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— Josephhh !!!

Eustrège débarqua en trombe dans la cuisine où Léontine tartinait généreusement des tranches de pain d’épice avec de la marmelade d’églantine.   

— Que vous arrive-t-il mère ? On jurerait que vous avez vu père en noir et blanc !

— Bien pire que cela Léontine et aidez-moi à trouver Joseph au lieu de blasphémer.

— Mais enfin mère, que se passe-t-il ? Giuseppe n’est pas là, il est parti au village.

— Oh le bougre ! maugréa la mère.

— Ce n’est pas très gentil de parler ainsi de Giuseppe, gronda Léontine.

— Oh ! ne soyez pas impertinente Léontine et cessez d’affubler Joseph de ce sobriquet ridicule.

Léontine retroussa le bout de son nez. Avec mère, il valait mieux ne pas envenimer les choses.

— Il va m’entendre quand il va revenir. C’est n’importe quoi, vraiment n’importe quoi ! rugit Eustrège en ressortant dans le jardin toute tremblante d’énervement.

Léontine abandonna ses tartines et la suivit afin de comprendre l’objet de sa colère. Elle sautilla sur les cailloux en robe de nuit tâchant de ne pas écorcher ses pieds nus et découvrit émerveillée le spectacle qui faisait tant râler sa mère.

— Oh mère, comme c’est beau !

— Vous plaisantez ! répondit cette dernière qui, les poings armés sur les hanches, ruminait en silence.

Léontine s’aventura dans le potager. Comme c’était agréable de sentir la terre humide sous ses pieds nus ! Et elle cueillit ce qui ressemblait fort à une carotte.

— Une carlette ! lança-t-elle à sa mère en brandissant le légume par la fane.

— Mais que racontez-vous ma pauvre enfant ? Rentrez donc vous couvrir, vous allez attraper froid et perdre plus de raison que vous n’en avez déjà…

— Une carlette, mère ! Une carotte violette, c’est fantastique !

— Je ne partage pas votre enthousiasme. Que va-t-on penser de nous ? C’est le potager entier qui est à jeter. Joseph a intérêt d’avoir une bonne explication. Que va-t-on servir au souper ? Les Duménil viennent ce soir.

— Eh bien ! nous servirons des carlettes, mère. Vous avez vraiment le don de faire des complications.

— Oh ! Ne soyez pas insolente Léontine ! Qui pourrait bien manger des carlettes, sincèrement ?

Léontine frotta la carlette contre sa robe et la croqua à pleines dents.

— Elles sont délicieuses mère, goûtez ! dit la petite fille en crachant les pelures.

— Un peu de tenue, je vous prie !

— Roh mère, quand cesserez-vous donc d’être si conventionnelle ?

— Conventionnelle ! Savez-vous seulement ce que mot signifie ?

— Pas précisément, mais j’ai le vague sentiment que cet adjectif vous correspond très bien !

— Petite effrontée ! Pour la peine vous vous chargerez vous-même de déterrer tous les légumes de ce jardin.

— Et pourquoi ne serait-ce pas Léonardo qui le ferait ? Je ne suis pas jardinière moi !

— Pour vous apprendre à obéir et puis travailler au grand air vous fera du bien. Mais avant cela, enfilez une tenue appropriée et pour l’amour du ciel, mettez des chaussures !

— Oui mère. Mais je suis sûre que père ne serait pas aussi strict que vous et qu’il apprécierait ces nouveaux légumes fantaisistes.

— Pas un mot de plus jeune fille. Quand père est en voyage, c’est moi qui prends les décisions. Alors au travail !

Léontine s’exécuta. Elle n’était plus certaine que les carlettes l’amusent encore. Eustrège partit semer sa mauvaise humeur au château et s’assurer que Joseph ne lui avait pas concocté d’autres surprises.

Léontine, assise les jambes en V dans l’allée centrale du potager, contemplait les choux orange, les laitues roses et les poireaux jaunes qui remplissaient son panier quand elle entendit Joseph installer l’échelle au fond du jardin contre le pommier. Elle se leva d’un bond et partit à sa rencontre.

— Giuseppe, mère te cherche partout, elle va t’en faire voir de toutes les couleurs, je crois, le prévint-elle, amusée.

— Bonjour Léontine, répondit Joseph en escaladant les marches en fer. Mme Eustrège n’aime pas le changement, je m’y attendais, mais quand elle verra le dessert que les Duménil vont lui apporter ce soir, faites-moi confiance, elle changera d’avis.

— Ah bon et comment sais-tu cela ?

— J’ai parlé de mon initiative à leur peintre Oscar et il a trouvé l’idée sublime !

— Moi aussi, je trouve ça sublime, approuva Léontine admirative.

Joseph lui adressa un sourire complice. Léontine l’observait teindre les feuilles naissantes du bout de ses doigts, en vert. Joseph aimait l’innovation, mais il fallait ménager Mme Eustrège.

— Dis Giuseppe, reprit Léontine. Comment devient-on peintre ?

— On ne devient pas peintre, on naît peintre.

— Moi, je crois que tu es plus qu’un peintre Giuseppe. Tu es un artiste.

Joseph était ému d’un tel compliment, mais il se tut. Léontine poursuivit son questionnement.

— Où es-tu né Giuseppe ?

— Quelle question ! Dans un chou pardi !

— Oui et moi dans une rose du jardin, je sais. Ne t’inquiète pas, je ne vais pas te demander comment on fait les bébés.

— Ouf, rit Joseph, car je n’en ai aucune idée ! En revanche je ne pense pas que vous soyez née dans une rose Mlle Léontine, mais plutôt dans un volcan en pleine éruption, la taquina-t-il.

Léontine tenta de masquer un sourire lutin.

— Ce que je veux savoir, insista-t-elle, c’est où naissent les peintres.

— Dans des choux de peintre !

— Bah ! ce n’est pas drôle.

— Allons Léontine, ne faites pas la tête. Je vous raconterai un jour, plus tard. Là j’ai beaucoup de travail avec toutes ces nouvelles pousses.

La jeune fille resta songeuse quelques instants puis fixa à nouveau les légumes de son panier quand elle fila d’un bond retrouver sa mère au château.

— Je ne lui dirai pas que tu es là, ne t’en fais pas Giuseppe ! cria-t-elle dans sa course.

Elle trouva mère dans le salon en train de choisir la nappe à peindre pour la soirée.

— Mère, de quelle couleur étaient mes cheveux quand je suis née ?

— Vos cheveux mon enfant, quels cheveux ? Vous n’aviez pas un poil sur le caillou, rit Eustrège.

Léontine fit la moue. La vision de son crâne chauve l’écœurait.

— Oui, mais ensuite, quand ils ont poussé ?

— À votre avis ?

— Ils étaient blancs ?

— Eh oui, ma fille, blancs comme la neige.

— Est-ce vous qui avez décidé que je serais rousse ?

— Oui, avec votre père. Mais pourquoi toutes ces questions ?

— Quand est-ce que moi je pourrai décider ?

— Décider quoi ?

— La couleur de mes cheveux !

— Mais enfin, vous êtes rousse comme moi et comme votre grand-mère et voilà tout. Qu’est-ce qu’il vous passe encore par la tête ?

— Bah rien, rétorqua Léontine qui remettrait ses envies de teinture à la carlette à plus tard, beaucoup plus tard.

— Et au fait, Joseph est-il rentré ?

— Je n’en sais rien, répondit-elle en quittant la pièce, je ne l’ai pas vu.

Léontine monta dans sa chambre, déçue, et s’appuya à la fenêtre du balcon pour contempler la ville. Qu’il était étrange le monde vu d’ici. Des taches de couleur parmi des taches de gris. C’était la première fois que ce tableau l’intriguait. Elle fixa la petite maison noire et blanche tout à droite, à la lisière de la forêt. Celle de son amie Élia. Elles s’étaient rencontrées un jour de marché et avaient joué longtemps sur la place aux fontaines pendant que leurs mères respectives faisaient leurs emplettes. Et depuis c’était devenu un rituel. Tous les jeudis, les fillettes se retrouvaient sur cette même place.

Léontine pensait à Élia, à sa vie en noir et blanc, quand elle eut une idée.  Elle descendit voir mère.

— Mère, vous connaissez Élia, mon amie du marché ?

— La petite souris toute menue avec qui vous batifolez sur la place aux fontaines ?

— Oui enfin, elle n’est pas si petite que cela… Je me demandais si on ne pouvait pas lui prêter Joseph.

— Lui prêter Joseph ? Mais qu’entendez-vous par là ?

— Eh bien ! nous pourrions demander à Joseph d’aller mettre un peu de couleurs chez elle, dans sa maison et dans sa famille !

— Mais enfin Léontine, un peintre c’est très personnel, ça ne se prête pas !

— Je ne vois pas pourquoi. Ses parents n’en ont pas. On pourrait partager non ?

— Léontine, je vous répète qu’un peintre est une affaire intime. Je vous rappelle que c’est quand même lui qui peint vos petites culottes !

— Oui mère, bien sûr… Dites, je pourrais inviter mon amie à dîner ce soir ?

— Oui c’est une bonne idée et nous inviterons ses parents également, je crois savoir que les Duménil et eux s’entendent très bien.

— Oh merci mère ! Et au fait avez-vous revu Joseph ?

— Oui, il m’a dit que changer de couleur de légumes était très fréquent désormais. Alors je lui laisse le bénéfice du doute. Ma foi, si tout le monde le fait.

— Vous savez mère, j’ai entendu dire que certaines familles en ville commençaient à prêter leur peintre. Alors si tout le monde commence à le faire…

— Filez avant que je vous attrape et que je change d’avis pour ce soir.

Le soir venu, les trois familles se retrouvèrent autour de la table dans une ambiance conviviale et dégustèrent la tarte aux pommes bleues que les Duménil avaient apportée. Eustrège ne bouda pas son contentement. Joseph ne lui avait pas menti. Après le dîner, les adultes poursuivirent la soirée au petit salon pendant que les fillettes allèrent jouer dehors.

— C’est ce que j’aime chez toi, dit Élia en contemplant le ciel.

— La nuit ?

— La nuit est la même que chez moi, ce sont les étoiles que j’aime.

— Tu sais Élia, mère dit qu’on ne peut rien faire pour vous aider, les peintres ça ne se prête pas.

— Bien sûr et ta mère a raison. Mes parents le disent aussi.

— Mais tu sais, tu peux venir aussi souvent que tu veux regarder les étoiles chez moi, dit Léontine, dans un sourire sincère. Et peut-être que si tu les fixes fort, très fort, tu arriveras à les peindre avec tes yeux. Giuseppe dit qu’on naît peintre, mais je ne sais pas s’il dit la vérité. Peut-être qu’en te concentrant beaucoup tu pourrais devenir peintre toi aussi.

— Je vais essayer, dit Élia, tu as peut-être raison.

Les petites filles partagèrent un sourire et s’apprêtèrent à reprendre leurs jeux quand un bruissement de feuilles attira leur attention.

— Oh ben tu étais là Giuseppe ? On ne t’avait pas vu, dit Léontine surprise.

— Je m’étais assoupi, dit le peintre qui ne dormait que d’une oreille avant de s’étirer. Il est temps que j’aille me coucher.

Ce soir-là, et tous les soirs qui suivirent pendant une lune entière, Élia fixa les étoiles intensément pour tenter de les colorer jusqu’à ce qu’au premier soir de la nouvelle lune, Léontine, postée à son balcon, voie le ciel s’allumer au-dessus de la petite maison grise.

 

 

 

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Commentaires

brume
Portrait de brume
Oups

Oui Joseph n'est pas son père, c'est pourtant clair, désolée. Je ne sais pas pourquoi j'ai pensé cela...étrange, car pas une seule fois elle l'a appelé père. Il est vrai que dans la nouvelle le papa est à peine évoqué mais ce n'est pas important, tous les membres de la famille ne sont pas obligés de participer à l'histoire.

Escampette
Il était peut-être temps de

Il était peut-être temps de vous dire merci :

 

@ lulu : déjà je dis bien envoyé :), j'ai ri ! Et ensuite je vous dis un gros merci pour le commentaire détaillé de mon texte et pour vos compliments !

 

@ la poussière : merci de votre passage, contente que vous ayez apprécié la lecture

 

@ manuella : merci pour vos mots, "Pleasantville" je ne connais pas, à voir donc !

 

@ brume : merci pour vos compliments. Il faut que je lise "Enfances" ! Joseph n'est pas le père de Léontine, il ets le peintre de la famille, voilà pourquoi Léontine le tutoie.

 

@ croisic : ravie que ce texte vous ait plu ! Un conte oui !

Croisic
Je veux croquer des carlettes,

dés aujourd'hui ! 

Ce conte (est-ce un conte ou un rêve éveillé de fillette ?) m'a régalé à plus d'un titre.

Les noms, les dialogues, les couleurs, les références picturales, etc...

Un grand merci !

brume
Portrait de brume
Bonjour Escampette

Oh que de couleurs!!! Un conte merveilleux qui m'a fait rêver. Une fois de plus les dialogues sont vifs et épicés. Les personnages sont attachants: Léontine est trop mignonne, le père est magique, et la mère n'est pas marrante mais il en faut. Une histoire qui m'a plongé essentiellement dans la nuit et paradoxalement la nuit n'assombrit pas les couleurs au contraire elle semble les raviver, leur donne de la lumière. En lisant votre nouvelle j'ai repensé à Enfances, la nouvelle de Louis P. A cause des couleurs et du bonheur de Léontine, en robe de nuit, de voir dans son jardin une carlette, une carotte violette, et Elia qui souhaite allumer les étoiles. Bon moment de lecture.

PS: pourquoi Léontine vouvoie sa mère et tutoie son père? Je comprends qu'elle soit plus proche de ce dernier, mais oui bien sûr! faire l'impasse au "conventionnel".

Manuella
Portrait de Manuella
J'ai beaucoup apprécié ton

J'ai beaucoup apprécié ton texte. Je le qualifierais de " fantastique " à l'image du film " Pleasantville " auquel il me fait penser. Un film merveilleux pour moi tout comme ton texte. Frais, différent, drôle, profond, inattendu. Il ouvre à un reflexion profonde sur le " conventionnel ".

 

merci pour ce trés joli texte.

 

 

 

enlightened

la poussière
quelle jolie histoire, qui se

quelle jolie histoire, qui se lit avec bonheur.

Il y a des gens qui voient tout en gris. ca serait bien si on pouvait leur colorier la vie...

luluberlu
Portrait de luluberlu
Hé hé, on commence à écrire

Hé hé, on commence à écrire des textes qui gagnent en subtilité.... Attention, parce que les coups de bâton vont pleuvoir.yesPlus c'est subtil, moins c'est compréhensible... Gnark gnark.diablo
Que dire, sinon que j’ai vraiment beaucoup aimé ce... conte pictural, légu et lu mineux. Eustrège est bien un peu vieille école et académique (conventionnelle est le terme qui convient), mais Guiseppe (Arcimboldo), Léontine et les Duménil vont se charger d’infléchir son point de vue. J’ai trouvé astucieuse cette manière de faire cohabiter des personnages se trouvant dans deux tableaux (ou en tout cas dans 2 parties très différentes d’un même tableau) et qui influent sur leur devenir. C’est très astucieux. On en vient même à se demander si Guiseppe n’est pas le véritable animateur de cette fantasmagorie, à la fois dedans et dehors.
Quelques perles :
carlette violette
Léontine tenta de masquer un sourire lutin
Dans des choux de peintre !
choisir la nappe à peindre pour la soirée.
J’ai vraiment apprécié cette peinture potagère.

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