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L'exo : l'eau

Je les entends, ils s’approchent, discutent, leurs rires légers me parviennent étouffés par le tube qui m’enserre et me broie, me retient prisonnière. Dans la noirceur de mon antre, je les devine heureux, satisfaits et vivants. Dans quelques instants, un temps trop court, ils vont m’anéantir, me disperser, me liquéfier.

Ça y est. L’un d’eux s’est approché, j’entends le bruit du robinet qui résiste ; un millième de seconde, un grincement et je m’effondre, me répands. Je vois leurs mains, oiseaux colorés, qui se tendent vers moi. Ils essaient de m’attraper au passage, de me ; ils me prennent, me malaxent, jettent dans mon flot des paillettes odorantes qui fondent, se mélangeant à moi dans un envahissement de jaunes, de verts, de toutes ces couleurs qui maculaient leurs mains ; je ne me reconnais plus, je ne suis plus limpide, je suis sale, souillée. Je tente vainement de reculer, de me retenir dans des crapottements et des étranglements. Peine perdue, inexorablement je coule, je coule…

Un tourbillon m’aspire, je ne peux résister au tunnel noir et malodorant qui m’engloutit. Je dévale, m’écrase contre des parois, traverse des goulets, rebondis sur des cols dans une chute inexorable. Enfin la pente s’arrête, le goulet s’élargit, je retrouve mon calme.

Il fait sombre. De partout arrivent des flots continus, je grossis, enfle ; le chemin tout tracé m’emporte vers l’inconnu. Je suis noire, puante, encombrée d’immondices.

J’ai presque oublié les scintillements du soleil, quand, sous sa caresse, je traversais la vie ; le souffle du vent qui me précipitait, joueuse, contre les rives vertes. Je nourrissais les berges, je nourrissais les terres, je les nourrissais eux. Je les rafraîchissais, je les baignais. Ils m’aimaient, me savouraient, s’alanguissaient dans ma douceur.

Une lumière pâle me sort de mes pensées, vais-je retrouver ces paradis perdus ?

Non, las… Mon flot s’est ralenti, le mouvement s’arrête. Je me perds et m’étouffe dans une masse informe, malodorante, sournoisement remuée par des ballonnements, des bulles qui se forment, remontent à la surface, éclatent mollement. Des racines serrées, des herbes frissonnantes, je m’insinue entre elles en ruissellements fins. Est-ce la fin du voyage ?

Je les entends, ils sont tout proches, leurs mots chantent et montent vers le soleil que je devine sous l’épais manteau de boue qui me couvre.

Ils disent « herbes, épuration, naturel, avenir, écologie… »

Je m’endors, bercée d’espoirs…

 

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Commentaires

plume bernache
pertinence

 

 

 

 

Ton texte me rappelle l'histoire de "Perlette la goutte d'eau" que l'on racontait aux enfants. Même les adultes s'identifient tout de suite à cette petite eau dont on comprend les rêves et les inquiétudes. Plus d'actualité que jamais ...

brume
Portrait de brume
Bonjour La Poussière

Ici l'eau est salie, il y a une telle intensité! l'émotion est forte, ce désespoir qui étreint à la lecture,

jusqu'à la fin le retour de l'espoir, une lueur d'optimisme .

J'ai bien aimé aussi "les mains, oiseaux colorés"

Sur la forme, une belle fluidité.

Dragon de-bride
Il n'est si simple de créer

Il n'est pas si simple de créer une redondance qui reste légère.
La répétition créé souvent des sens que l'insistance détruit. Mais c'est comme pour le cuisinier qui croit plus en son intuition qu'à la recette elle même l'école de l'ajustement, le sens du dosage.

Ici c'est parfait et 'les mains oiseaux ' m'a fait rêver. Une métaphore simple et pertinente.

Dragon

Dragon de-bride
Ce texte a pour moi la

Ce texte a pour moi la délicatesse de promethee.
Je l'entends bien et le feu est transmis.
Bravo :-)

Dragon

Pizzicato
Texte anthropomorphique d'une

Texte anthropomorphique d'une grande originalité.

Après en avoir saisi l'idée générale en première lecture, j'ai apprécié tous les détails subtils sur le cheminement de cette eau, de limpide à usée et croupie.

<< inexorablement je coule, je coule… >>

barzoi (manquant)
je les entends

Splendide et passionnant, addictif, un rythme époustouflant pour un texte fort tout en précipitation j’adore.

plume bernache
une vraie vie d'eau

 

Quelle vie d'eau !!! Le meilleur et le pire. Je crois bien que cette eau-là a rencontré les menottes de mes petits après la séance de peinture. La portion du voyage dans la tuyauterie est oppressante. Ouf, on respire en retrouvant les scintillements du soleil. On s'identifie tout à fait à ce personnage-eau qui a des sentiments, un caractère curieux et plutôt optimiste. Surtout à la fin…Pauvrette!

 

Je me suis bien entendue avec cette eau-là.

 

 plume flottante

 

 

Manuella
Portrait de Manuella
j'ai beaucoup, beaucoup aimé

J’ai beaucoup, beaucoup aimé !broken heart

 

Ce mélange de : Pureté et d’impuretés, si réel, juste, factuel. Poignant par conséquent. Actuel quant au centre de nos préoccupations. Ton texte qui semble noir de prime abord, se révèle empreint d’espoirs (qui nous habitent tous… je l’espère.)

 

Merci pour cette très belle lecture.

enlightened

luluberlu
Portrait de luluberlu
Non seulement le texte est

Non seulement le texte est excellent... mais aussi la ponctuation (presque), incises comprises.

— tu es devenue une pro du « ; » et du « je » (en cascadelaugh).

— après point de suspension, une espace.

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