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Texte évolutif - métamorphose (Les exos de l’atelier)

La vieille dame avec son cabas plein de journaux.

Pourquoi était-elle là dans cette gare qu’elle connaissait si bien ? Sans doute le dôme vert-de-gris et la flèche de l’horloge avaient-ils guidé ses pas. Son cabas pesait sur son bras.

Mais pourquoi était-elle là avec ce sac plein de journaux ?

Devait-elle prendre le train ? Un de ses enfants l’attendait-il ? Devait-elle prendre un billet, mais pour où ?

Elle s’assit sur un banc serrant son cabas contre elle. Les journaux, c’était pour la date, mais il y en avait tant. Quel jour pouvait-on être ? Et à quelle heure prendre le train ? Elle regarda sa montre la tourna sur son bras maigre – elle tournait toujours – tiens, elle était arrêtée…

Pas d’heure, pas de jour, mais que faisait-elle là dans cette gare avec son cabas plein de journaux ?

Et qui était-elle ?

De sa poche, un carnet dépassait, sur la première page elle lut :

                 « Je m’appelle Lucie Faure, si vous me trouvez, appelez le 0555… »

C’était quoi ce carnet ?

Elle le rangea précautionneusement, bien caché au milieu des journaux.

Le jeune homme énervé.

Depuis ce matin, une angoisse lui serrait la poitrine. Il n’avait rien dit à Suzie quand il avait quitté l’appartement, faisant comme d’habitude : grand café sur le bord de la table, consultation des mails sur son smartphone, pressé, indifférent. Mais dès que la porte avait claqué dans son dos, l’angoisse l’avait tenaillé et ne le quittait plus. Ses pas le conduisirent à la gare, pas trop loin du quartier résidentiel où il habitait et à cinq minutes de la banque dont il s’était fait virer hier.

— Mise à pied conservatoire, tu fais tes cartons, je ne veux plus te voir.

Les mots l’avaient cinglé, depuis hier il essayait de joindre ses anciens collègues mais tous étaient aux « abonnés absents ».

Pendant un moment il fit les cent pas dans la gare, allant du distributeur de boissons à la boutique de journaux. Il se saisissait d’une revue, la feuilletait rapidement et la reposait sous l’œil agacé de la buraliste. Il s’approcha des escaliers menant aux quais tout son être tendu vers le vide qui s’offrait à lui ; partir, tout quitter, d’une manière ou d’une autre, partir…

La foule qui montait du quai le repoussa vers le centre de la gare.

Il s’assit sur un banc, soudain épuisé, il prit sa tête dans ses mains et ferma les yeux. Une odeur nauséabonde suintait jusqu’à lui. Il remarqua la vieille femme assise à côté de lui. Elle serrait un sac plein de journaux contre elle, elle avait l’air égarée. Il n’arrivait pas à définir si l’odeur venait de ses vêtements crasseux, du fourbi de son sac ou d’elle-même. Cette vision le ramena à son cauchemar. Je risque de finir comme elle à passer mes journées sur un banc de gare. Il caressa au fond de sa poche la pierre qu’il avait ramassée sur la plage de Dieppe l’année dernière. Il n’avait pas besoin de la regarder pour reconnaître sous ses doigts la trace bleutée du petit reptile fossilisé.

L’odeur commençait à sérieusement l’indisposer, il profita de l’arrivée d’une petite fille pour se lever et partir. À ce moment son téléphone sonna, il le chercha fébrilement. Au moment où il le saisit, le petit caillou tomba de sa poche et roula sous le sac militaire qu’un grand gars venait de poser près du banc. Il hurla « allo » et s’éloigna, vitupérant, indifférent à ceux qui l’entouraient.

La petite fille.

La petite fille arriva en sautillant accrochée à la main de son père. Elle chantonnait tout bas :

— Un deux trois, soleil !

À chaque soleil, elle sautait sur un pied, déséquilibrant son père qui sortit un objet de sa poche, le lui tendit, l’enjoignant à se tenir tranquille. La petite fille leva vers lui ses yeux rieurs.

— Tu me la donnes.

— Non, je te la prête, maintenant, tiens-toi tranquille !

Ils arrivèrent près du banc sur lequel une vieille dame serrait contre elle un grand sac en plastique.

La petite fille la regardait fixement.

— Y a quoi dans ton sac ?

Sans attendre de réponse, elle tendit sa main vers la vieille femme et l’ouvrit.

— Regarde, moi, j’ai une boussole, une vraie, c’est papa qui me la prête.

Tout en bavardant, elle s’appuyait contre les genoux de la vieille dame, allumant un sourire léger sur la bouche ridée, pendant qu’une lueur fragile éclairait les yeux si vides.

C’était une autre petite fille, une jolie petite figure ronde, des cheveux blonds bouclés qui remontaient à la surface de sa mémoire. Elle s’appelait comment déjà ? Elle marchait à peine et s’appuyait sur les meubles et les genoux à sa portée pour faire le tour du fauteuil.

La vieille dame se souvenait de la douceur de ses boucles, de son sourire enjôleur et de son babillage innocent.

C’était la fille de l’autre – l’ennemi – le fils – le petit-fils de ceux qui lui avaient apporté le malheur, ceux qui l’avaient privée de son amour, de ses frères et qui avaient mis tant de larmes et de morts chez tout le monde. Elle était si jolie, si mignonne, mais non, c’était impossible, elle ne pouvait pas l’aimer cette petite…

Des pleurs la sortirent de ses souvenirs, l’autre, celle de maintenant, celle d’ici pleurait et tendait la main vers son père :

— Regarde elle est cassée, il a cassé ma boussole.

Le père avait pris la petite dans ses bras et tous les deux s’éloignaient en direction des quais.

La vieille dame se redressa sur le banc, serrant très fort son sac plein de journaux ; elle jeta un regard apeuré aux voyageurs autour d’elle et retomba dans son apathie.   

Le militaire.

Il détestait les gares. Pourtant, il en avait pris des trains, il en avait passé des heures à attendre dans ces halls froids, toujours pleins de courants d’air.

Aujourd’hui, il est démobilisé mais il porte toujours un treillis kaki, un gros ceinturon de cuir épais et des rangers noirs. Ses cheveux coupés très court et sa tenue lui permettent de se croire toujours en service. Il pose son gros sac à parachute sur le sol, il a réussi à le piquer, ainsi qu’un duvet et du linge de toilette, sans parler des fringues, pulls, chemises et calbars. Ses neuf ans de service valent bien ça. Remercié comme un malpropre, tout ça pour une petite bavure, une réaction un peu nerveuse contre ce bleu maladroit qui s’est cassé le nez et un bras en tombant.

Il n’avait qu’à pas l’énerver ce con.

En fait, il déteste les gens. Ceux qui marchent sur le même trottoir, ceux qui s’assoient à côté de lui sur un banc, ceux qu’il retrouve dans les asiles de nuit. Il déteste tous les gens et en ce moment tous ceux qui sont dans cette gare. II donne un coup de pied dans son sac et chercha un banc libre. Ils sont tous pris, un seul n’est occupé que par une vieille qui serre contre elle un cabas plein de journaux. Il s’assied le plus loin possible d’elle, beurk elle pue la vieille ! Ses cheveux n’ont pas dû rencontrer l’eau et le shampoing depuis longtemps, sa jupe est pleine de taches. Il déteste les vieux, il déteste les crades.

Qu’est-ce qu’elle sort de sa poche ? Un vieux carnet, elle lit trois phrases, y a rien d’autre, les pages sont vides. Elle le range dans son cabas. Elle me jette un regard de travers. Vieille folle !

Un mouvement nerveux agite sa jambe, il sent qu’il commence à se balancer d’avant en arrière, il serre les poings dans ses poches, sa main droite rencontre enfoui au fond le petit galet rond qu’il vient de piquer au mec énervé qui l’a laissé tomber. Sous ses doigts, il perçoit des marques, il ne l’a pas bien regardé ce caillou, il voulait seulement faire suer le mec.

Calmé, il s’appuie au dossier et jette un regard circulaire dans le hall.

Près du kiosque l’homme énervé en costume cravate, genre jeune cadre dynamique – je hais les jeunes cadres dynamiques – fait profiter la galerie de sa conversation. Il parle fort, agite ses bras – non et non, tu as vu comment il m’a traité… banque de nases… qu’il ne compte plus sur moi, etc., etc. –

Il ne va pas se taire ce con, qu’est-ce qu’on en a à faire de ses histoires, il n’a qu’à sortir se les geler dehors s’il veut se faire une réunion par téléphone…

Et voilà maintenant c’est le bouquet, elle ne va pas venir s’asseoir à côté de moi cette greluche. Une gamine le regarde et lui sourit.

Elle n’a peur de rien. Il pourrait carrément lui exploser la tête ou même lui serrer le cou jusqu’à effacer ce sourire qu’elle affiche. Qu’est-ce qu’elle fait. Elle s’approche de la vieille, – elle craint pas l’odeur – elle lui parle, lui montre quelque chose qu’elle tient au creux de sa main. Une boussole, son père est à côté il ne regarde pas, tiens, une pichenette, la boussole tombe. Zut mon pied a glissé, écrasée la boussole, effacé le sourire, elle pleure la gnafrone, bien fait, j’en ai eu moi des boussoles ?

Ah si j’avais pu piquer mon Famas, j’en ferais du ménage. Les vieux, les gamins, les mecs en costards, ta ta ta ta ta ta ta nettoyés tous les cons et moi tranquille. Ah la paix !

Tiens, il me reste un billet. — Un café s’il vous plaît —, la fille me tend ma monnaie. Deux, trois pièces, un vieux billet usé de dix euros, je le regarde mieux, dans un coin, presque effacé, Sonia et Éric, un cœur barré d’une flèche. Je revois cette fille blonde qui me lançait des baisers du bout de ses doigts dans cette gare du Nord. C’était il y a si longtemps, on ne devait pas s’oublier…

 

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Commentaires

luluberlu
Portrait de luluberlu
Je déteste les halls de gare,

Je déteste les halls de gare, synonymes pour moi de rejet... mais j’ai beaucoup aimé cette histoire qui rend bien ce qui s’y passe : désarroi, innocence, haine, etc., et cette facilité qu’a l’auteur à imaginer ce qui peut se passer dans la tête des gens. Grande sensibilité et sens de l’observation. Je suppose qu’on a tous des wagons dans la tête, de plus en plus lourds à tirer sur les rails de la vie. Il arrive même que la locomotive ne puisse plus (la vieille dame), ou que sa chaudière soit sur le point d’exploser (l’ex-militaire). Heureusement, il y a aussi des trains qui voyagent plus léger (la petite fille).

plume bernache
destins croisés

 

 J'aime bien les personnages qui se croisent dans cette gare.

 Ils sont bien vivants, typés…odorants.

 Et leurs histoires "s'interpénètrent"habilement.

 Le style de cette nouvelle est léger et nous entraîne très agréablement jusqu'à la chute. Bravo !

barzoi (manquant)
hall de gare

l'auteur offre un florilèges d'émotions aux lecteurs et c'est l'humour qui l'emporte au final. L'auteur écrit comme il parle, le texte coule, prend un coté confidences . Les consignes sont difficiles et cette difficuté est assimilée avec brio, j'ai passé un très bon moment. Merci

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