Contraintes : le même jour à la même heure
1 **** 1
Qu’emporte-t-on dans la fuite ? Si peu et tant d’essentiel. Mon bagage était encore dans l’entrée dont le vaste hall n’accueillait plus que les courants d’air. En la découvrant ainsi laissée, un spectateur aurait été incapable de savoir si cette valise disait un départ ou un retour. Cette image m’a frappé soudain, tant il est vrai que parfois on écrit avec son cerveau mieux que partout ailleurs. Il faut dire que j’ai toujours aimé quand la vie ressemble au cinéma, une forme de littérature, parce que la vie ne suffit pas.
En fait, je n’en savais rien. Je l’avais posée là, perpendiculairement à la porte, prête à la saisir pour finir d’entrer ou commencer à sortir. Il s’agissait, me disais-je, d’une valise aussi volatile que mon épouse… Ex, devrais-je dire. On ne sait jamais ce que nous sommes pour les autres et j’ai toujours pensé que la chirurgie opérée par le temps n’autorisait pas à revenir sur le passé, du moins jusqu’à aujourd’hui. Bref, je ne voulais pas me souvenir du quotidien ennuyeux que nous avions partagé. En vérité, il n’y avait rien à retenir, sinon que ses yeux regardaient en permanence au-delà. Je crois qu’elle considérait la vie comme une géographie élective, toujours prête à aller voter pour autre chose ; une femme à corridors, mais on ne savait jamais lequel. Nous ne nous y croisions pas... quant à s’y étreindre ? Échanges fugaces, visages qui glissent et s’estompent en souvenirs blessés. Autant dire que nous ne sommes jamais montés au ciel : on dit pourtant qu’il est au septième.
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C’est là que j’ai découvert la nature des liens qui nous unissaient et dont j’ignorais à la fois la force et les gouffres, lovés dans ma mémoire tels des souvenirs endormis, pareils aux ondes que produit une pierre dans l’eau calme d’une lagune. Joanne et moi attendions, avec impatience je dois dire, dans la salle d’attente du gynécologue pour avoir, enfin, un avis éclairé sur une grossesse un peu difficile.
Bien avant que nous quittions la maison papa était passé au débotté. Il s’était montré à la fois souriant et grave et avait entretenu la conversation comme on tisonne un feu qui menace de s’éteindre ; je ne m’explique toujours pas pourquoi, j’avais eu vaguement conscience de vivre un moment dont je me souviendrais longtemps et en convoquerais le souvenir dans les heures difficiles pour tirer les rideaux des nuages en formant le vœu que la joie revienne en aviver les couleurs, celles de la chair et de la vie.
C’est dans cette antichambre que son souvenir vint m’envahir avec une insupportable précision, un peu comme la lumière d’une supernova ayant atteint sa magnitude absolue. Joanne, qui a toujours une conscience aiguë de ce qui se passe, s’est vite aperçue que j’avais déserté la conversation. Un discret raclement de gorge m’a obligé à m’y émerger à nouveau ; je ne sus quoi lui dire, probablement parce qu’il n’y avait rien à dire.
2 **** 2
J’étais vautrée plutôt qu’assise sur ce fauteuil, dans la salle d’attente de mon psy, à ruminer à propos de ce que je considérais comme des intrusions hebdomadaires que je devais à la fois piloter et subir, un peu comme la profanation d’un espace sacré. Je déteste ces temps-là, mais ils m’ont été imposés par le jugement des hommes. Hors cette thérapie, pas de salut ; heureusement, le cheval en sait toujours plus long que celui qui le monte*.
Incongru, un piano droit se trouvait là. Il me semblait l’avoir toujours vu... Le même en tout cas. Il meublait le salon de la maison familiale et m’évoquait les soirées où, enfant, j’en entendais de ma chambre les sonorités, un peu comme un écho incertain. Souvenirs de quelques musiques, fragments fuligineux de terre natale ; rien qui vaille de s’y attarder. Heureusement, je suis une solitaire et n’ai développé que peu d’amitiés... Toujours eu peur de me confier, de ne pas savoir me taire le jour où tout serait devenu trop difficile. En amour comme à la pêche, c’est toujours le même principe qui prévaut : ne pas se faire prendre à l’hameçon.
— Hum !
Bien que je m’en défende, mes absences provoquent en moi beaucoup d’émotions. Mais là, j’avoue n’avoir pas compris comment je me suis retrouvée dans le cabinet de consultation. J’en ai déduit que ma mémoire devait être une intermittente du spectacle. Ça m’a fait rire.
— Hum !
Manifestement ce « Hum ! » m’était destiné. « Tiens ! mon psy. »
Un homme étonnement alerte malgré sa corpulence, les yeux ronds dans un visage quadrangulaire comme un dessin d’enfant, toujours calme, ponctuant les silences de « Hum ! continuez ! », son travail consistant à délester ses patients de tout, à leur faire déposer avec un ton rassurant le maigre paquetage qu’ils gardent comme un trésor. « Hum ! » donc.
— Où en étais-je ???
* Arturo Perez-Reverte : Corsaires du Levant.
3 **** 3
La salle d’attente et le cabinet du cancérologue témoignaient d’un goût certain pour les décors à l’italienne : frais, pimpants, colorés et chaleureux... Un mariage curieux, mais qui bizarrement allait de pair avec sa bonté tempérée de lassitude. Rien d’illusoire dans son attitude. Pour lui, autant que je puisse en juger, les hommes et les femmes qui venaient le consulter n’étaient pas des pièces anonymes et substituables. Il avait parfaitement conscience qu’à l’annonce du diagnostic c’était un peu de notre âme que nous laissions en chemin. Ni indiscret, ni insistant. Malgré sa délicatesse, il m’a semblé me trouver devant une force obscure et muette, envahissante et intangible. Me sont restées quelques bribes : hôpital, investigations plus poussées, biopsie... Et son indifférence. Depuis, un silence plus épais encore s’est installé entre elle et moi.
— Rentrez chez vous, mettez votre disque préféré, montez le son et à chaque note souvenez-vous bien que c’est quelque chose que les ténèbres ne vous prendront pas.
Nos relations difficiles avaient atteint leur paroxysme et, sans en arriver à l’affrontement, je crois que ça ne m’aurait pas déplu de la rudoyer un peu. Je me suis levé sans lui adresser un regard et suis parti.
Curieusement, je me revois, dans un rituel plein de lenteur, allumer une cigarette et garder l’œil fixé sur l’extrémité rougeoyante comme si elle allait me délivrer. Je ne l’ai pas fumée. J’avais arrêté depuis longtemps et n’avais jamais su comment le paquet et la boîte d’allumettes avaient pu se retrouver dans la poche de mon pardessus. En l’écrasant sur l’asphalte, j’ai coupé court à cette taraudante incertitude sur mon avenir : mon temps était devenu visible, j’allais tenter d’effacer la journée passée en souhaitant qu’elle se dissipe dans des espaces hors de ma mémoire. Oublier pour continuer la route, avoir une sensation consciente de la vie, des temps d’intériorité, sortir enfin de cette zone d’inconfort et de cette vie minuscule que je traînais comme une obligation.
Le cancérologue avait avancé des solutions, mais j’avais juste envie d’en écrire d’autres, de m’inventer un Nouveau Monde.
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Joanne et moi formions un couple facilement repérable ; elle avec, malgré la grossesse, sa fine silhouette, son visage hâlé et ses yeux pers, et moi, gaillard docile et rêveur. Elle observait la vie avec beaucoup de curiosité et portait une attention obstinée aux choses parfois les plus infimes en apparence. Tout l’intéressait dans les ressorts compliqués du cœur humain. Elle questionnait, écoutait la réponse et opinait ensuite si c’était opportun. « La vie écrit dans chaque chose », disait-elle. Elle avait pris ma mesure et était patiente, aussi se maintenait-elle discrètement entre papa et moi comme si faciliter ce lien était une manière de payer une étrange dette qu’elle croyait devoir à l’homme qu’elle avait épousé.
La lumière, encore mouchetée d’ombres, imprimait de doux reflets quand papa était passé à nouveau le surlendemain. Précédé de son ombre, il avait fait chanter les cailloux de l’allée. Un nuage était allé à la rencontre du soleil levant et projetait une lueur rousse sur la maison et les immeubles alentour. Une petite brise s’était levée. Le visage de Joanne tout entier rayonnait. Elle respirait lentement, avec la sérénité d’une belle femme qui a pleinement conscience de l’être, souriait, et la courbe de ses lèvres déroulait comme une vague lumineuse. Le nuage solitaire s’était défait et le soleil montait dans le ciel qui palissait à l’est. Des rectangles de lumière, réfléchis par les vitres, frôlaient les pots de géraniums posés sur le sol.
— Il faut ajouter de la vie aux jours lorsqu’on ne peut ajouter des jours à la vie.*
Il s’était tu, ramené, me sembla-t-il, très loin en lui-même pour extraire des images et les faire remonter au jour avec précaution :
— Le silence était là depuis longtemps... dans les mots et entre les mots. Nous ne nous parlions plus. Il y a dans la vie des moments qui rongent la volonté et où les hommes deviennent prisonniers de leurs propres pas.
Il eut un sourire triste, mais son esprit était déjà ailleurs. J’ai vu celui de Joanne s’effacer et des larmes grosses comme des perles envahir son visage. Il se mit alors à nous parler en pesant ses mots, comme le pêcheur qui ne ferre pas trop fort le poisson pour ne pas l’effaroucher, sans sourire, en la regardant fixement avant de pivoter sur ses talons et de s’éloigner.
* Anne-Dauphine Julliand : « Deux petits pas sur le sable mouillé ».
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— Papa, on aurait dit un petit bateau qui louvoyait tant bien que mal, condamné d’avance, face à l’impassibilité de maman.
Une légère brise agitait les rideaux blancs du cabinet du psy, faisant entrevoir par moments la silhouette claire du campanile. Elle s’était interrompue pendant que les cloches appelaient les fidèles à la prière. Une mèche lui recouvrait la moitié du visage. Il ne put s’empêcher d’admirer la courbe de son cou, la peau brune de son buste et la naissance de ses épaules.
— Hum... suivi d’un léger raclement de gorge.
Il se dégageait d’elle une sensation de chaleur si intense qu’il faillit tendre la main et frôler sa peau du bout des doigts. Une vive émotion le gagna soudain et voila son regard de cette soie blanche qui donne à ce qu’on voit des contours flous et estompés. Il s’approcha vivement de la fenêtre, appuya sa tête contre la vitre qui s’embua, leva la main et y écrivit les mots dans la buée.
— Un train !
— Train ?
— Oui, ma vie. Un train qui passe dans les gares sans me laisser la possibilité de lire les noms de lieux.
Commentaires
Salut Lulu ! Bon comme mon vocabulaire est toujours aussi réduit, je vais dérober deux mots chez Plume "Elégance et harmonie" (et hop! ni vu ni connu !), c'est ce que j'ai ressenti en te lisant, et comme le seul Chauvin que j'ai connu c'était pendant mon temps passé sous les drapeaux (un vendéen fort sympathique mais toujours horriblement alcoolisé) je ne comparerais pas, pour ma part, ton texte aux aquarelles qui laissait régulièrement dans la cour de notre caserne (oui, je sais, je sais...).
Bises Lulu
En lisant ce texte, j'ai l'impression de contempler une aquarelle de David Chauvin (que je viens juste de découvrir dans une expo, puis sur internet),
contours incertains dont on devine le sujet, teintes douces et chaudes nimbées de brume et de lumière à la fois. Une certaine mélancolie aussi.
De l'élégance et de l'harmonie.
Dans le dernier chapitre, j'aime beaucoup la métaphore du" petit bateau louvoyant tant bien que mal" et celle très forte du " train passant dans les gares sans laisser la possibilité de lire les noms de lieux"