Le bonheur
« Souviens-toi que tu dois te conduire dans la vie comme dans un festin. Un plat est-il venu jusqu’à toi ? Étendant ta main avec décence, prends en modestement. Le retire-ton ? Ne le retiens point. N’est-il point encore venu ? N’étends pas au loin ton désir, mais attends que le plat arrive enfin de ton côté (…) Souviens-toi que tu es acteur dans la pièce où le maître qui l’a faite a voulu te faire entrer : soit longue, soit courte. S’il veut que tu joues le rôle d’un mendiant, il faut que tu le joues le mieux qu’il te sera possible. De même, s’il veut que tu joues celui d’un boiteux, celui d’un prince, celui d’un particulier ; car c’est à toi de bien jouer le personnage qui t’a été donné ; mais c’est à un autre à te le choisir ».
Epictète, Manuel, chapitre 15
La philosophie sert à vivre, simplement. Son but est à mes yeux le bien-vivre ou le mieux-vivre, c'est-à-dire le bonheur, ou qui peut nous en rapprocher. En faisant du bonheur le but de la philosophie, je m’appuie sur une tradition fort ancienne et multiforme, et d’abord sur la tradition grecque. J'en extrairais volontiers la belle définition de la philosophie que donnait Épicure, et qui va à l'encontre de l'opinion reçue selon laquelle on ne pourrait définir ce qu'est la philosophie. « La philosophie, disait Épicure, est une activité qui, par des discours et des raisonnements nous procure la vie heureuse. »
André Comte-Sponville, Une Éducation philosophique, PUF, 1989
Que ce soit l’intellect qui soit regardé comme ayant la connaissance des réalités belles et divines, c’est l’acte de cette partie qui sera le bonheur parfait. […] De plus, ce qu’on appelle la pleine suffisance appartiendra au plus haut point à l’activité de contemplation: car s’il est vrai qu’un homme sage, un homme juste, ou tout autre possédant une autre vertu, ont besoin des choses nécessaires à la vie, cependant, une fois suffisamment pourvu des biens de ce genre, tandis que l’homme juste a encore besoin de ses semblables, envers lesquels ou avec l’aide desquels il agira avec justice, l’homme sage, au contraire, fût-il laissé à lui-même, garde la capacité de contempler, et il est même d’autant plus sage qu’il contemple dans cet état davantage. Sans doute est-il préférable pour lui d’avoir des collaborateurs, mais il n’en est pas moins l’homme qui se suffira le plus pleinement à lui-même. Et cette activité paraîtra la seule à être aimée pour elle-même : elle ne produit, en effet, rien en dehors de l’acte même de contempler, alors que des activités pratiques nous retirons un avantage plus ou moins considérable à part de l’action elle-même.
Aristote, Éthique à Nicomaque, X, Trad. Tricot, Vrin, pp.508 – 511.
Nous sentons la douleur, mais non l’absence de douleur ; le souci, mais non l’absence de souci ; la crainte, mais non la sécurité. Nous ressentons le désir, comme nous ressentons la faim et la soif ; mais le désir est-il rempli, aussitôt il en advient de lui comme de ces morceaux goûtés par nous et qui cessent d’exister pour notre sensibilité, dès le moment où nous les avalons. Nous remarquons douloureusement l’absence des jouissances et des joies, et nous les regrettons aussitôt ; au contraire, la disparition de la douleur, quand même elle ne nous quitte qu’après longtemps, n’est pas immédiatement sentie, mais tout au plus y pense-t-on parce qu’on veut y penser, par le moyen de la réflexion. Seules, en effet, la douleur et la privation peuvent produire une impression positive et par là se dénoncer d’elles-mêmes. Le bien-être, au contraire, n’est qu’une pure négation. Aussi n’apprécions-nous pas les trois plus grands biens de la vie, la santé, la jeunesse et la liberté, tant que nous les possédons ; pour en comprendre la valeur, il faut que nous les ayons perdus, car ils sont aussi négatifs. Que notre vie était heureuse, c’est ce dont nous ne nous apercevons qu’au moment où ces jours heureux ont fait place à des jours malheureux.
Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, 1819-1859, , PUF.