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J’habite au troisième étage d’un immeuble en banlieue de Corognac, au numéro 19. Printemps tout neuf, soleil insolent narguant cette épidémie qui nous empoisonne.

Ce soir-là, la chaîne info des voisins diffuse un discours du président. Des bribes s’introduisent par ma fenêtre large ouverte. Soudain « goulou… glou… pf pf pf… » ! ricane mon poisson rouge qui a l’ouïe fine. En même temps, de partout fusent des exclamations de joie enfantine, de réprobations adultes, cris, rires nerveux. Je me précipite sur ma télécommande et comprends tout de suite « Écoles fermées, confinement général des populations… durée indéterminée. Seules sorties autorisées… raisons vitales… contrôles stricts. Applicable dès le lendemain ».

Le choc. Conciliabules dans les chaumières. Qui s’occupera des gosses ? Comment ? Remplir le frigo ! Gare aux pénuries : vite, papier wc, la javel… Et le chien qui le sortira ? Télétravail ils ont dit. Quésaco ? Moi j’ai jamais fait et puis j’ai pas le matos pour ! Mais alors plus de réunions, plus de fêtes, de sorties théâtre, de mariages… Oh, Gustave et Stéfania ! Renoncements en cascade.

Vaille que vaille, on s’organise, on garde le sourire. Du moins on essaie. On s’adapte. Moi, je vis seul avec Bubulle confiné dans son bocal et Chiffon mon gros matou dormeur. Je ne suis pas curieux, je n’écoute pas aux portes. Mais comme toutes les fenêtres sont ouvertes, j’entends et je vois. Comment faire autrement quand on n’a rien d’autre à faire ?

            Claude court sur le balcon du quatrième étage, du coin nord au coin sud et demi tour.

Mademoiselle Rodriguez, ma voisine de palier ne reçoit plus ses petits élèves de piano. Plus de gammes trébuchantes. Ni de lettre à Élise indéfiniment ressassée, jamais envoyée. Mademoiselle Rodriguez se défoule avec Liszt et Chopin du matin jusqu’au soir et tard dans la nuit. Une virtuose. Le premier jour tout l’immeuble a applaudi. Le deuxième un peu moins, et plus du tout le troisième !

Des pas dans l’escalier, la porte de sortie claque. Juliette va promener Roméo son labrador ! C’est permis il faut bien que cette pauvre bête satisfasse ses besoins naturels… Chiffon somnole.

            Claude court sur le balcon du quatrième étage.

— Papi, je sais plus le théorème de Pythagore. J’en ai besoin pour le problème envoyé par la maîtresse.

— Pff, c’est facile, ma petite Linette : « La somme du carré… Non… le carré de l’hypothèque s’élève de tous les côtés… euh… la somme, une grosse somme… ah tu m’ennuies, demande à ton frère ! »

— Hey tu charries Papi, j’ai pas l’temps. Là, je bûche ma géo : impossible de situer ces putains de Pyramides de Malpighi… Pas en Égypte, c’est clair. Et puis tu nous avais bien dit que tu étais le cador de ta classe en math, non ?

Une petite voix vient à la rescousse :

— Oui, tu l’avais dit Papi ! Tu l’avais dit !

— Zut, fichez-moi la paix les drôles, laissez-moi lire mon journal… Z ’avez qu’à demander à votre père.

— Ttt Tttt Tttt, chuis en télétravail. Chuis en galère : Mon ordi rame un max… Réseau saturé. Personne ne me dérange ! Josiane, occupe-toi des gosses au moins !

— Et la cuisine qui c’est qui va la faire alors ? Vous voulez manger à midi, oui ou non ? Bruits de casseroles entrechoquées à outrance.

La gamine se met à chialer que personne veut l’aider, rien que des méchants ! Et ça finit toujours comme ça.

Eux, c’étaient les Chouinot, les voisins du dessous avec leurs trois enfants et le pépé.

 

Encore de sortie, Roméo ? À peine dix minutes qu’il est rentré. Juli… ? Ah non, ce n’est pas elle qui tient la laisse, c’est Étienne, du cinquième. Il lui fait faire le tour du pâté de maisons à petites foulées. Quatre fois. Chez moi, Chiffon bâille.

               Claude court sur le balcon du quatrième.

Mmm, une odeur appétissante monte du rez-de-chaussée. C’est la Maïté qui cuisine son fameux civet de lièvre.

Elle a le plein congélateur de volaille et de gibier que Paulo son homme lui ramène des Halles où il travaille. Quand elle a appris le confinement elle a proposé de préparer des repas pour ceux qui seraient dans le besoin. On ferait passer les sacs par les balcons d’étage en étage. Suffirait de l’avertir la veille, un petit mot dans sa boîte aux lettres. Le cœur sur la main la Maïté. Et la main à la pâte… Au fait, est-ce que je ne serais pas dans le besoin, moi ? Chiffon s’étire.

            Claude court sur le balcon.

Encore ! Pauvre Roméo, il n’a pas l’air au mieux. Il tire une de ces langues… Cette fois-ci, il est traîné par… Paulo justement, le mari de Maïté. Un peu claudiquant depuis son accident de mobylette mais il arpente bien quand même et le chien n’a même plus en vessie de quoi marquer son passage ! Le bagne ! .

            Claude court.

Ah ? Tac tac tagadac tac ! Ça commence au cinquième. La belle Véra s’entraîne pour son spectacle de flamenco prévu le premier avril à « L’Estamino ». Personne n’ose lui dire ce qu’elle sait déjà. Déni. Elle danse danse danse… Le soir sur son balcon elle nous offrira spectacle. Chiffon s’étire.

— Papi, papi ( le petit Chouinot ), ma prof de math vient de m’envoyer un exercice : où ça se trouve une table de logarithmes ?

— Cherche sur le catalogue Ikea. Hi hi hi !

— Pépé, cessez de lui dire des âneries à ce gosse. Il est capable de vous croire et de l’écrire dans son devoir !

— Bah, il faut bien rire un peu Josiane. Mmm… Ça sent bien bon dans ta cuisine. Gâteau au chocolat ?

— Oui Pépé mais pas pour vous !

— Zut alors… Pour qui ?

— Pour Marie la petite infirmière du premier. Quand elle rentrera chez elle au petit matin, elle sera contente de trouver notre panier collectif devant sa porte. Maïté lui a préparé du lapin en pâté, Mademoiselle Rodriguez un couscous aux merguez et la concierge une soupe aux asperges.

— Hou c’est gentil ça les femmes ! Un beau geste solidaire. C’est comme ça qu’on gagne les batailles ! Moi en quarante…

— Justement, vous Pépé, vous lui offrirez bien la bouteille de vieux Saint-Émilion que vous planquez dans votre armoire, n’est-ce pas ?

— Euh… ben… je… bon, oui ! Mais quand même laisse — moi en boire un verre d’abord.

               Claude souffle.

Il est vingt heures. Du monde aux fenêtres pour applaudir, chanter danser. Se prouver qu’on est en vie.

              Claude a couru le marathon en six heures six minutes et six secondes. Record battu !!!

Chez Juliette, Roméo commençait juste à s’endormir. Il sursaute, ouvre un œil et se rendort. Ce confinement est épuisant ! Chiffon ronfle.

Je vais me coucher. Bonne nuit Bubulle ! Son œil d’or me vrille jusqu’au tréfonds de la conscience.

J’ai compris. Après cette réclusion forcée, notre première sortie, ce sera à la rivière, promis. Et bye bye mon ami !

               « La liberté ne vaut que si elle est partagée. »

 

 

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Commentaires

Manuella
Portrait de Manuella
Liberté partagée

La liberté ne vaut que si elle est partagée ! Yes, même et surtout dans un solidaire confinement !

Un immeuble bien agréable qui doit sûrement être enviéwink

enlightened

plume bernache
filet à papillons

 

 Merci  Garance pour cette superbe phrase de JP Vallotton !

Garance
Claude court et chiffon dort

"Ramassez délicatement tous vos signes de ponctuation avec un filet à papillons, disposez-les dans le haut de votre page et vous aurez créé une nouvelle constellation " JP Vallotton.

plume bernache
   Ouf !    Dis- bien à

 

 Ouf !

 

 Dis- bien à Sylvie que je pense bien à elle et à sa maman. Situation délicate pour elle aussi j'imagine.

 J'espère que nous entendrons sa voix lors de notre rencontre téléphonique.

 Tout cela aura une fin, patience…

 Transmets lui toutes mes amitiés et de gros bisous.

luluberlu
Portrait de luluberlu
Rien de tout cela. J’ai

Rien de tout cela. J’ai trouvé amusant de les mettre. C’est Sylvie que me les a envoyées… Elle vous embrasse.

plume bernache
relire

 

 Deux jolies poésies que je ne connaissais pas…ou que j'avais oubliées ! Je vais me les archiver .

 Renferment-elles un message ?

 

 Veux-tu dire par là que je serais atteinte de "virgulite" ?

Peut-être aussi que j'aurais dû mieux relire . Corriger mes fautes d'accents et de traits d'union avant d'envoyer, je le reconnais ! Désolée.

plume bernache
Vécu…par d'autres

 

 Tant mieux si ça vous a amusé. Je me suis amusée aussi en l'écrivant.

La plupart des faits (un peu enjolivés quand même) ont été rapportés ici ou là, radio, journaux ,télé…Je n'ai gardé que les anecdotes sympa. Pas les infirmières empêchées de rentrer chez elles par des voisins craignant la contagion…Horrible!

 

La seule chose vécue, mais il y a très longtemps(50ans?)c'est Bubulle le poisson rouge relâché par notre fils dans le lac du voisin...Des années plus tard, le voisin a vidé son lac pour le "désenvaser", et il a eu la surprise de trouver une multitude de petits poissons rouge et gris ! Alors qu'au départ il n'y avait mis que des petits carpeaux gris.

luluberlu
Portrait de luluberlu
- Ce n’est pas pour me

- Ce n’est pas pour me vanter,

Disait la virgule,

Mais, sans mon jeu de pendule,

Les mots, tels des somnambules,

Ne feraient que se heurter.

 

- C’est possible, dit le point.

Mais je règne, moi,

Et les grandes majuscules

Se moquent toutes de toi

Et de ta queue minuscule.

 

- Ne soyez pas ridicules,

Dit le point-virgule,

On vous voit moins que la trace

De fourmis sur une glace.

Cessez vos conciliabules

Ou, tous deux, je vous remplace !

 

            Maurice Carême

 

Un point d’interrogation

Comment ? Une question ?

Et un point d’exclamation

Oh ! Quelle émotion !

Sur mon écritoire,

J’invente une histoire,

J’aligne les mots

Avec mon stylo.

 

Puis trois points de suspension,

Hé hé hésitation …

Je rajoute une virgule

Et regarde la pendule.

Quand j’ai tout écrit,

Alors je relis.

L’histoire est jolie,

Un point c’est fini.

 

       Daniel Coulon

Garance
Claude court et Chiffon dort

Quel plaisir de lire ce texte!

Plume Bernache tu as un talent fou.

On s'y croirait. Tu as l'art de mêler l'imaginaire ( à moins que ce soit du vécu ?) et l'existant ( Claude court sur son balcon...).

Pauvre Romeo !

JP et moi avons passé un bon moment en te lisant.

Merci et bravo !

olala
Claude court et Chiffon dort.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! J'ai adoré. Merci et... bonne nuit à Chiffon. Petit malin ! Le temps passe plus vite ainsi hein ? surtout quand on n'a pas de jardin.

 

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