Contraintes : le même jour à la même heure
Ignorant que ses parents étaient au même moment dans la salle d’attente d’un cancérologue et son frère Ludo chez son psy, Sylvaine se rend avec son compagnon Christian chez sa gynécologue, avec les résultats de ses analyses qui doivent confirmer sa grossesse. À l’entrée de l’immeuble il y a huit plaques, toutes du même style, lettres noires sur fond laiton, suggérant un certain esprit grégaire et conformiste du corps médical. Pourquoi pas des plaques turquoise, ou fuchsia, ou sur fonds à paillettes, à fleurs ou étoilés ? Benamias Émilie, Gynécologue, 2e étage à gauche, l’ascenseur est au fond du hall. Christian prend la main de Sylviane, qui est un peu stressée. Si elle est heureuse d’être enceinte, d’avoir enfin trouvé un père pour son enfant, elle se dit que ça peut être plus compliqué à son âge. Christian est plein de sollicitude ; de quatre ans plus jeune qu’elle, lui aussi a pris son temps avant de vouloir s’engager dans une relation durable. C’est un musicien, pendant des années il a enchaîné les aventures sans lendemain, jouissant de l’attrait que son rôle de guitariste de rock avait sur les midinettes. Les années passant il avait réussi à continuer de vivre de la musique, il s’était formé à la sonorisation, tout en continuant à jouer dans un groupe de Rock Garage, les Pyromaniacs, dans lequel Ludo avait pendant un temps tenu la basse. C’est comme ça qu’il avait rencontré Sylvaine. Ludo se débrouillait pas mal à la basse mais il était souvent trop défoncé pour assurer, il avait en fait tellement peur de jouer en public qu’il mélangeait alcool et coke ou amphétamines pour oser monter sur scène, au point d’être parfois incapable d’assurer un concert, si bien que le groupe avait fini par se séparer de lui. Christian avait bien sûr lui aussi touché à pas mal de produits, comme tout le monde, enfin, tout le monde dans l’univers « underground » dans lequel ils évoluaient, mais lui ne s’y était pas attaché. Il ne suffit pas qu’il y ait rencontre entre une personne et un produit pour devenir addict, il faut qu’il y ait aussi une fissure, une fragilité déjà présente pour que la dépendance puisse s’installer ; peut-être que la même chose se passe d’ailleurs lors de la rencontre entre deux personnes. Christian était un gars plutôt sain, qui aimait bien trop la vie pour la passer sous anesthésie.
Depuis qu’il s’était mis en couple avec Sylvaine, Ludo se faisait discret et Sylvaine souffrait un peu de cette distance qu’avait pris son frère.
Ils allèrent se présenter à l’accueil :
— Madame Sylvaine Moreau – et je suis son compagnon, ajoute Christian –, on a rendez-vous avec le docteur Benamias.
La secrétaire les accueille avec un sourire et un ton chaleureux, très professionnelle.
— Je vais vous annoncer, veuillez patienter dans la salle d’attente, je viendrai vous chercher.
Un couple et deux jeunes femmes sont déjà installés là. La salle est assez agréable, couleurs pastel et musique douce (de la « muzac » dirait Christian, musique insipide et sans âme de musiciens sans tripes, selon ses critères).
Sylvaine triture l’enveloppe contenant les résultats de ses analyses.
Elle est si heureuse d’avoir enfin trouvé l’homme avec qui elle a vraiment envie de construire sa vie. Beau gosse, intelligent, plein d’humour, artiste, il sait la faire rire et lui faire l’amour comme elle aime, et en même temps solidement planté sur ses deux pieds, avec lui elle se sent en sécurité. Il y a quelques années elle s’était déjà retrouvée enceinte, elle vivait alors avec un homme plus âgé qu’elle, Simon, un prof de philo, mais elle avait douté alors, ne s’était pas sentie suffisamment sécurisée, limite manipulée, infantilisée, elle avait rompu avec cet homme et avait mis un terme à sa grossesse. C’était encore une grande souffrance dont elle n’avait parlé avec personne dans sa famille, ni son frère ni ses parents n’avaient d’ailleurs jamais apprécié cet ancien compagnon. Cette fois elle n’avait aucun doute, elle allait faire cet enfant et l’élever avec son chéri.
Mais comment les médecins s’organisent-ils pour qu’on ait toujours à poireauter dans leur salle d’attente quelle que soit l’heure à laquelle ils nous donnent rendez-vous !
La gynécologue les reçoit finalement au bout d’une heure, étudie les résultats d’analyses, Sylvaine et Christian étudient le visage de la gynécologue, pas de grimace, pas de froncement de sourcils, ça à l’air d’aller.
— Madame Moreau, ces analyses confirment que vous êtes bien enceinte, et que par ailleurs vous êtes en excellente santé. Vos airs réjouis me laissent penser que vous avez l’intention de garder le bébé…
Sylvaine est un peu ébahie par cette réflexion, qui lui rappelle douloureusement que ça n’avait pas toujours été une évidence.
— Oui, bien sûr !
— Bien sûr. Eh bien je vous souhaite bonne chance et bien du bonheur. Ma secrétaire vous donnera un rendez-vous pour la première échographie.
Et voilà, une heure d’attente et trois minutes à peine de consultation, trente euros, merci, au revoir. Le bonheur n’a pas de prix ! Une fois dans la rue Christian enlace Sylviane.
— Elle est pas un peu bizarre ta gynéco ? Bien sûr qu’on va le garder notre bébé d’amour !
Sylvaine se blottit tout contre lui.
— Je voudrais bien inviter Ludo pour le lui annoncer et fêter ça avec lui, avant d’aller voir nos parents.
— Oui, bonne idée, ton frère me manque aussi tu sais, je le vois plus trop depuis qu’il a quitté les Pyromaniacs. Sais-tu où il est en ce moment ?
— Il est parti se mettre au vert, il habite dans un petit bled dans le sud. Il avait besoin de couper les liens avec son environnement, avec la faune avec qui il traînait. Je sais pas trop ce qu’il glande là bas, mais je vais l’appeler pour voir s’il veut venir passer quelques jours chez nous, si tu es d’accord.
— Ça me ferait super plaisir de le revoir et de renouer avec lui, maintenant qu’il est arrivé à se sortir de la défonce, enfin j’espère qu’il tient le coup.
— On prend un taxi ?
— Pourquoi pas ? Ce soir on reste à la maison en amoureux, et puis tu appelleras ton frangin.
Commentaires
Bien sympathique ce couple, des personnages très humains .
J'ai aimé les réflexions sur les plaques austères des médecins . Bonne idée, les couleurs !
L'évocation du frère Ludo est touchante; la fissure, oui sûrement.
Ce texte laisse une impression de douceur.