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– « Cours, Anna, cours ou ils vont t’attraper ! »

Anna ne bouge pas. Elle va se faire prendre comme d’habitude et une fois de plus elles vont perdre à cause d’elle. Charlotte en a marre. Maman dit que c’est son devoir de grande sœur de la prendre dans son équipe mais à chaque fois c’est la même chose. Elles perdent et les gamins de l’immeuble se moquent d’elles.

Charlotte va s’asseoir sur le banc, déçue. Anna l’imite en silence.

– Vous êtes trop nulles les filles, raillent les garçons.

Charlotte fulmine de voir Oscar et Louis parader ainsi, alors, pour se venger, elle les ignore et se met à parler à Anna avec les mains. Les garçons détestent quand elles font ça et elles, elles adorent.

– Qu’est-ce que vous dites ? demande Louis.

Les filles ne répondent pas et continuent leur conversation secrète en lâchant par moment de grands éclats de rire.

– Laisse tomber, dit Oscar, elles ne disent rien du tout. Ce sont des crâneuses. Allez viens, on va dans notre cabane.

Les garçons vont s’abriter sous le gros platane au centre de la cour et tentent de monter des barricades à l’aide de branches cassées.

– Si vous voulez venir, il faudra trouver notre code secret, s’écrie Oscar.

Anna les épie.

– Qu’est-ce qu’ils se disent ? demande Charlotte.

La petite lui fait signe d’attendre un peu.

– Alors, s’impatiente Charlotte, tu sais ce que c’est leur code secret ?

Anna les observe toujours. Les garçons rient fort. Ils pensent avoir piégé les filles grâce à leur mystérieux mot de passe.

Quelques minutes plus tard, les sœurs les rejoignent. L’aînée, en tête, annonce sûre d’elle :

– « Patate crue 004 »

Oscar et Louis les regardent éberlués. Et les autorisent à entrer. Les quatre enfants commencent à préparer le repas dans un rituel bien rodé. Mais avant que la dégustation ne débute, Eloïse, la maman des filles, les appelle du balcon. C’est l’heure du déjeuner. Le vrai cette fois.

– Vous avez bien joué mes chéries ? demande papa.
– Oui oui, répond Charlotte même si on a encore perdu à loup, dit-elle en fustigeant Anna du regard.
– Charlotte ! dit maman

La famille s’installe à table. Le samedi midi, c’est steak-frites. Les filles adorent ça. Elles supplient les parents pour avoir un peu de ketchup. Charlotte affirme que sans, ce n’est pas un vrai samedi. Papa cède. Maman lui fait les gros yeux.

– Eh, ne me regarde pas comme ça ! Ce n’est pas ma faute si ces deux-là ont hérité de ton caractère, se défend-il dans un clin d’œil.

Les petites rigolent. Quand le flacon de ketchup arrive sur la table, elles se jettent dessus et en remplissent généreusement leur assiette pour dessiner des bonshommes. Anna emploie une frite comme pinceau. Charlotte, quant à elle, opte pour les dents de la fourchette mais papa se plaint du grincement du métal sur l’assiette.

– Tu ne peux pas faire comme ta sœur et utiliser une frite toi aussi ? Ça agace tout le monde ce bruit.
– Non, c’est pas vrai, ça agace pas Anna, argumente Charlotte.

Anna intervient. Si, elle aussi, ça l’énerve quand sa grande sœur utilise les couverts.

– Sale petite peste, lâche Charlotte.

Anna se vexe et lui envoie une frite dans la figure. Papa se fâche et maman menace de les priver de dessert.

Les filles se calment et poursuivent le repas en silence. Charlotte adresse cependant quelques regards noirs à Anna qui mordille ses frites dans un sourire satisfait.

Papa et maman discutent de la semaine à venir et annoncent à Anna qu’elle manquera l’école pendant deux jours pour aller à Paris avec eux. Charlotte voit rouge. Elle a envie d’intervenir mais n’ose pas. Elle sait que si elle le fait, elle va se faire rabrouer.

– Tu iras chez Nanou, dit papa à Charlotte d’une voix douce. Tu es contente ?
– Oui, oui, je suis contente.

En vérité, Charlotte n’a pas envie d’aller chez Nanou alors que Mademoiselle Anna va visiter la Tour-Eiffel. Parfois, elle regrette d’être arrivée en premier. Elle se demande quelle serait sa vie si les places étaient inversées.

Après le déjeuner, les filles s’installent devant la télé et jouent à pince-mi, pince-moi. Papa, qui n’arrive pas à suivre les actualités dans leur brouhaha, leur demande de se calmer.

– Mais c’est Anna qui pousse des cris, proteste la grande.

Papa ne dit rien mais lui fait signe de se taire avec les yeux.

Si seulement je pouvais être parfaite comme Anna, songe Charlotte, tout le monde serait content. Elle repense à l’appréciation de sa maîtresse sur son dernier bulletin.

« Charlotte devrait se montrer plus discrète et apprendre à laisser la parole aux autres. »

Maman avait lu le mot sans rien dire mais Charlotte avait bien vu qu’elle avait les yeux mouillés. Elle était restée de longues minutes, pensive, à dévisager ses filles. La maîtresse n’était vraiment pas maligne, c’était papa qui l’avait dit à maman quand ils s’étaient retrouvés seuls dans la cuisine et que Charlotte les écoutait à travers la cloison.
Les filles ont arrêté de chahuter et suivent d’un œil distrait les informations. Anna s’est couchée sur les genoux de papa. Charlotte aimerait bien faire pareil mais elle est trop grande, ce sont les bébés qui font ça.

Maman les appelle pour ranger leur chambre avant de se coucher pour la sieste. Charlotte s’exécute alors que sa petite sœur ne réagit pas. Elle se retrouve seule à faire la corvée et elle peste. Elle sait très bien qu’Anna en profite et fait comme si elle n’avait pas compris l’appel de maman. Quand sa cadette la rejoint enfin, sollicitée par papa, la chambre est déjà presque impeccable. Il ne reste plus que la bibliothèque à trier. Anna s’y attèle.

Alors que cette dernière remet de l’ordre dans les livres, Charlotte l’insulte dans son dos, d’une voix faible pour que les parents ne l’entendent pas. Elle lui dit toutes les méchancetés qu’elle contient en elle. Qu’elle préfèrerait qu’elle n’ait jamais existé, que c’était mieux avant, quand elle n’était pas là et que de toute façon, elle ne fait que causer du souci à tout le monde et peut-être que même les parents préfèreraient qu’elle n’existe pas. Qu’elle n’est pas normale, qu’elle la déteste et qu’elle espère qu’un jour elle partira dans une pension spéciale, comme en parlent parfois papa et maman.

Quand maman arrive pour fermer les volets, Charlotte s’arrête. Maman les félicite d’avoir bien rangé la chambre et leur dit combien elle est fière d’avoir de si gentilles et jolies petites filles. Elle les borde et les embrasse. Anna sourit à Charlotte et lui envoie un baiser avant que maman n’éteigne la lumière.
Charlotte se cache sous les draps pour étouffer ses sanglots. Elle s’en veut d’avoir été si méchante mais c’est plus fort qu’elle. Elle ne veut pas que maman et papa l’entendent pleurer. Elle n’oserait pas leur dire ce qu’elle a fait. Elle a trop honte. Et puis elle aurait peur qu’ils ne l’aiment plus. Elle voudrait effacer ce qui vient de se passer et demander pardon à Anna.

Elle pleure encore, ça ne s’arrête pas jusqu’à ce qu’elle sente Anna se glisser dans son lit, se serrer contre elle et lui caresser le visage.

– « Ma petite sœur est extraordinaire, elle a des pouvoirs magiques. », pense charlotte avant de s’endormir.

 

Charlotte est née le 15 octobre. Deux ans après, Anna est venue au monde, atteinte de surdité profonde.

 

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Commentaires

Escampette
Merci beaucoup Plume pour ce

Merci beaucoup Plume pour ce commentaire touchant !

plume bernache
  Je n'avais pas encore pu

 

 Bravo !

Je n'avais pas encore pu commenter votre texte, lu pourtant plusieurs fois.

À la première lecture, j'avais trop d'émotion…

À la deuxième, je ne savais pas comment l'exprimer.

Puis les autres commentaires disent déjà tout.

Donc je vais juste dire bravo d'avoir traité ce sujet avec réalisme vivacité et délicatesse.

En réservant une chute aussi inattendue qu'émouvante.

Cela ne m'étonne nullement que vous ayez gagné le concours.

Cautionnée par Laurent Gaudé…Waouh !clapping

 

Escampette
Merci Lulu pour ce joli

Merci Lulu pour ce joli compliment qui m'encourage sincèrement. Et re-merci pour vore aide apportée à la ponctuation de ce texte en avant-première ;) ça vient, ça vient...

luluberlu
Portrait de luluberlu
J’aurai bien fait le même

J’aurai bien fait le même commentaire que Brume... mais comme tout est dit, inutile d’en rajouter. Très bon texte et belle histoire. Une écriture toujours aussi linéaire et efficace.

Encore qques petits soucis avec la ponctuation comme ici : « c’était mieux avant, quand elle n’était pas là et que de toute façon, elle ne fait que causer... ». Je n’aurai pas mis de virgule pour précipiter la lecture et faire mieux sentir l’exaspération de Charlotte.

Escampette
Merci beaucoup Barzoi pour

Merci beaucoup Barzoi pour votre agréable commentaire.

 

Et merci à vous Brume pour ce délicieux commentaire que je ne me lasse pas de relire.

 

 

brume
Portrait de brume
Bonjour Escampette

Superbe et touchant dans sa sobriété.

J'ai aimé cette belle histoire familiale, ou chaque membres ont de la présence.

Une famille banale, pas parfaite comme toutes les familles.

C'est ce que j'aime dans vos nouvelles, l'imperfection de vos héros, ainsi que le rythme vivace.

Il est rare de lire dans une nouvelle une fratrie qui se jalouse, se dispute, s'exaspère, et s'aime, et tout cela sans en faire trop, sans caricaturer, vous avez encore une fois trouvé un juste équilibre (ha tiens j'ai déjà dit ça sur une de vos nouvelle blush, mais bon quand il y a des points positifs faut toujours les relever), vous avez donné une personnalité unique à chacun, vous les rendez intéressantes imprégnées d'émotion.

La fratrie dans toute sa complexité des sentiments; à la fois cruelle et aimante.

 

 

 

barzoi (manquant)
Ma petite soeur

Malgré un style parfois saccadé, j'ai beaucoup aimé. La chute est completement surprenante et pour qui a été élévé dans une fratrie le réalisme est stupéfiant.  

 

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