
Voir : à la manière de Marie Sabine Roger ( Les exos de l’atelier )
Sur le registre d’état civil son prénom est Arlette.
Pourtant tout le monde l’appelait Ralette.
Et maintenant elle n’est plus que « cette pauvre Arlette »
Voici comment cette mutation s’est déroulée.
Un beau matin, en allant à la boulangerie, Ralette faillit buter contre un homme allongé sur le trottoir. La peau noire, uniforme orange d’éboueur, yeux clos, visage crispé.
Elle dégaina son smartphone. Déjà allumé, jamais éteint au cas où… et clac ! La photo engrangée. Preuve irréfutable diffusée plus vite que l’éclair aux Services de la Voirie, aux autorités de la ville et à une bonne centaine d’« amis ». Pour plus d’efficacité, lestée de ce message tapé à pouces que veux-tu :
« VOILÀ OÙ PASSENT NOS IMPÔTS ». Il faut bien que les gens soient informés.
Lorsque Adama ouvrit les yeux, il s’étonna de voir au-dessus de lui un cercle de visages vociférants. Il ne comprit pas ce qui lui était reproché. Il n’avait fait de mal à personne. À la pause, il s’était juste allongé parce que ses pieds ne le portaient plus. Transpercés de mille aiguilles brûlantes enflammant d’un feu infernal chacune de ses vertèbres jusqu’à la nuque. Cela empirait de jour en jour. Cette fois, il était déterminé à aller voir le patron pour lui demander de le changer de poste. Sauter du marchepied de la benne et remonter cent fois dans la journée était une torture. Il n’arrivait plus à faire son travail correctement.
Quand le camion arriva au dépôt, le chef vint à sa rencontre. Peut-être s’était-il rendu compte de sa souffrance et allait lui proposer un changement de service, entretien des véhicules par exemple, ou même conducteur… il ne dirait pas non.
Au lieu de ça, on lui montra la photo et la légende assassine échouées sur le téléphone du directeur des ressources humaines. Le verdict s’abattit comme la foudre : licencié pour faute grave !
Le malheureux sentit le monde s’écrouler. Il avait eu tant de mal à arriver en France, à obtenir ses papiers, ce travail… Il avait pu enfin fonder une famille avec Mina et leurs trois petits. Vivre, tout simplement !
Ce soir-là, il n’osa pas rentrer chez lui. Trop honte… il passa la nuit sur un banc du jardin public où il pleura plus qu’il ne dormit.
Pendant ce temps, sur les réseaux sociaux, Ralette triomphait. Les messages de haine menaient leur vilain train. Adama ne les lisait point car dans son malheur, il avait la chance de ne pas posséder de téléphone.
Le vent tourna pourtant. Des collègues solidaires et déterminés accompagnèrent Adama devant le tribunal des prud’hommes et le défendirent si bien qu’il fut réintégré. Les journaux relayèrent l’information, les réseaux firent le reste. En quelques jours l’éboueur fut reconnu, réhabilité, encouragé et notre Ralette perdit d’un coup son aura. Ses centaines d’Amis mutèrent en Ennemis et se déchaînèrent contre elle. Elle se retrouva prise dans sa propre toile de fiel, essaya de se défendre, changea de nom. Rien à faire : plus elle se démenait plus les fils l’enserraient. Ligotée ! Seule solution : se séparer de son cher téléphone. La fin du monde.
Désormais, à l’heure du ramassage des poubelles, on la voit derrière sa fenêtre. Elle regarde passer le camion vert. Au volant, un africain chante à pleine joie un refrain de chez lui. Éclipsant le cliquetis de la benne.
Il passe sans la voir, d’ailleurs il ne la connaît pas.
C’est alors qu’une grosse larme descend lentement sur la joue pâle de cette pauvre pauvre, pauvre Arlette.
