Accueil

Contraintes : le même jour à la même heure

AURÉLIE

 

14 h. Salle d’attente de Mme COLLET, psychanalyste.

 

Cela fait du bien, il paraît. Déverser sa bile ou bien son chagrin, suivant l’humeur du jour, permettrait d’en évacuer une bonne partie, de se sentir soulagé... Or, après chaque séance, je me sens comme anéantie. Raconter mes malheurs à un tiers, en l’occurrence ici ma psy, est comme revivre ce moment presque à l’identique : je revois les visages, revis les émotions, refais les conversations et verse presque autant de larmes que le jour où c’est arrivé. Faire ressurgir tout cela ne me semble pas très salutaire...

 

Pourtant, me voilà assise dans cette salle d’attente déprimante, aux mûrs couleur cendre parsemés d’affiches ternes vantant les mérites de telle ou telle association. Leur but, rendre à nouveau sociables les personnes en dépression ayant tendance à s’isoler, mais en réalité elles ne font que les enfoncer davantage leur prouvant qu’elles sont bien en marge de la société. Ici, rien n’aspire à la gaieté, tout paraît fade, insipide, incolore. Les plantes aussi prennent un air affligé, recourbant leurs feuilles, ne cherchant même plus la lumière.

 

J’espère que mon tour arrivera vite, j’ai des choses à dire aujourd’hui. Ma sœur et son compagnon, à cette heure-ci, se trouvent aussi à cet étage mais dans une salle d’attente différente, celle-là même dans laquelle Paul et moi nous patientions il n’y a pas si longtemps...

 

STÉPHANIE

 

14 h. Salle d’attente du Dr NEHAGUI, gynécologue, obstétricien.

 

Les sièges sont confortables ici, les revues intéressantes et les mûrs peints d’un joli ocre soutenu. Un liseré de minuscules petits soleils vermeils vient rehausser le tout, encadrant les portes, faisant le tour de la pièce à la jonction du plafond. L’endroit n’en paraît que plus apaisant.

 

Heureusement d’ailleurs, car la majorité des femmes pénétrant dans cette salle d’attente doit, comme moi à notre arrivée, être très contrariée de constater que plus leur ventre prend de l’ampleur, moins elles parviennent à passer par l’étroite porte donnant directement à la salle d’attente depuis le secrétariat, étape inévitable lorsqu’on a rendez-vous. Ceci les oblige à faire le grand tour de leur démarche pesante, mettant à mal leurs chevilles gonflées et douloureuses, pour passer par l’accès principal : la porte à double battant. Je me demande comment ils ont réfléchi à la chose les ingénieurs du bâtiment responsables de cette bourde. Nous sommes dans le cabinet d’un obstétricien, rempli de femmes enceintes, bon sang ! À croire qu’ils n’en avaient jamais vu de leur vie avant de réaliser cette étroite ouverture. En plus, je me suis fait mal au dos en levant Mme GIMBARD hier. Je pense qu’il va falloir que j’arrête de travailler bientôt, ou du moins changer de voie... Le métier d’aide à domicile, bien qu’épanouissant, n’est pas compatible avec mes douleurs lombaires chroniques.

 

Et puis, nous toutes ici, sommes suffisamment stressées comme ça ! Inutile d’en rajouter.

 

Mon adorable compagnon est assis à mes côtés. Ma rencontre avec Luc remonte à un peu plus d’un an et tout a été très rapide entre nous : quelques semaines seulement après notre premier rendez-vous, je laissais le sombre deux-pièces loué depuis des années et emménageais dans son appartement, bien plus spacieux et lumineux. Nous sommes heureux et très amoureux. Il y a quelques mois, nous avons appris que nous allions avoir un enfant. Il était fou de joie. Aujourd’hui, il a tenu à être là. J’en suis bien heureuse, ce n’est pas facile à vivre pour moi. J’angoisse à l’idée qu’il puisse y avoir un problème avec le bébé. Mon médecin m’a conseillé plusieurs fois de consulter un psychanalyste afin de m’aider, il en connaît justement une très bien qui pratique aussi la relaxation, ça ne pourrait pas faire de mal. Mais je refuse toujours, Aurélie la consulte aussi.

 

Je reporte mes pensées sur Luc, ma bouée de sauvetage quand je me noie dans mes sombres pensées : il porte une tenue décontractée, jean, baskets, tee-shirt, mais il n’en est pas moins séduisant. Avec ses yeux verts aux éclats ambrés, ses lèvres pleines, bien ourlées, il fait toujours chavirer mon cœur à chacun de ses sourires. Sentant mon angoisse, il prend ma main :

 

— Ce n’est pas parce que c’est arrivé à Paul et Aurélie que cela nous arrivera aussi. Essaie de te détendre, mon Amour.

— Écoutes Luc, je ne veux plus parler de ma sœur. Elle n’est pas le nombril du monde. Moi aussi, j’existe et j’ai mes propres peurs !

— Tu n’angoisserais pas autant si ta nièce...

 

D’un claquement de langue, je le fais taire. J’en ai assez. N’ai-je pas le droit d’être inquiète parce que j’attends mon premier enfant ? Ne puis-je pas vivre ma grossesse à travers moi et non de par ce qu’ont vécu ma sœur et mon beau-frère ? Après tout, c’est de sa faute tout ça ! Elle n’avait qu’à faire ce qu’il fallait dès le départ !

 

Luc essuie les larmes qui roulent sur mes joues. Je vois dans ses yeux qu’il a suivi le fil de mes pensées à mesure qu’il se déroulait sur mes traits. Il y lit la culpabilité et l’horreur éprouvées d’avoir eu de telles pensées.

 

— Nous serons fixés dans quelques minutes. Sache que, quoi qu’il advienne, je t’aime, et nous ferons face ensemble. Et puis, avec un peu de chance, ce sera un garçon et il ressemblera à son Papa... Il se met à loucher et tire la langue sur le côté déclenchant mon rire.

— J’aime mieux ça, dit-il avant de déposer un léger baiser sur mes lèvres, sa main tendrement posée sur mon ventre rebondi.

 

Un petit soubresaut contre sa paume lui confirme que notre fils aussi.

 

JEANINE

 

14 h. Salle d’attente du Dr VERGNAND, cancérologue.

 

— Bonjour M. et Mme FERNANDEZ, nous avons rendez-vous avec le Docteur VERGNAND, à 14 h.

— M. et Mme FERNANDEZ..., oui. Asseyez-vous en salle d’attente. Le Docteur va vous recevoir, il a pris un peu de retard...

—Merci bien, Madame.

 

En me dirigeant vers la salle d’attente, je sens Francis, mon mari, qui me talonne, il s’accroche à moi comme à une planche de salut. Cela fait des jours que je tente de le rassurer. Tout ira pour le mieux, je le sens. Et puis notre famille a été suffisamment éprouvée ces derniers temps !

 

Tout à l’air aseptisé ici. Les murs sont blancs, mis à part quelques tableaux représentant toujours la même plage, semble-t-il, vue sous des angles différents ; au sol, un linoléum blanc cassé moucheté de minuscules taches grises, et cette odeur de désinfectant ! À croire que le cancer est contagieux...

En prenant place sur un des fauteuils, eux aussi de couleur claire, je me saisis d’une revue et invite Francis à en faire autant :

 

— Tiens, prends celle-là, elle va te plaire.

En effet, sur la couverture, le dernier 4x4 Mercedes qu’il lorgne depuis des mois.

— Comment veux-tu que je me concentre ? Aurais-tu oublié : notre avenir se joue aujourd’hui ?

— Non, bien sûr ! Comment le pourrais-je ? Quoiqu’il se passe, nous en sortirons changés, grandis même et nous saurons faire face à toutes situations comme nous l’avons toujours fait ces trente-cinq dernières années, ensemble...

— Hum pfff...

 

Trente-cinq ans... Je me souviens de notre rencontre à la fin de nos études. J’entamais un stage de journalisme dans les locaux de la Dépêche à Toulouse et lui y distribuait le courrier, job d’été avant de reprendre le garage automobile de son père. Nous nous sommes fréquentés deux années puis avons décidé de nous installer ensemble. Neuf mois après, Aurélie naissait. Le plus beau jour de notre vie, cela va sans dire. J’aurais aimé avoir un autre enfant rapidement croyant qu’une trop grande différence d’âge ne favoriserait pas une bonne entende entre frère et sœur. Stéphanie s’est fait attendre presque cinq ans, cependant. Son arrivée dans ce monde n’en a été que plus joyeuse pour nous, heureux parents.

 

Francis et moi croyons en cette notion d’arbre, lien invincible. Nous avons bâti notre famille sur ces bases, enseignant à nos deux filles, les valeurs d’amour, d’entraide et de soutien dont elles auraient besoin pour pouvoir un jour voler de leurs propres ailes.

Et c’est chose faite : les filles ont leurs vies respectives à mener maintenant et elles s’en sortent plutôt bien.

 

Trente-cinq ans de vie commune, deux superbes filles, beaucoup d’épreuves à surmonter, mais un amour et un soutien mutuel sans failles nous ont aidés à tout traverser. Et tous ces moments de bonheur, toutes ces joies, ces parties de rire, ces moments d’amour encore dans l’intimité de notre chambre à coucher, ces repas de famille animés, pour ne pas dire bruyants, pourtant tellement agréables... C’est cela le bonheur.

 

Enfin c’était...

 

 

5.04
Votre vote : Aucun(e) Moyenne : 5 (3 votes)

Commentaires

Manuella
Portrait de Manuella
Moi aussi j’ai bien aimé les

Moi aussi j’ai bien aimé les plantes qui font triste mine.

La remarque sur la conception des locaux complètement absurde.

 L’obsession de la crainte d’un problème pour le futur bébé que l’on porte est vraie (surtout si un problème de ce type est déjà survenu dans la famille). C’est bien rendu par petites touches.

Le caractère battant de la mère qui mène la barque familiale. Elle soutient son mari, moins vaillant, bien décidée à aller de l’avant coute que coute ! Une telle énergie fait parfois des miracles !

Bravo, on attend la suite !

 

 

 

enlightened

Kapadouo (manquant)
J'ai lu et apprécié. Style

J'ai lu et apprécié. Style simple et direct. On voit bien les scènes.

 

Quelques remarques :

 

AURÉLIE

Au §2 je remplacerais leur prouvant par soulignant.

 

STÉPHANIE

Au §6 amour sans majuscule !

À la fin : notre fils aussi (apprécie ?). C'est une fin un peu en queue de poissson.

 

JEANINE

À la fin : sans failles. L'expression est toujours au singulier (sens figuré). Au pluriel ce serait au sens propre (ex. failles d'un dispositif).

 

Bien amicalement

plume bernache
liens familiaux

 

 Le décor des trois salles d'attente est bien typé. J'aime bien " les plantes  elles aussi prennent un air affligé" Heureusement toutes les salles d'attente des psy ne sont pas aussi déprimantes…

 

on sent bien les connexions entre les membres de cette famille. J'ai hâte de savoir ce qui va leur arriver.

 

Lauris TAN
Merci.  

Merci.

 

smiley

luluberlu
Portrait de luluberlu
Tu t'en tires bien. Tu as su

Tu t'en tires bien. Tu as su réutiliser le matériau de la version précédente en nous laissant espérer une suite. yes

Vous devez vous connecter pour poster des commentaires