qui le séparaient de l’enfant, le prit dans ses bras.

  Accroche-toi à mon cou Petit. Tiens bon !

 

Quelques minutes plus tard, le gamin était dans ceux de sa mère riant et pleurant en même temps.

Quand elle voulut  remercier le sauveur de son fils, il avait disparu.

Les pompiers prirent le relais pour juguler l’incendie qui hélas avait fait beaucoup de dégâts. Piponi et Marcel s’occupèrent de la famille sinistrée.

Lorsque deux jours plus tard, Lili-Vida ouvrit le journal local, elle devint livide.

À la une s’étalait le récit du sauvetage héroïque. Illustré d’une photo : le petit Jacquot dans les bras de ce grand jeune homme svelte au visage flouté souhaitant garder l’anonymat.

 

Elle eut alors une certitude.

 

Luluberlu (refrain)

 

Ha ha ha ha…

 Quoi qu’il en soit,

Plus de blablas.

On s’y met

Allez allez ! »

Garance

Lili prit ses parents à part et les conduisit jusqu’au gîte mis à leur disposition par la municipalité.

  • « J’ai une nouvelle à vous annoncer, leur dit-elle, mais elle relève encore du plus grand secret »

Elle leur parla de l’article du journal, de la photo, de sa conversation avec le Père Igor.

Ali, son petit frère, Ali, leur fils chéri était en France !

 Il avait été exfiltré d’Iran !

Pour l’instant, le ministère des Affaires étrangères et les services secrets travaillaient de concert pour terminer cette opération des plus délicates.

Moins de personnes seraient au courant, mieux cela serait.

Mais Vida ne pouvait pas laisser ses parents dans l’angoisse et Piponi, Marcel et le Père Igor l’avaient autorisée à les informer.

 

La réception à la Préfecture était prévue pour le lendemain.

Lili et ses parents allaient devenir français.

Pour l’instant, Ali bénéficierait de l’asile politique en attendant sa naturalisation.

Leur soirée fut merveilleuse malgré ces images terribles en provenance d’Iran diffusées sur toutes les chaînes de télévision.

 

Après une nuit agitée de bonheurs et d’angoisses, le jour » J « se leva.

 

La cérémonie à la Préfecture se déroula sobrement.

Contrairement à ce que pensait Lili, ils n’étaient pas seuls.

Le journal « Sud-Ouest » relata l’évènement en ces termes :

«  Naturalisation : 46 personnes ont obtenu la nationalité française dans l’arrondissement.

Après avoir chanté l’hymne national, les néo-naturalisés ont reçu, à tour de rôle, leurs documents officiels des mains du Préfet.

Ils étaient accompagnés pour certains, par un élu de la commune. »

 

Piponi, ceint de son écharpe tricolore s’était fait un devoir de conduire Monsieur, Madame Mohavedi et leur fille Vida devant Monsieur le Préfet.

Fier et ému à la fois, il ne put s’empêcher d’amorcer un discours vite abrégé par le personnel de la Préfecture.

Aussi, en regardant Lili et ses parents, les yeux pleins de larmes, il leur dit doucement :

« Mes chers compatriotes, soyez les bienvenus, longue vie dans la paix et la sérénité. »

Il ne rajouta pas « le bonheur » car Piponi savait pertinemment que la famille Mohavedi, bien qu’à présent à l’abri, garderait toujours plantée au fond du cœur une épine, une part de ce pays lointain où dorment leurs ancêtres et où la violence et l’obscurantisme font loi.

Mais les récents évènements de révolte laissent penser que peut-être, un jour…

 

Le retour au village dans la voiture à 7 places de Piponi fut plus léger qu’à l’aller.

On se surprit même à chanter la Marseillaise et quelques chants iraniens.

Lili, pour sa part, se sentait un peu désappointée.

Elle avait imaginé une cérémonie de naturalisation plus… comment dire… plus… flamboyante.

Elle ne savait pas exactement comment, mais peut-être moins administrative, moins protocolaire…

En quelques minutes, l’hymne national, la signature du document officiel et puis c’est tout !

Je suis française, point !

Bon, se dit-elle, savourons notre bonheur.

 

Au village, une fête allait être donnée.

Quelque chose de simple, avait dit Piponi.

Marcel en était le chef d’orchestre.

 

Ils arrivèrent sous les acclamations des villageois.

La salle des fêtes avait été décorée par les dames du village qui s’en étaient donné à cœur joie, oubliant quelque peu les consignes de Piponi…

Tous y entrèrent et Monsieur le Maire sortit un papier de sa poche pour dire aux nouveaux citoyens l’honneur fait à ce village de les accueillir.

C’est alors que Lili, reprenant ses esprits après une journée si émotionnellement chargée, fit de discrets signes à Marcel qui, intrigué, se rapprocha.

Elle lui glissa quelques mots à l’oreille et tous deux partirent précipitamment pour revenir quelques minutes plus tard les bras chargés d’un mystérieux paquet joliment enveloppé et élégamment entouré d’un magnifique ruban bleu, blanc, rouge.

Ils déposèrent le paquet sur l’estrade de la salle des fêtes et Lili prit la parole.

 

« Chers amis, dit-elle, vous m’avez accueillie il y a déjà longtemps.

Je sais que parfois j’ai pu vous paraître énigmatique, mais sachez qu’à aucun moment je ne me suis sentie étrangère au village, et cela grâce à chacun de vous.

Alors, mes amis, car vous êtes tous mes amis, je tiens aujourd’hui à vous en remercier et à vous remettre ce présent en guise de gratitude. »

Elle demanda à Piponi de l’ouvrir et tous purent admirer le buste de Marianne, symbole de la République française, que Lili avait sculpté de ses mains, en cachette, dans l’atelier de Marcel et de Théo.

 

Remerciements, félicitations, embrassades…

 

Lulubé, le correspondant du journal local, l’appareil photo en bandoulière, immortalisa la scène sans modération.

« Il faudra que je numérote ces photos et les convertisse*. Je suis content de m’être doté d’un catalogueur*, il me sera précieux »  se dit-il.

 

Pipistrelle, méconnaissable en costume, cravate et chemise blanche, avait fait sensation en arrivant avec, à son bras, une jolie demoiselle rosissant de timidité.

« - Té, il a bien caché son jeu celui-là » ne put s’empêcher de dire Fernande, la langue toujours aussi bien pendue.

Il était passé le matin même chez Ursule,  le coiffeur du « Faudra Tif Hair » qui, parfois, et aujourd’hui particulièrement, faisait des miracles.

Avec ses ciseaux affûtés, il avait ciselé la chevelure de Pipistrelle en une coupe à la « Clooney ».

Et ma foi, le résultat  était intéressant !

 

Le Père Igor, vêtu de sa plus belle soutane – non par coquetterie, mais il faut dire que sa soutane de « tous les jours » avait un peu souffert lorsque, vert de rage et à la poursuite de ce satané renard emportant une de ses poules, il avait atterri dans un roncier indescriptible – était aux anges.

Cette famille enfin réunie était une bénédiction du ciel et il louvoyait entre ses ouailles ne cachant pas son bonheur !

 

La fête s’étira jusqu’au petit matin.

Alors, les villageois, fourbus, mais heureux, se réfugièrent sous leurs  couettes, la tête dans les étoiles…

 

                                                          FIN

 

  • Pour les non-initiés dont je suis
  • Convertir une photo : action de transformer une image dans un autre format de fichier ou un autre espace couleur
  •  

Catalogueur: catégorie de logiciel dont le but est de classifier et annoter les photos

 

6
Votre vote : Aucun(e) Moyenne : 6 (1 vote)

Commentaires

plume bernache
    dans les rues de

 

 

dans les rues de l'exil

 

" Un soleil à faire des grillades sans brasero..." tristement d'actualité en Gironde et ailleurs !

 

"Marcher dans les rues de l'exil" pas chose facile sans doute, avec tous les sentiments contradictoires que cela soulève et que tu évoques très justement. Mais la famille de notre Lili retrouve sa fille ; nul doute que cela adoucira leur adaptation. Et qui sait...peut-être que tout n'est pas perdu concernant le frère disparu ? À nous de décider...

plume bernache
embarquement immédiat

 

Merci Garance, mais c'est ton Piponi qui m'a embarquée dans son véhicule à sept places . Ainsi j'ai pu visiter l'aéroport avec nos amis

de Saint Martin qui nous sont familiers maintenant.

 

Quel avenir leur réservons-nous ? Ou plutôt : Quel avenir nous réservent-ils ?

Car c'est bel et bien eux qui nous mènent par le bout du nez n'est-ce pas ?devil

Garance
Mais quelle délectation cette

Mais quelle délectation cette lecture !

Les personnages sont tellement vivants qu'on croirait les avoir déjà rencontrés.

Le questionnement philosophico-spirituel du père Igor et les conséquences de son triple café serré, les glougloutements de Marcel et le TGV de Pipistrelle....

Quel plaisir !

Bravo Plume !

 

plume bernache
chairs algides

 

Pour continuer l'exercice de vocabulaire autour de la chair, toujours instructif, je viens de rencontrer (Le fils de l'homme p 86) la phrase

"le fils n'est plus qu'un bloc de "chairs algides". Jamais vu ce mot-là.

J'ai cherché: algide: notion de froid.

 

"fièvre algide"caractérisée par la durée et l'intensité du frisson.

Peut-être nos amis victimes du "Covid" ont-ils ressenti cette fièvre "algide"...?

 

À plus tard, pour nos rencontres "en chair et en os" ou "en chère et à noce"

 

luluberlu
Portrait de luluberlu
Relu avec plaisir... toujours

Relu avec plaisir... toujours aussi jubilatoire.

plume bernache
repos pour tous

 

 Le repos semainial, en voilà une bonne idée ! Faudrait souffler l'idée à nos nouveaux élus. Les débats pourraient être animés.

Garance
" Ne croyez pas tout ce que

" Ne croyez pas tout ce que vous pensez"

 

Bigre ! Beau sujet de philo non?

 

Ne pas se fier à ses premières impressions?

Je pense à un slogan publicitaire en contradiction avec la maxime de Thubten Chodron " On n'a pas deux fois l'occasion de faire une première bonne impression"

 

Ou dédoublement de personnalité qui permet d'analyser le comportement de la 1ère partie de l'être par la seconde.

En prenant le nom de Thubten Chodron, Cheryl Greene n'est-elle pas dans ce cas de figure?

 

Peut-être est-ce cela la sagesse, savoir prendre du recul afin de mieux analyser une situation?

 

Ou plus prosaiquement, tourner 7 (?) fois sa langue dans sa bouche avant de parler...

 

That is the questionwink

 

Garance

plume bernache
J'y crois pas

 

 

 

 Je n'y croyais pas et pourtant oui, il y a des nonnes tibétaines...

et Thubten Chodron existe pour de vrai. Elle ne commercialise pas des confitures comme on pourrait le croire.

 

Et j'aime beaucoup cette citation que désormais je ferai mienne:

"Ne croyez pas tout ce que vous pensez"

Garance
J'aime beaucoup la tournure

J'aime beaucoup la tournure que prend cette histoire.

J'ai une petite idée pour la suite, mais ... chut wink

plume bernache
commères (et pourquoi pas compères?)

 

À l'instar de celles de la chanson de Brassens

Je parierais que derrière les volets mi-clos,

 

"Sans souci du qu'en dira-t-on,

Avec impudeur les commères

écoutaient avec attention

ces paroles honteuses et hardies

que rigoureusement sa mère

a défendu d'nommer ici."devil

 

Vous devez vous connecter pour poster des commentaires