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Contraintes : le même jour à la même heure

 

Une magnifique maison en pierres, ancienne, lovée au fond d’un grand parc, au pied de la colline, un balcon court le long de la façade à l’étage ; un ruisseau borde la propriété, il y a même une basse-cour, des poules, des canards, des oies. Ludovic a garé sa bagnole sur le petit parking, devant la clôture en échalas de châtaignier. Près du portail à claire-voie un peu de guingois une plaque discrète annonce : Docteur Gérard Doermann, Psychiatre. Un sentier mène à son cabinet installé dans une petite bâtisse qui devait être une dépendance de la maison de maître. Dans la salle d’attente des livres d’art sont posés sur une table, sur un lutrin est ouvert un livre de poésie persane, contre un des murs des rayonnages avec des traités de psychologie. Il n’y a personne d’autre que Ludovic. Après la consultation les patients sortent par une autre porte, de l’autre côté du cabinet de consultation, de sorte que les arrivants ne croisent pas ceux qui repartent.

Toujours ponctuel, le docteur ouvre la porte capitonnée et invite silencieusement son patient à entrer.

— Bonjour docteur.

— Bonjour monsieur Moreau, installez-vous, je vous prie.

Ludovic ôte son blouson et son écharpe qu’il accroche au porte-manteau et s’assoit dans un fauteuil confortable. Le docteur prend place dans un fauteuil semblable en face de lui. Le cabinet a un aspect à la fois rustique et cossu, assez chaleureux, on pourrait s’y sentir bien, installé dans ce fauteuil, pour boire un cognac avec un ami en parlant littérature ou philosophie par exemple. Outre les livres il y a là des instruments de musique anciens, une sorte de mandoline ou de luth, et une très belle guitare à dix cordes, un ancêtre de la guitare classique.

— Bien, comment allez-vous depuis votre dernière visite ?

— Ça peut aller, j’ai repris mon traitement que j’avais interrompu pendant quelques mois, alors c’est plus stable. Je suis allé voir mon toubib, mon médecin traitant pour me faire prescrire de nouveau mes antidépresseurs et anxiolytiques parce que je pouvais pas attendre jusqu’à aujourd’hui.

— Bien, excellent, c’est très bien ça, vous êtes capable de reprendre votre traitement de votre propre initiative au lieu d’attendre d’en arriver à un passage à l’acte, c’est un grand progrès ! Vous savez que je n’étais pas favorable à votre décision de suspendre votre traitement. Mais qu’est-ce qui vous a poussé à le reprendre en urgence ?

— Les crises d’angoisses. Je croyais que j’étais assez bien mais les crises d’angoisse sont vite revenues.

— Et qu’est-ce qui les déclenche, ces crises d’angoisse.

— Tout ! La vie, le monde, les gens… Y a des matins je veux même pas ouvrir les yeux, pas envisager que j’aie à me lever, à sortir, à croiser des gens. C’est comme si j’étais dans un trou tout noir, je transpire de terreur. Quand j’essaie de me secouer, de me dire vas-y, fais un effort y a rien de si terrible, je m’en rajoute une couche et je m’enfonce encore plus profondément dans ce trou noir, parce que je me dis que je suis vraiment trop nul, tout le monde y arrive, à se lever, à sortir, à rencontrer des gens, à communiquer, à travailler, tout ça, alors si j’y arrive pas c’est vraiment que je suis trop nul, enfin que je suis pas normal quoi. Et puis il y a le boiteux…

— Qui est le boiteux ?

— C’est une personne qui me suis quand je sors, quand je marche dans la rue. Je ne l’aperçois jamais mais j’entends derrière moi son pas traînant et claudiquant. Je ne sais pas ce qu’il me veut, mais il me terrifie.

— Il y a longtemps qu’il vous suit ?

— Depuis toujours. Il peut disparaître pendant des périodes plus ou moins longues, pendant des années parfois, et puis il réapparaît, et la terreur avec lui.

Il y a quelques jours je rentrais chez moi, c’était dimanche soir, j’avais pris le train pour aller rendre visite à mes parents, au retour je quittais la gare pour rentrer chez moi à pied, y en à peu près pour vingt minutes. La rue était assez déserte, comme un dimanche soir. Au bout d’un moment j’ai aperçu un homme qui marchait devant moi, en claudiquant, et il y avait un bruit, clip, clop, un bruit métallique suivi d’un bruit plus sourd. L’inquiétude a commencé à m’assaillir, je ralentis d’abord mon pas et j’essayais de comprendre ce qui causait ce bruit. Et là je réalisais que cet homme était équipé d’une jambe artificielle mécanique qui fonctionnait apparemment comme un métronome, il devait de temps en temps relancer le mécanisme en relançant sa jambe vers l’avant avec sa main.

Mon cœur battait la chamade et je commençais à transpirer, je m’attendais à ce que l’homme se retourne et que je me retrouve finalement face à face avec le boiteux qui me hantait depuis si longtemps. L’homme ne se retournait pas mais continuait à avancer de son pas régulier et mécanique, sans dévier de la direction qui était aussi la mienne.

Au bout d’un moment je décidais d’accélérer le pas et de le dépasser. Au moment où j’arrivais à sa hauteur j’étais terrifié, l’homme n’allait-il pas m’agripper soudain pour m’obliger à lui faire face ? Je le dépassais en m’efforçant de ne pas le regarder et continuais à avancer d’un pas rapide, mais le clip clop de sa jambe mécanique continuait à me suivre, je courrais presque quand je suis arrivé devant mon immeuble ; j’ai grimpé les escaliers quatre à quatre, j’avais l’impression que mon cœur allait exploser. J’entrais dans mon studio, bouclais la porte, et me jetais sur mon lit, je suis resté comme ça pendant des heures, aux aguets, l’oreille tendue, m’attendant à entendre le cliquetis métallique monter l’escalier qui mène chez moi.

— Intéressant, très intéressant. Vous dites que ce boiteux vous hante depuis toujours ?

— Depuis mon enfance, ou au moins mon adolescence. Je ne sais pas d’où me vient cette peur d’un boiteux ; quand j’étais enfant, j’avais toujours peur de tout, peur du noir, peur de mon ombre, c’est d’ailleurs toujours le cas, j’ai même peur de beaucoup plus de choses aujourd’hui, dans la mesure où ma conscience du monde s’est élargie ; en même temps j’aimais bien inventer des histoires fantastiques mais après j’étais terrifié par mes propres histoires. Ce boiteux est peut-être un des personnages que j’inventais à l’époque, mais ça ne lui enlève rien de son pouvoir terrifiant, c’est comme si ce personnage sorti de mon imagination avait pris corps pour me hanter réellement, mais c’est la première fois que je le rencontrais ainsi mécanisé, d’ailleurs ce soir-là ce n’était certainement qu’un malheureux invalide qui rentrait chez lui. Enfant je confiais mes terreurs à ma grande sœur, Sylvaine, qui me consolait et me rassurait. Et puis elle est partie pour faire ses études, et nous nous sommes vus de moins en moins. J’avais quatorze ans quand elle a quitté la maison, moi c’est là que j’ai commencé à picoler et à fumer de l’herbe et du shit, et puis à prendre d’autres trucs, j’ai passé des années comme ça à anesthésier ma peur avec toutes les substances que je trouvais. Ça fait quatre ans maintenant que j’ai arrêté la came, mais mes terreurs reviennent toujours.

— Est-ce que votre traitement est suffisamment efficace pour maintenir ces terreurs à distance ?

— Oui, la plupart du temps avec mes pilules ça va, mais je me dis que j’ai juste remplacé des produits illégaux par des produits légaux, sans avoir rien résolu de mon problème.

— On va y travailler si vous voulez bien, mais je dois vous dire que ça va prendre du temps. Mais le temps de cette séance est écoulé, voulez-vous que je renouvelle votre ordonnance ?

— S’il vous plaît, oui.

Le docteur Doermann s’extrait de son fauteuil et va s’asseoir derrière son bureau massif, suivi de Ludovic qui prend place sur une chaise.

— Votre carte vitale je vous prie.

Ludovic lui tend la carte magique.

 

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Commentaires

luluberlu
Portrait de luluberlu
C’est curieux, mais je trouve

C’est curieux, mais je trouve que l’écriture véhicule une atmosphère plutôt mélancolique (ceci est vrai pour le premier épisode également). À la lecture, ça distille aussi un peu une atmosphère d’ennui. Il me semble avoir encore dans l’oreille le ton adopté lors de la lecture en atelier, ce qui renforce mon impression.

Un grand souci du détail. On bâtit le décor. Les personnages (textes 1 et 2) sont bien caractérisés.

 

remarque :

Il me semble qu’il a là, par rapport à ce qui précède et suit, un pb de concordance des temps : « L’inquiétude a commencé à m’assaillir, je ralentis d’abord mon pas et j’essayais de comprendre ce qui causait ce bruit. Et là je réalisais que cet homme était équipé d’une jambe artificielle mécanique qui fonctionnait apparemment comme un métronome, il devait de temps en temps relancer le mécanisme en relançant sa jambe vers l’avant avec sa main. Mon cœur battait la chamade et je commençais à transpirer, »

plume bernache
élégance

 

L'élégance du style crée l' ambiance dès le départ. La description de la maison du psy, le mobilier, ne serait-ce que le recueil de poésie persane (je vois d'ici les enluminures)

Ensuite, on se sent totalement en empathie avec le patient. Notre angoisse monte en même temps que la sienne, au rythme du clip-clop du boiteux… Je vais noter l'adresse du docteur Doermann, on sait jamais !

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