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C’était le premier jour du printemps. Un ciel radieux, des fleurs sur le bord des chemins. Un je-ne-sais-quoi de spécial qui s’annonçait sans façon. Bref, un jour où l’on pouvait s’attendre à n’importe quel petit miracle.
 

Le miracle se produisit dans l’après-midi. Il a surgi, encapuchonné par une mère prévoyante, sans doute, a sorti de son sac des feuilles et des crayons. Je venais de faire la connaissance de mon Petit Prince. Il ne ressemblait pas du tout à l’autre, celui de la rose et du mouton. Pas de boucles blondes. Pas de regard pensif sur le monde. Une bouche minuscule d’où s’échappait un flot de paroles telle une envolée de moineaux. Des yeux rieurs pour avaler le monde derrière les grosses lunettes rondes d’Harry Potter, je le soupçonne bien de les lui avoir empruntées... Et tout en haut, quelques épis de cheveux noirs, le tout encadré par deux grandes oreilles. C’était à peu près à quoi ressemblait mon Petit Prince.
Mon Petit Prince était magicien, mais je ne l’avais pas compris tout de suite. Point de baguette, point de formules, mais un crayon.Il dessinait les choses, les animaux, les gens et tout ce petit monde prenait vie instantanément. Et c’est ainsi qu’il m’invita dans son Jardin Extraordinaire.
   
Là, j’ai fait la connaissance d’un chat aux yeux verts très ronds, très étonné de se trouver ici. Je crois qu’il se posait les éternelles questions existentielles. Ce devait être un chat philosophe... Il m’a un peu rappelé celui d’Alice...
J’ai côtoyé une ribambelle d’insectes : coccinelle demoiselle dodue, moustique psychotique, abeille cette merveille élégante à la taille si fine, sauterelle inquiète péronnelle, mante religieuse perfide et trop sérieuse, hanneton pépère et bouffon, enfin bref, tout un petit monde qui faisait la fête. Tout au fond, on me présenta un homme sympathique. Profiteur d’un transhumanisme écologique, il n’était fait que de fruits et légumes : tête et ventre en citrouilles, bras en bananes, pieds en concombres, et tout ça garni de roulettes pour une question de facilité concernant le déplacement. On m’offrit du thé et des petits gâteaux. On me fit faire des tours de manèges. J’étais sous le charme... Mon Petit Prince m’a alors parlé d’une certaine araignée. Quand il a vu ma grimace, il m’a rassurée en m’expliquant que celle-là était restée à l’école.

— Pourvu qu’elle ne s’échappe pas du cahier... Tu es sûr qu’elle n’est pas au fond de ton cartable ?... Ai-je dit !

— Pas de danger a-t-il rétorqué en me lançant un petit regard facétieux !

Je crois bien que mon arachnophobie l’amusait beaucoup. Alors j’ai voulu reprendre un peu de dignité. J’ai renfilé mon costume d’adulte et parlé comme une grande personne : bien sûr, je plaisantais, un adulte n’a pas vraiment peur d’une petite araignée !

— Et toi t’es une adulte alors ?

— Euh ! oui, bien sûr... enfin je crois...

— Mais qu’est-ce que c’est être adulte ?

— Être adulte, c’est... une chose un peu oubliée. C’est par exemple... avoir toutes les armes pour faire du mal et ne pas vouloir s’en servir... C’est...

— Tu veux parler de ne pas faire la guerre ?

— Par exemple. Mais tu sais il n’y a pas que les vraies armes qui détruisent. Les mots aussi peuvent tuer, l’indifférence, le mépris, la moquerie, l’injustice.... Tout ce qui fait tomber les autres et les empêche de se relever.

Il parut soudain très occupé à perfectionner une patte de son hanneton. Puis, brusquement, brandit sa gomme, le sourire triomphant :

— Moi aussi je peux détruire mon jardin avec ça !

— C’est ce que tu aimerais faire ?

— Mais non voyons, je ne suis pas fou. Mon jardin n’a rien pour se défendre. Ça ne serait pas juste, et puis je l’aime bien, tu comprends.

Oui, je comprenais. Je comprenais que les « vrais adultes » n’étaient peut-être pas là où on le croyait. Là où ils étaient sensés être. Toutes ces « grandes personnes » qui se targuaient de diriger le monde !... Et j’avais peur d’envisager le futur où mes petits adultes ne deviendraient plus tard que de grands enfants. C’était un monde tout à l’envers. Qu’est-ce qui avait bien pu saboter la machine ?
   
J’en étais là de mes tristes réflexions quand l’heure est arrivée. Il devait partir. Là, je vis bien que c’était un enfant. Un enfant de son époque. Pas le temps de s’apprivoiser, donc ce ne fut pas triste. Des amis, il en aurait une ribambelle, une myriade, tous enfermés dans une boîte. Il n’aurait qu’à appuyer sur un bouton pour les voir surgir. Les voir surgir ? Que non ! Même pas entendre leur voix. Simplement une suite de petits mots. Pas des vrais mots de chair, non, mais des fantômes de petits mots, des illusions de mots à la queue leu leu pour ne plus jamais être seul au monde. Une avalanche de petits mots fantômes pour satisfaire une boulimie d’amis fantômes ! Ainsi pas de temps perdu pour en apprivoiser un seul... Tout ce temps gagné tout de même ! Il rangea, sans état d’âme, son Jardin Extraordinaire dans son cartable ordinaire, enfila son blouson et tourna les talons.

— Euh... au revoir ?...

— Salut !

 

Et il se fit avaler par la porte ouverte sur un carré de ciel qui riait de tout son bleu.

C’était le premier jour du printemps.

 

 

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Commentaires

plume bernache
être adulte

 

 J'aime bien cette conversation façon "Petit prince"

 et en particulier "être adulte c'est avoir toutes les armes pour faire du mal et ne pas vouloir s'en servir"

Un beau sujet à méditer. Surtout par les  adultes !

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