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Noir.

— Halte ! Qui va là ?... Nommez-vous !...

-...

— Qui va là nom de dieu ! Mot de passe ou je tire !

— Te fatigue pas Fernand... c’est moi, c’est Jules...

— Jules ou pas Jules, j’tire !

— Rata... 356e d’infanterie...

— Bon, avance les bras en l’air collègue. Qu’est-ce que tu fous devant nos lignes à cette heure ?... Tu t’es paumé ? Gaffe bonhomme, j’connais tout le monde au 356e, tu me la feras pas... pis des Jules y en a une palanquée... avance vers la loupiote que je voye un peu ta figure... attention ! Garde tes pognes bien en l’air hein ! Mais... mais... Jules !... Mais !... T’es mort ! T’es mort !...

— Aie pas peur Fernand...

— Jules !... Sacré bordel de sacré nom de Dieu ! T’es mort ! J’t'ai fermé les yeux ! J’t’ai fermé les yeux... oh non de Dieu !... Qu’est-ce que...

— Cherche pas à comprendre vieux, tu tomberais fou... attends... assois-toi là et...

— NON ! Me touche pas ! Me touche pas ! T’es mort ! T’es mort !

— Oui ben on le saura, pis arrête de gueuler comme ça, les casques à pointe sont pas loin, tu vas t’attirer des ennuis avant l’heure... je vais t’aider... mets-toi là... pose ton flingue... bon ben garde-le si ça te rassure tête de mule...

— Mais... enfin... qu’est-ce tu fous là ?... T’es mort, t’es bien mort bon sang !... j’comprends pas, j’comprends pas !...

— Euh oui, bon ben ça va pas être simple... déjà je confirme, je suis bien mort, je suis aussi mort qu’un mort peut l’être.

-...

— Écoute, j’ai pas beaucoup de temps devant moi pour les détails Fernand, va falloir faire fissa, les autres m’ont pas vu partir... ça risque de chauffer quand on va s’apercevoir de mon absence.

-... absence ?... bon Dieu d’bon Dieu Jules... quels autres... qu’est-ce que tu racontes ? Quels autres ? T’es mort ou pas ? J’ai pas rêvé... t’es bien mort... et pis là... ben t’es là...

— Remets-toi vieux, c’est pour toi si je suis revenu.

-...

— On est frère de sang ou pas ? T’as oublié notre serment ?

— Attends... Jules, on était... on était gamins Jules... y a vingt ans... des gamins... merde alors, t’es bien là... j’en reviens pas...

— Vingt ou cent ans, frère de sang c’est pour la vie ! « À la vie à la mort ! Cochon qui s’en dédit ! »... Tu te rappelles Fernand ?

-... bah... oui... je me rappelle...

— Eh ben tu vois, même mort je suis là, promesse tenue. Et si je suis là c’est pour te dire de ne pas avoir peur... écoute bien, la vie, la vie n’est qu’un cauchemar, rien qu’un cauchemar, tu n’oublieras pas...

— Un cauchemar ?... Ben pour ça, j’avais remarqué... surtout ici hein, t’es quand même pas... euh, revenu juste pour me dire ça ?...

— Attends, tu comprends pas, c’est un cauchemar pour de vrai, pour de vrai !... En fait, en ce moment c’est comme si vous dormiez, tous. Pis quand vous mourez et ben c’est pas en vrai, en vrai, vous vous réveillez... écoute Fernand, je peux pas t’en dire plus, le jour se lève, faut que j’y retourne, surtout n’oublie pas, n’aie pas peur, rien n’est réel, c’est qu’un cauchemar...

— Un cauchemar, oui... Jules ? JULES ! Jules bordel t’es où ? Reviens ! Me laisse pas... reviens... JUUUULES !...

L’obus de 15 tomba à moins de dix mètres. Avant l’averse de terre et de cailloux, un éclat brûlant traversa son épaule droite. Sa main qui tenait toujours son fusil fut sectionnée net. Cinq autres éclats, plus petits, déchirèrent ses cuisses. Mais c’en est un, encore plus petit, plus vicieux, qui se logea entre deux vertèbres. Fernand tomba d’une masse, paralysé, moitié enseveli. Ce jour du 23 septembre 1914, dans le silence revenu, Fernand contemplait le ciel. Un ciel bas, lourd de nuages chargés d’eau. Ses plaies ne saignaient pas, la chaleur du métal y avait veillé. Ce jour-là, la relève ne vint pas. Fernand mourut au bout de 12 heures 32 minutes et 43 secondes. Juste après qu’une première goutte de pluie traça un sillon tortueux sur son front sale. À aucun moment il n’eut peur, à aucun moment.

 

Un cauchemar, rien qu’un cauchemar...

 

Et vous, avez-vous peur ?

 

 

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Commentaires

Kapadouo (manquant)
Un sacré texte, très

Un sacré texte, très évocateur voire poignant. Personnellement j'aurais écrit rêve plutôt que cauchemar pour définir la vie mais, dans le contexte de la boucherie de 14-18, le terme se justifie. Merci !

luluberlu
Portrait de luluberlu
Ce n’est pas gai... mais je

Ce n’est pas gai... mais je n’ai pas ramé pour le lire. Voilà une plume que j’aimerai avoir en atelier d’écriture pour jardiner les mots. Bravo.

plume bernache
Peur?

 

 

Peur ?…ça m’arrive.

 

Mais après la lecture de ce dialogue si « vivant » et bien mené, je vois les choses différemment :

 

Si la vie est cauchemar et que la mort y met fin en nous réveillant je n’ai plus peur.

Quoi que…je me réveille pour quelle sorte de vie ? Vie- Cauchemar à nouveau ? Résolu par la mort encore ? Pour affronter un nouveau cauchemar…devil

Aïe aïe aïe voilà que la peur me reprend de plus belle, j’ai tellement peur des cauchemars ! Et donc de la vie ! J'ai le vertige et je me sens mal. Maman!!!crying

 

Je plaisante : En vrai j’adopte la théorie de Eric Schmitt 

« Je ne connais rien de la mort mais je sens que ce sera une bonne surprise »wink

 

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