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À la suite de Jón Kalman Stefánsson : Entre ciel et terre (Les exos de l'atelier)

 

Version audio - lu par Gisèle - Musiques : E.Satie : Gymnopédies - F. Chopin : Nocturne N° 1 - A. Vivaldi : «Filiae maestae Jerusalem» RV 638 II Sileant Zephyri Ph Jaroussky, Ensemble Artaserse - Cliquez sur : ICI

 

Pour Jamijo (Jeannine Kunzler)

 

Première partie : On ne peut pas vivre les vies qu’on voudrait. On est prisonnier de qui nous sommes.

Automne, fraîcheur piquante du soir, parfums de pommes. Le jour déclinait rongé par une lumière oblique. L’air absorbait les couleurs qui pâlissaient ; il ne subsistait qu’une bruine de clarté. Mais ce n’était pas ça. C’était autre chose. Un rêve peut-être ?

La maison retenait son souffle, ce qui n’empêchait pas la fumée de monter en volutes indéfinies vers un ciel bleu nuit grand ouvert. Pas un souffle de vent ; cette quiétude conférait au monde une plus grande profondeur. Doucement, un soupçon de ténèbres dévorait les détails. La lune, timidement, semait une petite brume à fleur de terre, s’évertuant à redessiner la silhouette des arbres en ombres chinoises. Les criquets avaient cessé leur chant lancinant ; seule une chouette brisait parfois le silence tapissé de mousse qui s’était abattu sur la vallée. Pianissimo, les grenouilles et les chauves-souris prenaient possession de ce qui serait leur territoire pour les prochaines heures... jusqu’à ce que le soleil reprenne ses droits.

Plus loin, les rares lampadaires privaient l’être humain d’étoiles et d’horizons. On ne savait pourquoi les rares maisons éparses et vides avaient négligé de vivre des années perdues depuis longtemps. Seuls quelques arbres frêles arrimés au sol les empêchaient de fuir. C’était un ailleurs inconnu : il n’avait plus de nom.

****

Tu flottais dans le petit matin, à moitié effacée par la nuit. Derrière tes yeux tristes, j’ai vu une vie vécue. La mélancolie qui vient avec la maturité se conjuguait en accords mineurs : regrets, solitudes et nostalgies, en totale harmonie avec les trois cordes de mon instrument. Je te l’ai dit pourtant : « Une plaie qu’on ne soigne pas devient avec le temps un mal intime et incurable. »

— On a dû te poser trop de questions dans ta vie ?
— Je laisse les gens parler s’ils ont envie. Parfois, il vaut mieux se contenter d’exister.
— Pourquoi ?
— Parce que tout est si petit ici, tout le monde sait... savait tout sur tout le monde ; à part sur soi-même.
— Tu sais pourquoi tu vis ici ?
— Et si je ne savais pas ? Tu veux que je te raconte ma vie ?... Elle est comme ces lampadaires dans le village, privée d’étoiles et d’horizons.
— Tu es... mystérieuse.
— Pas mystérieuse, juste insignifiante. Et puis, j’ai ce truc dans la tête, incurable... Je vais mourir. Ça prend du temps de s’habituer aux choses... ça fait bizarre de dire ça. C’est la première fois que je le dis à voix haute.

Ils se taisent... Tous deux gardent le silence ; elle baisse les yeux. Comme happés par elle, il ne parvient pas à maîtriser les siens. Elle est belle. Sans doute devrait-il couper court à tout ça... pourtant il ne fait rien. C’est... insupportable. Elle s’en rend compte et lui murmure :

— J’essaie de rallonger mon chemin... pour passer plus de temps avec toi.

Il parvient tout juste à hocher la tête. Attend, parfaitement immobile. C’est elle qui rompt à nouveau le silence :

— Tu as perdu ta montre ?
— Je ne la porte plus. J’avais l’impression d’être menotté par le temps.
— Tu vas rater ton avion.
— Je sais. Ça ne fait rien. Depuis quand le sais-tu ?
— Longtemps il me semble... Peut-être depuis toujours. J’essaie de vivre dans l’instant, dans une manière d’hésitation, avant le grand saut. Et puis, l’automne est là. C’est une saison qui met l’être humain en sommeil.
Le temps va si vite, bien plus que la lumière : on naît, un battement de paupière, on vieillit ; parfois il est si lent qu’il nous oppresse, puis on meurt.

 

Elle a ôté sa robe ; simplement, le vêtement est tombé en corolle à ses pieds. Nue. Il n’avait jamais rien vu d’aussi beau. Suspendus les battements de son cœur. Deux souffles, deux baisers. Elle a soupiré :

—  Maintenant, tout peut commencer.

****

Plus tard, un jour nouveau est né, une matinée toute en fraîcheur.

— J’ai été très touché par ton cadeau.
— Si tu reviens...
— Je reviendrai, bien sûr. Attends-moi.
— Dépêche-toi.

« Nulle chose ne m'est plaisir, en dehors de toi. » (J.K Stefánsson : Entre ciel et terre).

 

Deuxième partie : Tu as su poser tes pas là où les mots ne sont que des parenthèses du silence. Avant toi, le temps passait comme un train de ténèbres.

 

Ce soir, je me suis installée sous la véranda, face à la baie, dos tourné aux montagnes que j’ai toujours trouvées menaçantes. J’attends ton retour en regardant la lune ; le ciel a beau allumer des étoiles, dans le noir elle occupe toute la place. Sans la nuit, elle n’existerait pas, ou si peu. Tu me manques. Tous les moments que la vie a refusé de nous accorder ensemble me manquent aussi ; j’aimerais tant te trouver au creux de mon passé.

 

Je voudrais pouvoir la regarder avec toi. Elle éclaire le ciel et la terre et le bonheur que j’éprouve en pensant à toi. Peut-être me dit-elle que tu as le pouvoir d’illuminer le peu de vie qui reste en moi ; peut-être fais-tu partie de ceux pour qui l’enfance s’est éloignée lentement et continues-tu d’abriter au fond de toi l’enfant que tu as été ? Peut-être ? Peut-être n’as-tu aucune blessure au fond du cœur ? Peut-être ? J’ai croisé ton regard et j’ai su... J’ai su que j’étais l’élue. C’est ce souvenir, le plus beau et le plus fragile, qui me fait vivre ; mais tu le sais : quelle que soit la manière dont je conjugue le jour, il se finira par la nuit.

 

L’automne déroule son manteau de feuilles pour protéger la terre des frimas à venir. Une brise venue du large, d’abord murmure puis mélopée, le fait frissonner et vient troubler cette quiétude ; elle traverse cet endroit qui ressemble alors plus à une symphonie qu’à un paysage. Tu as raison, Chopin et ses nocturnes ( 1 ) ont aussi ce pouvoir d’effacer la frontière entre vie et mort. Parfois, je me prends à espérer : revoir les soirées bleues de l’été, t’embrasser, t’étreindre, m’endormir en écoutant ton souffle ; parfois, je me réveille en l’entendant encore et tu murmures mon nom. Parfois...

 

Sur la table il y a des pommes ; sous la clarté lunaire, on dirait des points rouges dont on a envie de déguster les couleurs pour adoucir le cours du temps et donner du voyage à la vie. La lumière me fait mal. J’ai baissé les stores ; sous la brise, ils frissonnent, tranchent des lames de lune et dessinent au sol des intermittences rousses. Un bois de meuble craque. Dans l’apparente immobilité, la vie continue en contractions soudaines.

 

Une brume légère est venue et voilà la nuit suspendue à son coussin de vapeur. Je me suis assoupie.

 

« Celui qui dort trop longtemps passe à côté de la vie. * » m’as-tu dit un jour ; mais il suffit que tu prononces mon prénom et je me sens vivante. J’allume mon sourire. Ce matin, je me suis éveillée en entendant le « Filiae maestae Jerusalem » de Vivaldi, hanté par la voix de Philippe Jaroussky ( 2 ). Ce n’est pas tant les paroles qui m’ont troublée, je ne comprends pas le latin, mais sa voix et ta présence. Tremblante, j’ai fermé les yeux, disparu dans la musique. « Peut-on se dissoudre dans un poème, se confondre avec la douceur qui habite les mots ? »*  Je n’avais pas, jusqu’alors, compris ce que tu m’avais un jour murmuré :

« Les cordes vocales de l’être humain partent de la gorge et mènent droit au cœur. Elles pénètrent ses profondeurs : c’est de là que vient le chant. Voilà pourquoi il nous arrive de trembler en l’écoutant. Voilà pourquoi il a le pouvoir de changer le monde. »*

 

 

Devant la véranda, la rosée scintille sur les pierres et les transforme en diamants.

 

Sileant zephyri,
rigeant prata,
unda amata,
frondes, flores non satientur.

 

* Jón Kalman Stefánsson

 

1) Arthur Rubinstein plays Chopin - Nocturne opus 9, N° 1 : ICI

2) A. VIVALDI: «Filiae maestae Jerusalem» RV 638 [II.Sileant Zephyri], Ph.Jaroussky/Ensemble Artaserse : ICI

 

Troisième partie : Te l’ai-je dit déjà ?

 

– Ce qui compte, dans la vie, c’est la couleur : elle dit les doutes, elle dit la vie et les malheurs, les joies parfois, les rêves aussi ; elle est musique. Écoute les œuvres de Mozart, Vivaldi, Sibelius... Juste la couleur. Écoute la couleur. Les choses ne deviennent pas plus simples parce qu’on les joue souvent. Elles sont.

– Combien d’octaves dans une vie ?  

– Trop ou si peu ? Écoute le temps aussi parce qu’il est l’image mobile de l’éternité.

– Je ne veux pas partir d’ici... Parfois, je songe à un brouillard qui viendrait tout refermer d’un souffle... Je sais qu’il suffit d’espérer pour commencer à croire. Mais je sais aussi que parmi les choses qui ne font qu’augmenter si on les partage, il y a la douleur... Y a-t-il une frontière entre réalité et affliction ?

– Laissons l’affiction au placard... Tu es ma réalité ; ma mère disait : « par les larmes coule le passé que le présent assèche ». La seule chose difficile à comprendre, c’est ce que l’on est.

– Trompe ma douleur, parle-moi ! Je t’écoute, j’oublie que j’ai mal... Jusqu’à ce qu’elle m’enlève à toi à nouveau.  

– Ce matin, je suis sorti dans le jardin ; j’y éprouve une joie profonde, inexplicable, comme une impression de supplément. En regardant les rochers, je me suis dit que les pierres ne connaissent pas l’amour... Il donne du voyage à la vie. Un temps frais et franc au début ; puis il s’est écrasé, élargi et figé. L’air est devenu chaud, sucré, avec un petit goût d’aigrelet. Les algues déposées peut-être ? Et puis, je t’ai vue, assise sur le banc, dans ta petite robe imprimée de bleu et rose. La beauté n’est-elle pas un souffle opposé au vent de la réalité ?

– Tu le sais toi à qui parle la lumière. Prends-moi dans tes bras.

– l’homme cache aux autres ses propres tumultes, dans le dessein de les apaiser, il se renferme, non pour tromper, mais pour ne pas se tromper.... Te l’ai-je dit déjà ? Je ne pars plus.

 

Dernière partie : À quoi bon chercher, les mots...

 

Je suis redevenu transparent ; dans mon petit coin d’ombre, je ne pleure pas. Non, je ne pleure pas, mais toujours l’envie me prend de te serrer dans mes bras, de me pelotonner dans le souvenir d’un temps perdu. Je m’abandonne et c’est toi qui me portes désormais. Chacun de tes émerveillements m’a été un délice. Oui, la joie m’est venue de toi. Tu es la feuille que je contemple, l’oiseau que je suis dans le ciel, l’épi qui frémit... Comment ton cœur pouvait-il renfermer les saisons ?  Avec toi j’ai goûté chaque seconde. Je ne te nommerai pas ; à quoi bon chercher, les mots n’existent pas, il me faudrait les inventer.

 

A. VIVALDI: «Filiae maestae Jerusalem» RV 638 [II.Sileant Zephyri], Ph.Jaroussky/Ensemble Artaserse : ICI

 

Fin

 

 

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Commentaires

cfer
Deux souffles

Si intense, si dense qu'une longue réflexion s'est imposée, didactique qui plus est!

Définition du mot "affliction" (dictionnaire) :

"Tristesse profonde, abattement à la suite d'un grave revers."

J'ai dû consulter Sénèque. Le vieux philosophe de Cordoue avait là aussi un avis sur la question. Je te le livre:

"Le remède le plus honteux à l'affliction chez un homme raisonnable, c'est de guérir par lassitude."

Mais toi Luluberlu tu as la solution puisque tu écris avec infiniment de justesse:

"Ecoute la couleur...il suffit d'espérer pour commencer à croire..." et bien d'autres belles choses!

A lire et à relire sans modération!

 

plume bernache
graine voyageuse

 

 J'ai déjà lu ce texte qui me touche toujours autant.

 Je m'aperçois que selon le moment, l'état d'esprit, un fragment différent m'accroche… comme ces graines voyageuses qui se collent aux vêtements à notre insu et que l'on emporte chez soi. Aujourd'hui c'est:

 

"Écoute le temps aussi parce qu'il est l'image mobile de l'éternité"

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