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La petite Léa a sommeil. Elle lutte mais ses yeux se ferment tout seuls. On dirait que le marchand de sable est passé dit Papa. Il installe un petit sac de couchage dans un coin de la coulisse, calé bien confortable sur des cartons de costumes d’où s’échappent un pan de velours rouge, un bout de ruban turquoise. Comme ça elle peut dormir quand la soirée se prolonge exagérément. C’est que Papa aime bien s’attarder avec ses copains musiciens, boire un coup comme il dit, faire le point, programmer les prochains spectacles. Cela peut  durer jusqu’au petit matin.

La petite aime bien les soirées de concert dans les villages. Les samedis où elle est chez son papa, il l’emmène avec lui. Il ne va pas la laisser seule à la maison au milieu de nulle part quand même. À huit ans, non. On ne sait pas ce qui peut arriver. De toute façon, elle ne demande pas mieux. La musique elle adore ça elle dit que ça la berce, ça la fait rêver.

Seulement, il ne faut surtout pas le dire à Maman quand elle viendra la chercher lundi matin. Une salle de spectacle, ce n’est pas la place d’une enfant de huit ans. Les fréquentations de son père sont très louches. Rien que des musiciens, des gens du spectacle quoi, futiles, agités, voire dépravés… Des artistes quoi. Pas vraiment un modèle à suivre.

Mais comment faire quand on est musicien professionnel ou presque car c’est pas son salaire de saisonnier agricole qui remplira la marmite. Le cachet du samedi soir arrondit bien les fins de mois. Et s’il veut un peu gâter sa gosse : un joli pyjama, une poupée, et surtout des livres. Illustrés ou non. Elle aime déjà « les livres blabla » comme elle dit. Maman ne veut jamais lui en acheter parce que ce n’est pas pour son âge d’après elle. Elle comprend rien Maman !

Les paupières se font de plus en plus lourdes. Bercée par la mélodie si douce jaillie de la flûte de Papa, Léa distingue sur la scène trois ombres rassurantes. Ombres chinoises projetées sur le mur pâle ; trois silhouettes familières. Empreintes indélébiles.

Au milieu, debout, solide, Rudolf son père. La tête concentrée dans les épaules, il souffle dans sa flûte comme s’il voulait extraire son âme de son corps pour l’offrir au monde en sa plus pure expression. Diffuser un  message. De douceur, d’amour et d’espoir.

À sa droite, en appui sur un pied,  hésitant et timide, Viktor attend la fin du morceau. Surtout ne pas déranger le musicien qu’il vénère. Il avait cueilli ce petit bouquet de tulipes sauvages. Osera-t-il le lui offrir cette fois ? Comment son geste sera-t-il reçu ? Cela se fait-il d’offrir des fleurs à un autre homme ? N’est-ce pas un peu naïf ? Osé ? Et pourtant…

Samir lui, immortalise l’instant avec son vieux Kodak. Redouble la photo. Et la triple. Chacun la leur. Immortaliser l’instant. Au cas où. Ne dit-on pas que bientôt les étrangers en situation irrégulière.

Léa s’est endormie. Elle sourit . Rêve en bleu.

 

Illustration: 

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Commentaires

luluberlu
Portrait de luluberlu
(sans sujet)

yes

plume bernache
Léa

 

 Merci de t'être penchée sur ces ombres étranges.

 

Le personnage de la petite Léa est largement inspiré d'une fillette bien réelle qui accompagnait son papa les soirs de concert folk organisés jadis dans mon village. Elle dormait dans les coulisses quand le sommeil devenait trop pesant. Elle était la petite mascotte de l'orchestre et des gens, dont j'étais, présents à ces soirées. La fillette doit avoir largement dépassé la quarantaine maintenant. Peut-être joue-t-elle de la flûte ? Cela n'aurait rien d'étonnant !

Garance
Émouvante cette petite Léa

Émouvante cette petite Léa qui s'endort dans les coulisses calée dans un sac de couchage.

Mais, enfant du divorce, il ne faudra rien dire à Maman.

Pourtant, ils se sont aimés un jour...

 

Troublant cet hommage rendu à Rudolf le Papa musicien par Viktor lui offrant un bouquet de tulipes sauvages(!).

 

Et puis Samir et son vieux Kodak qui attendent LE MOMENT précis...selon le bon vouloir de l'encre sympathique, entre autre...

 

Beaucoup d'émotion dans ton texte, cela ne m'étonne pas de ta part.

Merci Plume.

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