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Il ne savait pas lire, il ne savait pas écrire.

Sa maîtresse avait tenté de lui apprendre les lettres, les syllabes et les mots, à les former avec un crayon, à les déchiffrer, elle avait essayé, mais en vain. Elle était gentille sa maîtresse. Il l’aimait bien. Il aurait voulu lui faire plaisir, il aurait voulu qu’elle soit fière de lui. Mais il était triste. Il ne réussissait pas, malgré tous ses efforts, à rentrer dans ce monde où tout s’écrit.

Il suivait le tracé des lignes, à l’encre ou à la craie, suivait les courbes, les boucles, les traits montants et descendants, leurs liaisons et enchevêtrements et finissait par s’y perdre. Les longs chemins sur fond blanc des pages ouvertes de tous les livres, il ne savait pas où ils menaient. Il les suivait un moment, puis s’égarait. Sa main maladroite traçait, sur les feuilles de papier, griffonnages et gribouillis, des pistes tortueuses dans l’espace blanc, des zigzags et lacets, où plus encore il se fourvoyait. Il aurait voulu former des droites parallèles à poursuivre loin, au-delà de toutes les pages des cahiers.

Dans ses jeux quotidiens, il dessinait des lignes dans le sable, ou bien il suivait les sillons creusés dans les branches des arbres du jardin, les rainures dans les parquets du séjour, les rides sur la surface de l’eau ou celles sinueuses sur le front âgé de son grand-père. Les voies de chemin de fer le fascinaient, il avait demandé et on lui avait offert un grand train avec les locomotives, les wagons et les glissières. Assembler les rails, les disposer en un long itinéraire tout rectiligne lui donnait un grand plaisir.

 

Il entendait les voies, il ne s’y entendait pas dans les voix. Elles lui parlaient, les lignes ferroviaires au départ des gares qui mènent loin, dans les ailleurs inconnus. Ils lui disaient tant de choses extravagantes, extraordinaires, les rubans d’asphalte des routes et des autoroutes, qu’il imaginait tout droit roulant sur la terre. Ils lui criaient le ciel, les longs panaches de traînées blanches, ces lettres déliées démesurément, longues écrites dans l’azur par les avions qui passent, plumes d’argent qui glissent vers l’horizon.

 

Quel long fil on obtiendrait, pensait-il, si l’on dénouait, si l’on dépliait, si l’on déroulait toutes les courbes et les boucles, tous les arrondis des lettres de l’alphabet, des lettres de tous les mots, de toutes les phrases, de tous les livres, quel long fil on tirerait d’ici jusqu’à l’autre bout de l’univers, de l’autre côté de la lune et du soleil, jusque derrière les étoiles.

Étendre l’a, étendre l’o, a long fil et fil de l’o.

Au fil des mots accrocher ses rêves, les suspendre sous le ciel bleu où défilent les caravelles qui laissent dans leur sillage de longs éphémères blancs pour dire les lointains, là-bas, vers des rivages au soleil jamais couchant, là-haut, dans les parages du firmament.

Il ne savait pas écrire, mais il pouvait décrire le fil que l’on tend, de la terre à la lune, en tirant sur les L, en tirant sur les N, le fil qui fait la balançoire où l’on berce les songes, et les grands étendoirs où l’on suspend, remplis de pleurs, les mouchoirs à sécher aux gais rayons dévidés d’un soleil printanier.

Tant de fil pour coudre les horizons, pour tisser un univers, c’est coton les fibres des émois, c’est doux un monde à soie, tant de fil dans les lettres, tant de fil dans les mots.

 

Triste, il ne savait pas écrire ; joyeux, il pouvait décrire le grand lasso que l’on forme en dépliant les noms, cette corde fine à capturer les anges qui passent, qui volent dans les silences et les solitudes lasses, et les démons que l’on enferme derrière les barreaux en quadrillages de ses cahiers d’écolier, pour leur faire des grimaces et des pieds de nez.

 

Sa maîtresse disait qu’il lui donnait du fil à retordre ; lui ne comprenait pas ; lui pensait à redresser les traits, à tendre les fils qui lient tous les attraits, les fils qui passent d’une vie à l’autre, d’un monde à l’autre, et se mêlent au fil de l’horizon, lui marcheur funambule sur des filaments déchirés d’existence effilée.

Non, il ne comprenait pas pourquoi on le disait idiot, pourquoi on le disait simple d’esprit, pourquoi on le qualifiait avec mépris par ce mot « demeuré ». Lui qui ne trouvait pourtant nulle place où séjourner, lui qui fuyait toujours sur le fil tendu qui porte jusqu’aux nuages.

 

Il pensait déplier les lettres, déplier le monde, et finalement s’était sur lui-même replié, recroquevillé comme une lettre, comme un a, fœtal, refermé comme un o, dans un ovale.

Parfois il donnait de la voie, lui, le garçon triste, qui en un mot s’était enferré pour se donner une ligne droite et prendre le train de la vie, mais tout en lui s’était recourbé. Désormais, tout était plié.

 

Comme un bateau prend la mer, toute la mer, lui prit le large, un jour, et le long, et tout de long en large ; il tira sur la corde lettres, et se hissa haut, hors de l’o. Il fit des vagues, remous et convulsions, entrelacs et dénouements. Des navigations. Enfin l’enfant flotta doucement, bercé, entraîné au fil des mots.

 

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Commentaires

Croisic
Je ne sais pas pourquoi il ne sait pas lire,

mais, est-ce important ?

J'ai aimé ce fragment de vie d'une richesse incroyable

avec des portes cachées.

Le portrait de cet enfant, par touches délicates, m'a infiniment touchée.

 

"Sa maîtresse disait qu’il lui donnait du fil à retordre ; lui ne comprenait pas ; lui pensait à redresser les traits, à tendre les fils qui lient tous les attraits, les fils qui passent d’une vie à l’autre, d’un monde à l’autre, et se mêlent au fil de l’horizon, lui marcheur funambule sur des filaments déchirés d’existence effilée."

 

Là, tout est dit. Ces deux êtres ne peuvent se comprendre sauf si un "pont" providentiel... bref... la fin est réjouisssante.

Merci pour ce texte.

 

"Parfois il donnait de la voie," (de la voix, non ?)

 

ps : Louis P. avez-vous lu Jeanne Benameur ? Si non, faites ce détour vous ne serez pas déçu.

Manuella
Portrait de Manuella
C

Captivant !

 

Une aisance merveilleuse, un jeu de structure savoureux avec les lettres, les mots qui joutent entre graphisme et sens.

 

Inovant, ton texte porte au voyage(intérieur), tout en légèreté et profondeur.

 

Une belle Liberté !

enlightened

plume bernache
     Quel beau et long fil

 

 

 Quel beau et long fil tire cet enfant et quels merveilleux usages il invente :"coudre les horizons, tisser un univers" "bercer les songes"…

  Facétieux, il enferme les démons des cahiers d'écoliers pour leur faire des grimaces et des pieds de nez !

 

  J'ai beaucoup de respect et d'admiration pour cet enfant génial qui m'a donné envie de dévider moi aussi le

 fil des mots.

 

  Merci louis P pour ce moment de tendresse, de douceur et de rêve.

luluberlu
Portrait de luluberlu
Un enfant se perd dans

Un enfant se perd dans l’écrit (« ce monde où tout s’écrit ») et les mots (« Sa maîtresse avait tenté de lui apprendre les lettres, les syllabes et les mots »). C’est sinueux (enchevêtrements, pistes tortueuses, zigzags, lacets), complexe et exigeant l’apprentissage. Comment ne pas s’y perdre, comment s’en évader ? Sinon en étirant, en formant « des droites parallèles à poursuivre loin, au-delà de toutes les pages des cahiers » pour atteindre par le trait le plus élémentaire : la droite. Sillons, rainures, voies rectilignes s’opposent à rides sur la surface de l’eau, sur le front du grand-père, etc.

Une quête par oppositions, une quête par l’inaccessible, vers des « ailleurs inconnus » en déroulant « toutes les courbes et les boucles, tous les arrondis des lettres de l’alphabet, des lettres de tous les mots, de toutes les phrases, de tous les livres, » pour tirer un fil « jusqu’à l’autre bout de l’univers, de l’autre côté de la lune et du soleil, jusque derrière les étoiles ».

On mesure, au travers des hyperboles utilisées, la distance qui sépare l’enfant rêveur et poète de l’acquisition de l’utile qui domestique et enferme dans le quotidien. Une manière de dire et lire le monde différemment.

Une très belle allégorie hyperbolique  pour « Étendre l’a, étendre l’o, a long fil et fil de l’o » pour « dire les lointains, là-bas, vers des rivages au soleil jamais couchant, là-haut, dans les parages du firmament. »

Merci d’avoir bercé mes songes et de m’aider à tisser des univers.clapping

 

brume
Portrait de brume
Bonjour

Je connais cette plume...

D'abord un seul petit bémol. A la 5ème strophe, la virgule est placée après démesurément, je l'aurais plutôt mis après longues: "Ces lettres déliées démesurément longues, écrites..."

J'ai adoré l'histoire, malgré l'omniprésence du narrateur je me suis attachée au personnage, le héros et le narrateur ne font qu'un.

J'ai été entrainée dans l'univers du gamin qui n'est pourtant pas fantastique mais qui a rendu son quotidien merveilleux. Un quotidien tantôt triste, tantôt joyeux.

Et j'aime sa façon de jouer et d'utiliser les lettres, et puis, même si j'ai aimé tout le texte, j'ai un petit coup de foudre pour la 4ème strophe car elle fait écho en moi.

Je ne me suis pas ennuyée, chaque mot est en mouvement, pas de platitude, c'est aventure et découverte de vers en vers.

 

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