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Contraintes : le même jour à la même heure

— Je t’avais dit qu’on avait le temps !

— Écoute, j’ai horreur d’être en retard, et on sait jamais ce qui peut nous arriver en route, une crevaison, un accrochage, pas de place pour me garer...

— Mais maintenant on va devoir attendre une heure et demie dans cette salle d’attente

— Eh bien, n’est-elle pas confortable ? Bien chauffée, convenablement pourvue de magazines en tous genres que tu n’aurais l’opportunité de lire nulle part ailleurs que dans une salle d’attente médicale ?

Jeanine plonge son nez dans un magazine de décoration. Intérieurs d’un esthétisme raffiné de somptueuses demeures. Est-ce censé nous faire rêver ou bien nous rendre honteux de la banalité de notre maison ?

Quarante-sept ans qu’elle est mariée à Jean-René, et toujours elle a du s’adapter à son pas, à son rythme, à ses manies qu’aujourd’hui elle appelle ses tocs. Comme un enfant elle doit encore à son âge l’accompagner chez le docteur. Elle a l’impression d’avoir eu à s’occuper de trois enfants, Sylvaine et Ludovic, qu’elle a portés dans son corps, et puis Jean-René, qu’elle aurait en quelque sorte adopté le jour de leur mariage. Les petits ont grandi et ont quitté le nid, mais le grand, lui, semble devenir chaque jour plus puéril, plus enfantin. C’est lui qui a tellement besoin d’être rassuré, d’être consolé, il lui semble aujourd’hui si vulnérable.

Jean-René feuillette distraitement un magazine d’automobiles. Il ne lit pas, il regarde les images. Il ne s’est jamais passionné pour la mécanique ni pour l’image sociale véhiculée par les voitures. Laissant son regard glisser sur les formes et les couleurs, son esprit erre aussi sans qu’il essaie de le guider dans une direction particulière. C’est sa vie qui flotte là devant lui, mollement, comme une brume. C’est long une vie. À soixante-neuf ans Jean-René à la sensation d’avoir accompli ce qu’il avait à accomplir, aussi bien qu’il a pu, avec plus ou moins de réussite. Se réaliser dans son travail, vivre l’aventure de la relation amoureuse, puis celle de la famille, d’élever des enfants… Dans les premières années de sa vie avec Jeanine il n’était pas question d’enfants. Son travail de conducteur des travaux l’amenait à voyager, à s’expatrier : construction de barrages hydroélectriques en Argentine, en Chine, en Afrique ; Jeanine le suivait et ils avaient alors vécu leur passion amoureuse, la nourrissant d’exotisme, la renouvelant en changeant de décor, de culture, de continent… Jeanine se passionnait de découvrir des cultures si différentes, se faisait ethnologue, anthropologue amateur, elle s’enrichissait de rencontres, de découvertes, trouvait là des trésors dont elle remplissait des cahiers sous forme de dessins, d’articles, de photos. Et puis elle s’était lassée. Tous ces modes de vie qu’elle découvrait ne seraient jamais le sien, elle ne pourrait jamais s’y sentir vraiment à sa place. Peut-être avait-elle accumulé suffisamment de matière, d’images, de sensations, elle avait alors exprimé le besoin de s’enraciner, de porter des fruits.

Revenir en France, acheter une grande maison, et puis les enfants étaient arrivés, Sylvaine d’abord, merveille des merveilles, si belle, si frétillante de vie, et puis son frère Ludovic, si sensible, fragile, regardant le monde avec de grands yeux perpétuellement étonnés. Je suis resté travailler en France quelques années, ma fille était devenue mon soleil, Jeanine aussi rayonnait, s’épanouissant dans le rôle de Maman, et Ludovic, Ludovic qu’on voulait tellement protéger, on voyait bien qu’il n’avait pas le décodeur standard pour déchiffrer le monde, et nous on avait pas toujours le décodeur pour le déchiffrer lui. Mon travail en France, mon univers professionnel était lui bien terne après mes années passées à l’étranger, et mon salaire aussi qui avait réduit de moitié ; aussi quand les deux enfants ont été scolarisés je suis reparti, mais tout seul à présent. Asie, Afrique, Amérique du Sud, rentrant en France deux – trois fois par ans. Et les années ont filé, mon Dieu comme elles ont filé vite ! Les enfants ont grandi, de façon assez harmonieuse pour Sylvaine, plus chaotique pour son frère. Jeanine a tardivement entamé des études de sociologie, puis de psychologie, nos vies sont devenues si différentes, moi sur mes chantiers de par le monde, elle dans ses études, s’occupant des enfants, pourtant on se retrouvait toujours avec autant de bonheur.

Quand Ludovic a commencé à faire des siennes j’ai dû revenir à la maison, retravailler en France, mais c’était sans doute un peu tard déjà. Ludovic se faisait régulièrement renvoyer de l’école, ramasser pas la police pour ivresse publique, pour consommation de stupéfiants. Sylvaine qui adore son petit frère le défendait toujours, l’aidait à nous cacher ses déboires, tout en continuant pour sa part des études brillantes. Bon an mal an ils ont tracé leur route, et Jeanine et moi nous sommes retrouvés seuls. Jeanine a ses activités associatives, ses cours d’alphabétisation, l’aide à l’accueil des étrangers, elle a toujours gardé le goût pour les cultures diverses. Moi depuis ma retraite je m’occupe à bricoler, j’ai mon atelier où je travaille le bois, je modifie les aménagements de cette maison qui est un peu trop grande pour nous deux, je fabrique quelques meubles. Les enfants viennent de temps en temps, Sylvaine est éducatrice, elle s’occupe d’ados en rupture familiale ou en placement judiciaire, il semble qu’elle ait enfin trouvé un compagnon qui lui convient pour essayer d’avoir un enfant, elle se morfond un peu en se disant qu’elle arrive à l’âge limite. Ludovic ballotte toujours d’un boulot à l’autre, sans avoir trouvé une compagne régulière, mais au moins il semble sorti de sa période de toxicomanie, il fait de la méditation, et puis il voit un psy aussi, je crois.

Jean-René sort un peu de sa rêverie, regarde Jeanine qui, sentant son regard, lève aussi les yeux de son magazine.

Jeanine, son amour de toujours, si belle, si vivante. Il y a tant de tendresse qui passe dans leur regard, une communion au-delà des mots, du temps et de l’espace.

Dans un moment le professeur Duverneuil va les recevoir pour envisager avec eux ce qui peut être fait au sujet de ces cellules cancéreuses localisées dans le pancréas de Jean-René. Le professeur Duverneuil l’ignore encore, mais Jean-René n’a pas l’intention de faire quoi que ce soit à leur sujet. Il a lu quelque part que le cancer du pancréas pouvait mener à une fin très rapide s’il n’est pas pris à temps, et ça fait déjà pas mal de temps qu’il laisse traîner. Le professeur Duverneuil n’est pas le premier cancérologue qu’il consulte, bien qu’il n’en ait jusque là pas parlé à Jeanine. Jean-René trouve que c’est bien long une vie, et il n’a plus envie de se battre, et il ne veut surtout pas devenir une chose impotente aux mains des médecins, un fardeau pour Jeanine, et tant pis s’il ne doit jamais voir les enfants de ses enfants. À soixante-neuf ans Jean-René à la sensation d’avoir accompli ce qu’il avait à accomplir, aussi a-t-il intérieurement décidé d’exercer son droit de retrait.

Il tourne distraitement les pages de la revue posée sur ses genoux, jette un coup d’œil à la pendule accrochée au mur derrière le comptoir de l’accueil, il a encore le temps. Dans la salle d’attente il y a trois autres personnes, un autre couple, dans les soixante ans peut-être, l’air un peu coincées dans leurs beaux habits un peu démodés, et puis une femme, toute seule, elle est beaucoup plus jeune, dans la quarantaine sans doute. Elle triture nerveusement son sac, en sort un téléphone, le contemple un moment, le remet dans son sac pour le reprendre après quelques minutes. Jean-René se détourne, elle finirait par le rendre nerveux elle-même.

 

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Commentaires

luluberlu
Portrait de luluberlu
« convenablement pourvue de

« convenablement pourvue de magazines en tous genres que tu n’aurais l’opportunité de lire nulle part ailleurs que dans une salle d’attente médicale ? » : moi, je trouve que madame a bcp d’humour, surtout quand on sait ce qu’il y a dans les salles d’attente(s).smiley Quant à lire ???? Tiens, hier je feuilletais un magazine de déco. Je passe sur les détails... Sinon, il y a Paris Match ou Voici.

 

Une incohérence quant au caractère de Jean – René : d’un côté « Comme un enfant elle doit encore à son âge l’accompagner chez le docteur. Elle a l’impression d’avoir eu à s’occuper de trois enfants... », de l’autre « Son travail de conducteur des travaux l’amenait à voyager, à s’expatrier : construction de barrages hydroélectriques en Argentine, en Chine, en Afrique... ». 

Une belle écriture qui rend bien la rêverie de JR.

2 remarques :

Juste un lieu commun : « une communion au-delà des mots, du temps et de l’espace. »

« elle finirait par le rendre nerveux elle-même. » : ?? (elle-même me semble curieux).

Manuella
Portrait de Manuella
C’est un texte qui imprime en

C’est un texte qui imprime en nous douceur, acceptation et aussi étrangement un certain bonheur d’une vie accomplie, au-delà d’un quelconque jugement de valeur.

De la beauté pure et sage !

J’ai aimé :  « …elle avait alors exprimé le besoin de s’enraciner, de porter des fruits. »

« On voyait bien qu’il n’avait pas le décodeur standard pour déchiffrer le monde, et nous on n'avait pas toujours le décodeur pour le déchiffrer lui. »

« Aussi a-t-il intérieurement décidé d’exercer son droit de retrait. »

Intimement touchant…

enlightened

Lauris TAN
Très beau récit, un don pour

Très beau récit, un don pour décrire les sentiments humains ?

 

J'aime beaucoup:

- et puis Jean-René, qu’elle aurait en quelque sorte adopté le jour de leur mariage.

- Laissant son regard glisser sur les formes et les couleurs, son esprit erre aussi sans qu’il essaie de le guider dans une direction particulière. C’est sa vie qui flotte là devant lui, mollement, comme une brume.

et beaucoup d'autres aussi...

 

Je suis triste pour Jean-René et Jeanine. Que va t-il leur arriver par la suite ?

 

 

 

 

 

plume bernache
sérénité

 

 Très beau texte empreint de tendresse et sérénité. Les personnages sont vivants et attachants. J'ai l'impression de les connaître depuis toujours…

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