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C’est un cousin lointain de mon père que nous appelons ainsi, tonton Taxi.
Il habite Niort, sur la route qui conduit à la demeure de ma famille paternelle ; l’étape d’une nuit chez ce tonton exotique me comble de joie. Il faut dire que c’est une fois l’an…

J’y ai une chambre qui m’attend, celle aux papillons, ma préférée.

Père me fait toujours mille recommandations avant d’arriver chez le vieil homme. Être très sage bien sûr mais surtout ne pas être indiscrète, ne poser aucune question sur la femme de tonton – c’était une belle femme noire qui un jour est repartie dans son pays – et ne faire aucun commentaire sur tout ce que je vois ou entends. Pour une pipelette curieuse comme moi, ces instructions sont difficiles à respecter.

Nous arrivons avant le dîner et apportons de lourds paniers d’osier remplis de victuailles et de bouteilles.
Père gare la voiture devant la boutique de tonton Taxi et mère va toquer à l’huis d’un pas décidé.
Tonton ouvre la porte, vêtu de son éternel habit de coutil noir, les cheveux en bataille et l’air ahuri de celui qui se réveille.
Il ressemble à un puzzle de légumes. Long comme une asperge, pâle comme une endive, des cheveux carotte au sel et des yeux comme des petits pois, bien vifs, derrière les lunettes cerclées de fer, posées sur le bout de son nez.
Nous entrons dans la boutique au parquet craquant et nous sommes aussitôt saisis par l’odeur étrange et chimique qui s’en dégage.
De hauts meubles noirs et cirés. Essentiellement des vitrines et des tiroirs larges et peu épais. Chaque vitrine contient un animal à poils ou à plumes, de nombreux livres reliés et des objets de moi inconnus. Au fond de la boutique, je devine un atelier, brillamment éclairé, mais j’ai l’interdiction de m’y rendre.

— Soyez les bienvenus ! Allez Marie fait comme chez toi, la cuisine n’a pas changé de place. Fulbert vient au salon, j’ai un bon cigare pour toi. Nine, tu veux monter lire dans ta chambre jusqu’au dîner ? Nous t’appellerons.

Pfeuuuu ! Flûte alors, moi j’ai envie de rester avec eux et de les écouter ou encore mieux de fureter un peu dans la maison ; j’y ai pensé tout au long de la route.
Je pousse la porte de la chambre aux papillons. Ils sont tous là, dans leurs boîtes transparentes, si je les fixe trop longtemps je vois bouger leurs ailes multicolores. J’ouvre ma petite valise et chausse mes pantoufles à semelles de feutre. Je pose mon dernier Club des 5 sur la table de nuit et m’installe sur le palier pour guetter les bruits de la maison.
J’entends mère dans la cuisine et le bruit étouffé de la conversation des hommes au salon. C’est le moment d’y aller.

Arrivée dans la boutique, j’ouvre vite un premier tiroir. Merveille ! Des yeux de toutes les couleurs, de toutes les grosseurs, je saisis un œil vert, aïe… il possède une petite pointe. Un vrai trésor. Je le remets vite à sa place. Je n’ose ouvrir les autres tiroirs, j’ai peu de temps devant moi et l’atelier m’attire depuis des années. J’y pénètre à pas de loup et là… une peur panique m’envahit.
Je suis cernée par des animaux étranges. Rien de ressemblant à ceux des vitrines de la boutique. Sur l’atelier repose des petites bêtes inconnues, éventrées, puantes et énuclées.

Pendu au plafond un serpent gigantesque darde une langue fourchue vers moi, deux cavités sombres sur sa tête…
Je comprends soudainement où sont ses yeux et j’en ai la chair de poule. Tonton vole les yeux des animaux, les range dans ses tiroirs, mais pourquoi ?

Un immense placard attire mon regard. La clé est sur la serrure. J’ouvre la porte et... je recule, je recule et me cogne contre le serpent... Tante Claire est là, assise sur une chaise africaine, avec ses lourds colliers multicolores, la tête droite et son beau regard ambré qui me fixe. Elle est plus petite que dans mon souvenir.
Pourquoi es-tu partie si près de lui Tante Claire ? Elle ne me répond pas. Je sais qu’elle ne parlera plus.
Je referme doucement la porte.

Dans la cuisine, Mère chantonne : il sentait bon le sable chaud mon légionnaire.... lala, lalala, lala !
— Dis-moi, maman, il était militaire tonton Taxi quand il était jeune ?
— Non, il était naturaliste, il a parcouru le monde tu sais ?
— Dans son taxi ?

Tête ahurie de Mère.

 

 

5.04
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Commentaires

Croisic
Un grand merci à vous d'avoir lu et aimé

mon Tonton Taxi qui a réellement fondé

la fertile imagination

de la fillette que j'étais alors.

 

Mes parents étaient vieux et tristes

je cherchais de l'exotisme 

dans toutes les rencontres.

Merci.

plume bernache
sacré tonton

 

 

J'aime bien moi aussi  le portrait puzzle de légumes, façon Arcimboldo.

   

On est dans la tête de cette petite pipelette curieuse qui découvre l' "atelier" très particulier de ce Tonton. Le tiroir aux yeux…brrr !
Ce texte est très bien construit , le malaise s'installe peu à peu jusqu'à l'ouverture du  placard interdit (Barbe bleue) et la chute nous saisit à la gorge.
 
De nos jours, on  fait "cryoconserver" les êtres que l'on veut garder éternellement…Tonton taxi avait résolu le problème autrement : Plus écologique ! Finalement, je crois qu'il l'aimait bien cette tante Claire.

 

Bravo pour ce thriller original !

 

 

luluberlu
Portrait de luluberlu
Excellent le puzzle de

Excellent le puzzle de légumes. :D

Tiens ! mère me rappelle quelque chose, un autre texte. Toujours cette distance un peu glaçante. Comme ce récit et ce tonton taxi qui me met le derme en épi (pas pu résister, désolé... mais pas trop quand même:p).0:) Jusqu’à aujourd’hui, je connaissais les casques à pointe(s), mais pas les œils. Le diablo y serait-il pour quelque chose ??? Elle n’a pas l’air trop impressionnée Nine, c'est manifestement un cas (oups !). Mais je sais d’où ils viennent : énuclées les petites bêtes. C’est dég... je ne vais plus penser qu’à ça en enlevant mes lentilles de contact le soir. Pas top. Pas Claire non plus cette histoire. C’est du vécu ??? Parce qu’il m’a l’air un peu crazyle tonton.

good

barzoï (manquant)
Tonton taxi

Une nouvelle amusante qui aurait pu être classée dans le genre thriller-humour noir. J’ai bien aimé.

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