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Contraintes : le même jour à la même heure

 

Le hasard.... celui qui fait bien les choses dit-on, a réuni aujourd’hui les membres d’une même famille dans ce centre médical.

Autour d’une salle d’attente centrale s’ouvrent trois cabinets : celui d’un gynécologue, celui d’un cancérologue et celui d’un psychiatre.

Tout de même la vie est bien facétieuse parfois !...

 

Épisode 1

Dans le cabinet du docteur Courtecuisse, gynécologue, notre jeune Blanche Cornu sanglote doucement en lorgnant l’écran de l’échographie qui montre un petit fœtus parfaitement constitué. Un petit poupon de quelques centimètres gigote accroché à son cordon tel un sauteur à l’élastique, tout à fait à l’aise dans sa piscine personnelle.

— je ne vous comprends pas mon p’tit, pourquoi avoir attendu trois mois pour vous décider à venir me voir ? Vous êtes heureuse pour cette première grossesse ?... C’est l’émotion ?

— oui, oui renifle notre petite Blanche....

— Pourquoi avoir demandé à votre mari de rester dans la salle d’attente ? Vous le vouliez tous les deux cet enfant ?

— C’est terrible docteur...

— Avoir un enfant n’est pas si terrible. Vous ne voulez pas que nous appelions votre mari pour lui apprendre la bonne nouvelle ? D’ailleurs si vous êtes là aujourd’hui, vous lui avez bien dit que vous pensiez être enceinte ?

— Non... J’avais juste un retard...

— Ah oui, un retard de trois mois ! Ce n’est plus un retard, c’est un abandon de poste ! Mais à quoi pensiez-vous ? Il sera certainement heureux d’être père ?

— Oh docteur, ce n’est pas possible...

— Mais qu’est-ce qui n’est pas possible ?

— Mon mari ne peut pas avoir d’enfant.

— Quoi ? Il a consulté pour ça ?

— Oui, renifla plus fortement petite Blanche. Il est stérile... Il a eu les oreillons...

— Mais enfin, cet enfant n’est pas venu par l’opération du Saint-Esprit, il n’est pas de lui alors ?

— Je ne sais pas...

— Comment vous ne savez pas ! Vous êtes la seule qui pouvez le savoir, non ? Le Saint-Esprit n’est jamais intervenu jusqu’à maintenant dans mes études de gynéco, dit-il en forçant un demi-sourire un peu crispé. Avez-vous eu des rapports avec un autre homme que votre époux ?

— Non... je ne crois pas...

— Comment vous ne croyez pas ! Il n’y a pas à croire ou ne pas croire. Ce n’est pas une question de foi. Que s’est-il passé il y a trois mois cet hiver ?

— Cet hiver... nous sommes partis à la montagne avec toute la famille.

— Avec toute votre famille ?

— Oui, avec mes parents et un ami de la famille.

— Et vous avez rencontré un autre homme durant ce séjour ?

— Non, nous sommes restés toujours ensemble.

— Ensemble avec vos parents et cet ami ?

— Oui.

— Et... cet ami... vous avez quelle relation avec lui ?

— Une relation d’ami... c’est quelqu’un de très bien.

— Très bien comment, de quel genre ?

— Du genre qui est toujours là pour rendre service. Tenez : pendant le séjour nous avons eu une peur bleue. Nous étions dans un téléphérique qui est tombé en panne. L’hor-reur ! Nous sommes restés bloqués pendant plus d’une heure ! Nous étions frigorifiés...

— Vous étiez combien, coincés là-haut ?

— Seulement notre ami Bruno et moi. Oui, parce que Gaspard, mon mari, et mes parents étaient restés au chalet pour voir la retransmission d’un match de foot. Alors Bruno, notre ami, s’est proposé pour m’accompagner. C’est tout lui çà, toujours à se proposer pour rendre service, prêt à faire le boulot à la place des autres... Il est d’une gentillesse ! Il a passé son temps à me réchauffer... Sans lui, je ne sais pas dans quel état je serais aujourd’hui !

— Sans lui, aujourd’hui, je pense que vous ne seriez pas enceinte, chère madame.

— Oh vous croyez ?

— Bon, nous avons quand même un sérieux problème : il va falloir annoncer à votre mari que vous êtes enceinte !

— Enceinte avec les oreillons ?

— Comment, vous avez les oreillons ?

— Non, pas moi, mais lui.

— Ah oui ! Et bien vous avez plusieurs solutions à votre problème :

    Soit vous lui avouez que Bruno vous a sérieusement réchauffée, il y a trois mois, dans le téléphérique en panne.

    Soit vous arrivez à le convaincre que les oreillons étaient bien moins méchants qu’on le prétendait.

    Soit... heu... non. La parthénogenèse n’est pas encore au point. Inutile d’y penser...

— oui, répondit Blanche, mais tout n’est pas clair là-dedans...

— Évidemment que rien n’est clair. J’essaie de vous aider à sauver votre couple ! En plus, vous voudriez que les choses soient claires ?

— Non... puisqu’il est noir...

— Quoi ? Qui est noir ?

— Et bien Bruno... il est noir... ça ne sera pas très clair...

Stupeur du docteur Courtecuisse qui s’éponge le front. Ce marathon ne finira donc jamais...

— Alors là ! je ne sais plus moi. Essayez de vous trouver des ancêtres un peu colorés quoi ! je ne sais plus moi. Je n’y vois rien.

— Ah vous aussi vous êtes un Ivoirien ?

— Mais non voyons. Je suis Suédois par ma mère et du Périgord noir par mon père, puisque la mère de mon père... Ah mais pourquoi je vous raconte tout çà, moi... Avez-vous pris clairement votre décision ?

Après une courte et sombre réflexion, Blanche opta pour la deuxième solution. Les oreillons allaient être blanchis...

Quelques instants plus tard, dans la salle d’attente, on s’affairait autour de Gaspard Cornu qui venait de s’évanouir en apprenant qu’il allait être père. Il n’en avait pas cru ses oreilles...

 

Épisode 2

Marie et Joseph Donnadieu n’en pouvaient plus de poireauter dans cette salle d’attente commune aux trois cabinets de médecins. Cela faisait une bonne demi-heure qu’elle se triturait les mains, incapable de s’intéresser au moindre magazine offert à la lecture des patients. Quant à lui, il n’arrêtait pas de faire les cent pas entre les toilettes et le petit balcon pour y fumer cigarette sur cigarette... D’autres couples étaient là aussi, particulièrement silencieux, les yeux dans un lointain qu’ils ne voyaient pas vraiment. Marie avait apporté tout son dossier d’écographie qu’elle n’avait jamais ouvert. Jusqu’à maintenant elle n’avait pas voulu savoir les résultats. À l’origine : une grosseur dans l’utérus. Ensuite, elle avait demandé qu’on ne lui dise plus rien. Aujourd’hui, il n’était plus temps de se voiler la face, et elle consultait le cancérologue...

Ça y est. C’était fatal, ça devait arriver. On entendait parler que de ça. Voilà, c’était son tour, le destin avait frappé... Joseph allait donc être veuf ? Oh ! pas pour longtemps sans doute... Les hommes sont tous pareils... À peine la cinquantaine, elle parierait bien qu’il s’en trouverait une autre d’à peine la trentaine... et peut-être plus jeune, qui sait ?... Ah ! elle le verrait bien de là-haut ! Il faudra bien le lui dire avant de partir – je serai avec toi jours et nuits tu sais, je ne te quitterai plus – qu’est-ce qu’il croit ? Qu’il va pouvoir tout se permettre ?

Et sa fille Blanche qui venait de lui annoncer en confidence cette grossesse inespérée... Encore le destin...

— Madame Donnadieu ?

Enfin on allait bouger. Enfin on allait en finir.

— Attends-moi là, je préfère ! dit la future « chère disparue » au futur « veuf », puis elle passa la porte du destin...

Le docteur Lapoisse l’accueillit chaleureusement. Ah pensa Marie, il en voit tellement passer, il en a l’habitude. Il s’en fiche cordialement. Une de plus, une de moins... Au suivant...

Après avoir fait asseoir sa patiente, le docteur prit place lui-même derrière son bureau et arbora un sympathique sourire.

— Il exagère, pensa Marie, les laboratoires lui ont déjà fait parvenir les résultats, c’est une tête çà pour s’adresser à une future personne de l’au-delà ? Qu’est-ce qu’il croit : qu’il va me faire avaler la pilule avec un sourire ?

— Madame Donnadieu, j’ai une excellente nouvelle pour vous : le laboratoire m’a fait parvenir les résultats de vos échographies...

Ah non, là il est gonflé ! Mais c’est un gros malade ! On n’a pas le droit de jouer avec les nerfs des futurs condamnés. Évidemment pour lui, une bonne maladie c’est une « excellente nouvelle »...

— On m’a signalé que vous n’avez pas voulu connaître le résultat. C’est donc moi qui ai l’honneur de le faire.

— Oui, répondit Marie un peu agacée. Le résultat ce n’était pas la peine de s’étendre là-dessus. Une grosseur dans l’utérus, on sait bien ce que cela veut dire après la ménopause. Vous allez me proposer une chirurgie et une chimio pour la suite...

— Et non chère madame, pas de chimio.

C’est donc bien avancé pensa Marie... Et Joseph n’a pas d’autre costume noir que celui de notre mariage... Jamais il n’y entrera... Avec le petit ventre qu’il a pris... J’aurais peut-être dû le surveiller un peu plus... Avec sa manie de se resservir de tout à table et de s’enfiler sa bière journalière... Il n’y coupe pas : je le mets au régime en rentrant...

— Pas de chimio, continua Lapoisse avec un sourire sadique pensa Marie, et pour la chirurgie on attendra... disons six mois.

Six mois pensa Marie, là j’aurai le temps. Je te jure bien qu’il y rentrera dans son costume de mariage !...

— Six mois ? Mais pourquoi pas plus tôt ? Six mois c’est bien tard...

— Mais non chère madame, c’est le temps qu’il faut.

— Le temps qu’il faut pourquoi ?

— Mais pour avoir un enfant, madame, vous êtes enceinte tout simplement, félicitations !

De retour dans la salle d’attente, Marie s’avance toute chancelante vers Joseph.

— ça va ? ... Il ne savait que dire le pauvre Joseph... qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Qu’est-ce qu’il m’a dit ? il m’a dit que toi Joseph et moi Marie nous allons avoir un enfant !

— Mais... mais... ce n’est pas possible... les voies de Dieu sont impénétrables...

— Bien sûr que si, ce n’est pas par l’opération du Saint-Esprit qu’est-ce que tu crois ? Et chez les Donnadieu les voies de Dieu sont tout à fait pénétrables...

Joseph ne put répondre, il venait de s’évanouir sous le choc de la nouvelle. Une infirmière fut appelée.

— Ah mais c’est une épidémie : on vient de ramasser monsieur Cornu qui venait d’apprendre que sa femme était enceinte !

— Et oui, dit Marie, il s’agit de mon gendre... c’est de famille sans doute !

Elle repensa alors que leur copain Gabriel avait bien suggéré qu’il pouvait encore s’agir d’une éventuelle grossesse... Elle avait eu du mal à le croire.

Avec tout ce retard, se dit-elle, je n’aurai pas de place en crèche avant Noël prochain. Il faut absolument que Joseph demande à ses amis de la mairie Leberger et Lemage s’ils ne peuvent pas nous aider.

Puis elle pensa que le costume de mariage était sauvé, mais que : oui, elle allait mettre tout de même Joseph au régime sans tarder !

 

Épisode 3

Pendant ce temps, le docteur Le Fol, psychiatre, venait d’inviter l’ami Bruno à s’étendre sur le divan, ce qui ne le détendit pas le moins du monde tant il n’était qu’une boule d’angoisse.

— Oui, je vous écoute ?

— Oui... heu... je ne sais par où commencer... ce n’est pas facile...

— Parlez-moi de votre père.

— Mon père ? Mais mon père n’a rien à voir avec mes problèmes... enfin, si vous y tenez... mon père est décédé depuis quelques années, et tant mieux, je n’ose pas imaginer ce que je lui aurais fait vivre. Quelqu’un de si droit, même un peu strict. Je l’aurais tellement déçu...

— Vous êtes soulagé qu’il soit mort ?

— Non, c’est pas ce que je voulais dire. Mais il vaut mieux qu’il soit là où il est...

— On dit que le fils doit tuer le père pour pouvoir exister.

— Mais je ne l’ai pas tué ! J’ai bien assez de culpabilité en moi en ce moment !

— Ah ! le surmoi...

— Quel surmoi ? J’ai bien assez avec mon moi sans en rajouter un autre par dessus...

— La culpabilité c’est le moteur déclenchant du mal-être. Croire que l’on est responsable...

— Mais je suis responsable ! C’est bien moi qui l’ai mise enceinte. Vous vous rendez compte ?

— C’est c’la oui... vous refusez la paternité... vous refusez de devenir père à votre tour... problème d’identification à votre père ?...

— Mais non, pas du tout.

— C’est c’la oui... vous êtes indéniablement dans le déni...

— Évidemment, vous vous rendez compte qu’elle est blanche et que je suis noir ?

— C’est c’la oui... vous êtes aussi dans le déni de vos origines noires ?...

— Mais non ! Enfin oui. Si j’avais été blanc, on aurait pu y voir que du bleu !...

— C’est c’la oui... problème d’identification... en somme en ce moment, vous en voyez de toutes les couleurs !

— Oui, c’est ça !

— Que faites-vous dans la vie ?

— Je suis peintre.

— C’est c’la oui... je vois, tout devient clair... et... parlez-moi de votre mère...

— Ma mère, ma pauvre mère chérie, je ne vais jamais oser lui annoncer cette trahison...

— C’est c’la oui... oui... vous êtes en plein conflit œdipien... je vois....

— Vous voyez quoi ? vous croyez que c’est avouable d’avoir mis enceinte la femme de son meilleur ami ?

— Ah ce n’était donc pas la votre ?

— Mais non, moi je suis célibataire.

— Oui, c’est c’la... c’est c’la... finalement vous n’acceptez pas la réalité...

— Évidemment que ce n’est pas acceptable. Mon meilleur ami, lui, ne peut pas avoir d’enfant... pour une histoire d’oreillons mal placés.

— Comment mal placés ?

— Mal arrivés au mauvais moment, je veux dire. Et comment voulez vous qu’il comprenne que sa femme soit enceinte et mette au monde un enfant peut-être noir,

— Oh ça, je pense qu’il comprendra très vite.

— Oui, mais je suis malade à l’idée que je suis à l’origine d’une rupture de couple... et de l’effondrement de notre amitié, vous comprenez ?

— Oui... oui... c’est c’la oui... écoutez, nous nous reverrons la semaine prochaine à la même heure si vous voulez bien. Nous verrons comment les choses vont évoluer. Là, je ne peux continuer l’entretien. Vous voulez que je vous prescrive un antidépresseur ?

— Non... j’avais juste besoin de parler...

— Bien, alors à la semaine prochaine. Vous réglerez la séance à ma secrétaire en sortant !

 

Une fois Bruno sortit :

— Bon il faut que je me dépêche moi. Je suis invité tout à l’heure chez mon cher ami le ministre François Filou... Quel type sympa... le type même de l’honnête homme... et toujours si bien habillé ! À notre dernière rencontre, il avait un costume bleu marine qui lui allait si bien !... Surtout la veste... Il faut absolument que je lui demande l’adresse de son tailleur !

 

Finalement tout le monde se retrouva dans la salle d’attente, où dans un brouhaha on s’apprenait mutuellement les dernières nouvelles.

 

— ah Bruno, il faut que tu participes à notre joie : blanche et moi allons avoir un enfant, tu te rends compte ? C’est miraculeux !... Tu acceptes d’être le parrain bien entendu ?

— heu... oui, oui avec joie répond Bruno avec l’air de quelqu’un qui a ingurgité un aliment mal digéré.

— ça va ? C’est l’émotion, toi aussi ? Tu sais ça t’arrivera un jour, toi aussi, d’être père ! et tu ne sais pas la meilleure : l’enfant, il risque de ne pas être tout à fait blanc !...

Là, Bruno sentant ses jambes quelque peu flageoler s’assoit sur le siège le plus proche.

— Figure toi que Blanche vient de se rappeler que du côté de sa mère il y a eu une arrière-arrière grand-mère antillaise ! ça serait drôle qu’il te ressemble un peu...

Gros rire de Gaspard... Rire forcé de Bruno...

— Allons, allons clama Marie Donnadieu, puisque nous avons tous passé nos examens de passage avec succès, je vous attends tous à la maison pour fêter l’adage :

 

« Tout est bien qui finit bien ».

 

 

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Commentaires

luluberlu
Portrait de luluberlu
Le moins que l'on puisse dire

Le moins que l'on puisse dire est que ce n'est pas un texte noir. Merci pour ce très bon moment de lecture.laughyes

plume bernache
noir et blanc

 

Ah…les films en noir et blanc, c'est toujours très bien ! Mais je verrais bien cette histoire sur une scène de théâtre. Les quiproquos, les dialogues, les petites aventures coquines aux conséquences grandioses, humour, petit clin d'oeil à l'actualité  tout ce qu'il faut pour réjouir les spectateurs et en avant-première laughla spectatrice que j'ai été à l'instant.

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