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Miranda

Nous sommes à Rome dans les premiers jours de mai 1952.

Il a plu sur la fin de la nuit et les nuages qui, ce matin encore, assombrissent l’azur laissent présager une nouvelle journée pluvieuse et morose. Si ténu soit-il un mince filet de lumière filtre pourtant entre les nues apportant un peu de clarté et de chaleur à ce quartier du Trastevere aux rues étroites et tortueuses, pavées pour la plupart et bordées de hautes bâtisses burinées par le temps.

Via Casini, un immeuble parmi les autres dresse sa façade grisâtre et sombre percée de trois rangées de hautes fenêtres comme pour mieux s’approprier la lumière extérieure. C’est là, au 3e étage, que s’affaire pour l’heure et comme tous les matins Miranda, plantureuse et débonnaire femme d’une cinquantaine d’années ; servante au grand cœur, sûre et dévouée, mère et grand-mère de substitution souvent, elle assure tous ces rôles avec une égale rigueur et générosité depuis bientôt 18 ans.

Plic-ploc fait soudain la pluie sur les vitres.

— Pourvu, se parle-t-elle tout haut, que Michel ait pensé à prendre un vêtement de pluie.

Michel

Les cloches de San Marco annoncent la demie de midi et, au lycée Visconti, les cours viennent de prendre fin. Bruit de chaises et de tables, raclements de chaussures au sol, éclats de voix... une marée de blouses grises roule son flot de gaillards vers la sortie : ivresse de la liberté retrouvée !

Dominant ce brouhaha coutumier, la voix du professeur :

— Monsieur Dunard, un instant je vous prie, j’ai à vous parler.

—... ? Regard interrogateur du dit Dunard.

— Oui vous.

L’adolescent ainsi interpellé s’est arrêté dans l’allée. Quinze seize ans environ, type méditerranéen, traits réguliers, grands yeux noirs, avec encore dans le visage des rondeurs enfantines, ; pas très grand pour son âge, plutôt mince et nageant dans un pantalon un peu trop ample, avec aux pieds des chaussures éculées et défraîchies à force d’être portées. Le regard est la fois doux, intense et vif, mais avec, au fond des yeux, quelque chose de triste et presque douloureux. Son épaisse chevelure noire bouclée disparaît en partie sous une drôle de coiffure décolorée et élimée, coiffure qui a dû ressembler un jour à un béret.

— Voilà, reprend le professeur, je voulais vous... Regardez-moi quand je vous parle et ôtez donc ce bonnet ridicule.

L’élève Dunard relève brusquement la tête et ses beaux yeux de jais se posent sur l’homme devant lui, toute douceur effacée. Dans son regard on peut lire à cet instant de la colère, voire de la violence et une sorte d’arrogance qui n’est plus celle d’un enfant. Tout dans le maintien du jeune garçon témoigne soudain d’une fureur intense qu’il a du mal à contrôler. Avec une fierté un peu hautaine et d’une voix sourde et cassante il rétorque :

— Pas un bonnet, monsieur, un béret, un beretto, un beretto, capito ?

— Vous...

Un claquement de porte, des pas précipités... Michel n’est déjà plus là. Quittant le lycée aussi rapidement que le lui permettent ses jambes et le poids de son cartable, il se dirige vers la Piazza Venezia. Tête rentrée dans les épaules, mine renfrognée et bouleversée tout à la fois il avance en maugréant.

Le pourquoi de cette violence soudaine, envahissante et somme toute démesurée ? Même lui ne saurait l’expliquer ou plutôt si... un souvenir douloureux et omniprésent, celui de ce père parachutiste trop tôt disparu au cours d’une opération périlleuse en novembre 1942. Ce béret, c’est comme un petit morceau de mémoire, la seule chose tangible qui lui reste de lui ; également sa passion depuis l’enfance pour le parachutisme et tout ce qui, de près ou de loin, touche à l’aviation. La force et la chaleur de ses bras, la douce gravité de ses traits, il lui semble les ressentir encore malgré toutes ces années qui ont passé. Maudite guerre, songe-t-il, qui lui a volé son père et, d’une certaine façon, sa mère qui ne s’est jamais remise de ce drame et semble trop souvent oublier son existence.

Errance romaine

… Non, il ne pleurera pas ; il ne veut pas pleurer. Son visage pourtant est tout mouillé des larmes qu’il ne parvient à retenir, des larmes, mais aussi... Le jeune garçon, trop perdu dans ses pensées, désemparé, n’a guère prêté attention à la pluie qui tombe pourtant depuis un moment. Comme si les nuages s’étaient en effet donné le mot pour entrer en harmonie avec son douloureux ressenti, tout doucement, avec un semblant de délicatesse, ils se sont mis à pleurer avec lui. Larmes et pluie se mêlent sur son visage et curieusement cela semble l’apaiser tout comme l’apaise le simple fait de déambuler seul et en silence dans les rues de Rome joliment enguirlandées et éclairées malgré la pluie par des rangées de linge coloré. Jamais encore comme à cet instant il n’avait éprouvé pareil élan ni attachement pour cette ville, sa ville, ses places animées et ses fontaines, ses musées et ses églises, ses palais et ses coupoles, ses statues et vestiges innombrables, son bruit même, la truculence de ses habitants et cette si particulière et folle vitalité qui la caractérise. Rome où le passé côtoie le présent à tout moment ; « comme j’aime ma ville », songe-t-il.

Sans qu’il en ait eu vraiment conscience ses pas l’ont conduit aux abords du Monte Aventino d’où lui parvient, sublimé par les averses de la matinée, le subtil et généreux parfum des orangers en fleurs du Giardino degli Aranci. Le temps d’un instant Michel s’arrête pour mieux se pénétrer de ces somptueuses fragrances puis reprend sa pérégrination.

15 h sonne à l’église Santa Maria in Trastevere au moment où il s’engage sur le Ponte Sublicio et débouche sur la via di Trastevere.

Au même moment, lancée à belle allure, une lambretta arrive à sa hauteur et l’éclabousse généreusement.

— « Porca vacca ! Cazzo ma que coglione questo stronzo ! » glapit-il excédé et furieux, retrouvant toujours d’instinct la langue maternelle dans les moments d’exaspération ou de désarroi. Difficile journée décidément. Michel ébauche un frisson ; ses vêtements sont humides, il a faim. Il est temps de rentrer. La via Casini n’est heureusement plus très loin ; cette perspective lui redonne de l’énergie et lui fait presser le pas ; à la seule idée de retrouver la douce quiétude de sa petite chambre un sourire se dessine même sur ses lèvres.

Il est environ 15 h 30 lorsqu’il pénètre enfin dans l’immeuble.

Un hôte pour le moins indésirable

Une fois franchi le seuil, retrouvant d’un coup sa jeune insouciance, Michel s’amuse d’abord à monter et descendre l’escalier de bois qui conduit au 3e étage pour le seul plaisir d’en entendre geindre les 35 marches usées et fatiguées ! Au moment de rentrer enfin chez lui, il s’étonne alors de trouver la porte entr’ouverte.

« Tiens », songe-t-il, « Miranda aura encore une fois oublié de la refermer en repartant ? ».

À l’intérieur une bonne odeur de « pasta fagioli » auxquelles elle a toujours su donner un goût inimitable lui rappelle qu’il n’a pas déjeuné et qu’il a une faim de jeune loup. Jetant son cartable à terre, (scrich... aïe... gémit celui-ci qui a pourtant une bonne habitude de la chose), Michel se précipite vers la cuisine, bute contre un obstacle, perd l’équilibre et s’écroule...

— Ma qué cosa é ? s’exclame-t-il.

Puis à la vue dudit obstacle « Aiuto, Mamma mia, no é possibile ! »

Surpris, incrédule, il s’est relevé d’un bond. Convaincu d’être le jouet d’une hallucination, il se rue alors sur l’interrupteur, allume. Non, il ne rêve pas : un homme gît à terre, le visage exsangue, le regard figé, les yeux exprimant encore de la stupeur, voire de l’effroi : une frayeur qu’il sent aussi le gagner petit à petit. Fuir, prendre ses jambes à son cou... Michel ne réfléchit plus, se précipite sur le palier. Sans avoir vraiment conscience de ce qu’il fait, il enjambe la rampe d’escalier et, retrouvant un vieux réflexe ludique, se laisse glisser.

— Vroom, vroom...

Il hurle, il s’égosille ; à ce moment précis il a tout oublié de ce qui l’entoure ; il n’est plus que cet enfant de 8 ans, dans son avion, désireux de devenir comme Papa : un parachutiste.

Il hurle encore, se prend à son propre jeu.

— Vroom, vroom, attachez vos ceintures, décollage imminent. Vroom, vroom, attention zone de turbulences, s’époumone-t-il. Vroom, trous d’air en perspective, clame-t-il à l’approche du premier palier. Vroom, atterrissage en...

— E presto finito di fare tutte quel vaccano ? vocifère à son tour un résident excédé.

Plus fort :

— Vrooom, vroooom ! (En langage aéronautique : ta gueule !!).

Puis plus rien. Michel vient de revenir brusquement à la réalité. Un homme est étendu là-haut. Il lui faut remonter à l’étage, affronter la réalité. Retrouver les bons réflexes. Son activité de prédilection n’est-elle pas, à l’insu de tous il est vrai : détective ? Et de reprendre l’escalier en sens inverse.

Détective en action.

Gisant au sol, l’homme est là. Sa raideur cadavérique ne fait plus aucun doute. Michel se penche et lui ferme les paupières. Un mince filet de sang séché tache sa joue gauche et une partie de son cou. L’individu, plutôt corpulent, porte un imper d’une couleur indéfinissable, un pantalon noir déchiré en maints endroits et des chaussures élimées. Visage rougeaud, cheveux gras : un clochard et poivrot de surcroît sans aucun doute, conclut-il.

D’abord fouiller ses poches à la recherche d’un quelconque indice : un nom, une adresse ? Rien de ce côté-là, rien d’exploitable en tous cas : un mouchoir crasseux, une boite d’allumettes et quelques lires, à peine de quoi acheter un peu de pain et un mauvais litron de vin ! Ah ! D’une poche intérieure dépasse un morceau de papier qu’il s’essaie à déchiffrer. Difficile tant il est chiffonné et humide : via... via Ca... ini, Casini parvient-il à lire pourtant ; trois chiffres suivent : via Casini 9, c’est cela ; et 13 h. Oui, aucun doute ; ce n’est pas le hasard qui l’a amené ici. Quoi alors ? Un rendez-vous de toute évidence ! Dans la tête de Michel, un tsunami de questions et d’interrogations... L’enquête risque d’être difficile et pour cause. C’est la première fois qu’il lui faut résoudre une énigme avec un vrai cadavre.

Michel s’est assis pour mieux réfléchir, ; mais réfléchir avec un « macchabée » sous les pieds... Pas évident pour un détective en herbe et qui plus est en culotte courte !

L’abandonner là ? Pas grand risque après tout qu’il s’échappe !! alors c’est décidé ; il lui faut réfléchir, mais ce sera dans un endroit un peu plus hospitalier. Le jardin de la Villa Sciarra, où il a l’habitude de flâner lui paraît, en l’occurrence, le plus approprié : havre de douceur, et de paix, tout à fait propice à la concentration. D’ordinaire, tout le réjouit et le séduit ici : la fraîcheur du lieu, sa lumière, le côté un peu désordre de ses plantations, l’ombre protectrice de ses arbres... pas ce soir. Même l’humide et chaude exhalaison des cyprès ne parvient à l’apaiser. Il s’est néanmoins laissé tomber sur un banc de pierre et, fermant les yeux, s’applique à rassembler le cours de ses idées.

L’ami Giorgio.

— Ciao, Mick ?

Bien qu’il ne l’ait vu ni entendu approcher, Michel sait, à sa voix râpeuse et éraillée que son ami Giorgio est devant lui. Plus grand, un peu plus âgé aussi sans doute, les cheveux mi-longs et lisses coiffés en arrière à la Marlon Brando, ; amical et chaleureux, d’un naturel désinvolte et presque frondeur, il se dégage de toute sa personne une énergie singulière et une belle joie de vivre.

— Tu n’étais pas chez toi. J’ai donc « poussé » jusqu’ici où j’étais sûr de te trouver. Alors ? Encore fait remarquer au lycée ?

— …

— Qu’est-ce qui t’a pris, beau gosse ?

— Bah ! Vafanopoli, Giorgio ! Non é il momento. Abiamo un problema molto serio – et d’entraîner son ami derrière lui.

Dix minutes à peine leur auront suffi pour regagner l’appartement. Montrant alors l’homme étendu sur le sol :

— Regarde Giorgio ; le problème, il est là.

— Un mort ? Ici ce n’est pas possible ; dis moi que je rêve ! Tu réalises dans quel guêpier tu t’es fourré ? Bon Dieu, Mick, il faut appeler la police.

— Non pas la police.

— … ?

— Laisse-moi encore un peu de temps. S’il te plaît, Giorgio ; ensuite on appelle ton père ; c’est un bon détective. Il m’a beaucoup appris et je lui fais confiance ; de toute façon, tu vois bien. Il ne s’agit pas d’un meurtre ; d’un accident tout au plus. L’homme sera mal tombé et... quelque chose l’a visiblement effrayé qui aura sans doute provoqué sa chute.

Tout en parlant, Michel observe avec attention l’individu à terre et balaie la pièce du regard, en quête de... il ne sait quoi au juste ; quelque chose qui peut-être lui aurait échappé ; et soudain ses yeux tombent sur ce qui pourrait être une photo ; oui, il s’agit bien d’une photo.

— Ma, impossibile ! Cette photo, Giorgio, c’est une photo de ma mère. Regarde. Comment a-t-elle pu entrer en sa possession ? Santa Virgine !

— Quoi ?

— Lo fai apposta, Madonna, cosa ti sembra, sciocchino ? La mia madre e questo caccio di uomo, questa caccio di uomo e la mia madre ; che disastro ; e como un incubo ! Ma, capisco meglio ora : le sue ripetute assenze... Miritengo uno sciocco !

Les larmes ravagent son visage, des larmes de colère, de rage, de désespoir aussi. Un moment Giorgio assiste impuissant au désarroi de son ami, puis :

— Calme-toi, Mick, arrête de supposer, d’imaginer, d’extrapoler et de te faire du mal, pour rien peut-être. J’appelle mon père et l’on verra pour la suite.

Traduction :

— vafanopoli : va te faire foutre !

— Lo fai... Qu’est-ce que tu crois idiot ? Ma mère et ce sale bonhomme, ce sale bonhomme et ma mère ; quel désastre, c’est un vrai cauchemar. Je comprends mieux maintenant ses absences répétées. Quel imbécile je suis !

Investigations policières.

Mick s’est enfin un peu calmé et ressaisi lorsqu’arrive le père de son ami. Il est accompagné d’un policier au visage joufflu et bon enfant, dont le sourire goguenard révèle une dent ébréchée !

Michel a tôt fait de leur exposer les faits : son arrivée sur les lieux vers 15-16 heures, la découverte du corps, l’inspection minutieuse de l’environnement immédiat à la recherche d’un détail, d’un objet, voire d’une simple pièce d’identité ; rien sinon ce papier avec l’adresse de l’immeuble et l’heure d’un probable rendez-vous. Aucune trace de coups ou d’agression non plus. Seule cette blessure provoquée visiblement par la chute de la victime : quelques traces de sang sont visibles sur le coin du meuble derrière lui. Rien finalement qui puisse étayer la thèse d’une dispute ayant mal tourné ou d’un meurtre. Bien sûr, il omet de parler de la photo.

Tandis qu’il explique, le policier, qui de toute évidence paraît douter des capacités de notre jeune détective, s’emploie avec force détermination et conviction à trouver l’Indice qui aurait échappé à sa vigilance inexperte.

Peine perdue.

Reste maintenant à interroger la servante et les voisins susceptibles d’avoir vu ou entendu quelque chose, à gérer et faire le tri dans le flot probable des témoignages bidon ou fantaisistes : une tâche pouvant être longue et fastidieuse que les deux acolytes décident de poursuivre seuls. Mick ira loger chez son ami le temps que l’enquête soit terminée.

Un intermède bienvenu.

Dehors la pluie du matin a laissé place à une agréable douceur printanière et le ciel désormais lavé a pris une belle couleur d’ambre pâle. À cette heure-ci, la Piazza Santa Maria in Trastevere a pris des airs de jardin public. D’une trattoria s’échappe toute une symphonie d’odeurs alléchantes qui les incitent à s’arrêter. Le temps de savourer une énorme pizza et les revoilà cheminant sur la via del Moro. Passé « le Ponte Sisto », c’est maintenant toute l’ambiance colorée et bruyante de la via Giulia qui s’offre à eux ; tout un « alphabet » visuel et sonore où se mêlent cris d’enfants, exclamations et boutades en tout genre, chansons, bavardages enjoués et tapageurs, ronflement des scooters et des vespas sur l’asphalte...

Via Giulia 15 : les voilà enfin rendus, fourbus et pressés de trouver un repos bien mérité.

Rebondissement.

Plusieurs jours passent avant que Mick ne puisse enfin retourner à l’appartement. Bien sûr, il a suivi l’enquête de près et rongé son frein tous les jours dans l’espoir que l’on trouve une explication à tout cela, mais en vain. Faute de nouveaux éléments tangibles, on a classé l’affaire et conclu à un accident. Michel pourtant continue à chercher, convaincu d’être passé à côté de quelque chose. Pourquoi et de quoi la victime a-t-elle eu peur avant de chuter lourdement ? Il lui faut le découvrir s’il veut avoir une chance de comprendre la présence de cet homme dans son appartement.

Pour la énième fois, il revient dans la pièce où s’est joué le drame et pour la énième fois il en étudie méthodiquement tous les recoins, attentif et vigilant. C’est en approchant de la cheminée qu’il remarque alors ce qu’il prend tout d’abord pour une feuille de papier froissé. En fait, une photo qu’il ne connaît pas et sur laquelle figurent trois hommes : son père, un frère de sa mère (mort lui aussi en 1942) et un autre homme qu’il ne se rappelle pas avoir connu ou déjà vu.

Miranda est occupée dans la cuisine. Il se précipite vers elle et lui montrant la photo :

— Mamma, connais-tu cet homme ?

— Ma, c’est l’homme qué tou as découvert l’autre jour ! Bien sûr il a changé, mais c’est bien loui, yé souis sûre... Ma, ça, yé l’ai dit à la polizia quand elle m’a interrogée. Ton père l’avait connu à l’armée et...

— Quelque chose entre ma mère et ce… type ?

— Non, bien sûr ! Qu’est-ce qué tou vas imaginer !

Enfin libéré de ses craintes, Michel s’est jeté dans les bras de la brave femme et l’embrasse avec fougue.

— Merci, grazie, graziemile !

— Mamma mia, bambino, qu’est-ce qui se passe ?

Le jeune garçon s’est écarté de Miranda et la considère avec tendresse ; étonnante Miranda, prodigue et protectrice toujours, envahissante et réprobatrice parfois, mais tellement présente et aimante. Que ferait-il sans elle ?

— Comment expliquer alors la présence de cet homme ici ?

— Ça, mon petit, yé né sais pas.

— Cette photo, sais-tu où elle a pu être prise ?

— …

— Réfléchis, mamma, c’est important.

— Si, Orvieto yé crois ; c’est là qué on habitait avant la mort de ton père... Ma faut qué yé m’en aille maintenant, yé té préparé des spaghettis comme tou les aimes.

Michel est rassuré au moins sur un point : il ne s’est rien passé entre sa mère et cet homme. Mais trop de questions restent encore sans réponse et le tourmentent. Il va appeler son cousin Giuseppe qui le conduira à Orvieto.

Onze heures sonnent le lendemain matin à l’église Santa Maria in Trastevere. Vite, son cousin va arriver d’un moment à l’autre. Il se lève promptement, récupère ses affaires. Coup de klaxon dans la rue en bas.

— Mon béret, où ai-je mis mon béret ? Là... sur la chaise.

Michel se précipite, dévale les escaliers. Injonctions de reproche de Miranda :

— Bambino, ton déjeuner ?

— Pas le temps, Mamma !

— Ma...

— Pas le temps je te dis ! Allez, arrivedersi !

La maison aux volets bleus

Rejoignant la voiture, il s’effondre plus qu’il ne s’assied à côté de son cousin, qui se souvient : oui, ils habitaient bien à Orvieto autrefois, une petite maison aux volets bleus ; comment aurait-il pu oublier les vacances et tous les bons moments qu’il y avait passé avec eux ?

La voiture roule à bonne allure. Défile sous ses yeux émerveillés l’Ombrie et ses paysages pittoresques sillonnés de collines douces, de vallées, de cirques et de montagnes. Le ciel est bleu et le soleil généreux. La lumière éclate de partout, rendant plus blanches encore les fleurs des amandiers, et plus profondes les ombres des arbres.

Michel a ouvert la vitre ; il aspire avec avidité toutes les senteurs de la campagne ombrienne, se laisse griser par les couleurs et les sons. Un air lui revient en mémoire, qu’il se met à fredonner : O sole mio sta' nfronte a te ; che bella cosa na jurnata'e sole, n' aria serena doppo...

— Nous voici bientôt arrivés, déclare soudain Giuseppe.

Entre ciel et terre, dominant la campagne environnante, Orvieto enfin. Et soudain, au détour d’un petit chemin, embusquée dans un petit enclos ombragé, et comme surgie de nulle part apparaît la maison aux volets bleus. Un flot de sentiments contradictoires l’envahit, une sensation de déjà vu. Cet endroit, il lui semble y avoir toujours vécu, ne l’avoir jamais quitté. Descendant de voiture, il s’approche doucement. La porte n’est pas fermée, signifiant que son propriétaire n’est pas loin. Comme mu par un instinct qu’il ne contrôle plus, il s’approche, hésite un instant, puis, au risque de se faire chasser, rentre. À l’intérieur règne une odeur de fleur d’oranger mêlée à un parfum familier qui le ramène des années en arrière. Ressurgissent alors brusquement, tout un monde, un univers qu’il croyait avoir enfoui à jamais et qui pourtant à cet instant précis l’étouffe presque.

Quelqu’un dans l’autre pièce fredonne cet air qu’il fredonnait il y a un instant seulement et que chantaient souvent ses parents lorsqu’il était enfant. L’émotion le submerge tout entier et l’immobilise au milieu de la pièce.

L’homme, car c’est un homme, s’est tu subitement et approchant en claudiquant, apparaît dans l’embrasure de la porte du fond. Un long et pesant silence s’ensuit puis...

— Papa ! s’écrie alors Michel en se jetant dans ses bras.

Dehors le soleil a allumé un incendie sur la petite ville et les collines alentour.

Épilogue

L’heure des explications avait sonné et c’est ce à quoi s’employa le père de Michel dans les jours qui suivirent. Ainsi raconta-t-il comment il avait été grièvement blessé au cours d’un parachutage, comment son camarade, plus chanceux, lui avait proposé de le délester de son « barda » pour le soulager et abandonné là au milieu de nulle part. Il avait fallu plusieurs jours avant qu’on ne le retrouve et l’oriente, dans un état préoccupant, vers un hôpital. Il parla des longs mois d’hospitalisation et de rééducation qui s’ensuivirent ; de son amnésie aggravée encore par le fait qu’il n’avait plus aucune pièce d’identité ni papier d’aucune sorte sur lui. Il raconta les moments sombres, douloureux, désespérants et désespérés à se demander qui il était et à rechercher des indices et éléments susceptibles d’éveiller sa mémoire ; rapporta aussi comment, au bout du compte, il avait sombré dans une profonde dépression et été interné durant d’autres longs mois, mais également comment il avait été bien entouré et soigné et comment étaient survenues enfin les premières bribes de souvenir ; un peu à la fois les flashes s’étaient précisés l’amenant d’abord à Milan puis à Venise et enfin à Orvieto où d’anciennes connaissances le reconnurent et lui confirmèrent son identité. Restait à retrouver en priorité l’homme à l’origine de toutes ces années d’errance et de galères : un jeune, parachutiste comme lui, solitaire et taciturne qu’il avait cru bon d’aider, soutenir et même héberger à l’occasion, un garçon à qui surtout il avait eu tort un jour de parler d’une assurance vie contractée au moment de sa mobilisation.

Renseignements pris, il apparut en effet qu’un homme avait « débarqué » inopinément et s’était installé à Orvieto début 43. Il n’avait cessé d’importuner et harceler ta maman au point qu’elle avait finalement décidé de déménager, d’où votre installation à Rome. À partir de là il avait été facile de retrouver votre adresse. Lui était alors venu l’idée et surtout l’envie de confondre et punir l’individu en question, toujours sur les lieux d’ailleurs : bon à rien notoire qui traînait ici et là en faisant la manche. Ne lui avait-il pas volé 10 ans de sa vie ? Ta maman s’arrangea pour lui faire passer un billet par lequel elle l’invitait à venir la rejoindre via Casini, ce qui explique le papier que tu as retrouvé sur lui. Lorsqu’il est rentré dans l’appartement et m’a reconnu, il a été pris de panique et... Je n’ai rien pu faire. La suite de l’histoire, tu la connais. Mais oublions tout cela veux-tu ? Et ne pensons plus qu’à tous les bons moments à vivre encore ensemble ajouta-t-il enfin en serrant son fils dans ses bras.

 

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Commentaires

brume
Portrait de brume
Bonjour,

Malgré l'action et l'humour je n'ai pas réussi a être transporté par l'histoire. 

Déjà les dialogues sont assez convenus. Cela manque de sel, c'est trop propre, trop banal.

Michel découvre une photo de sa mère dans la poche du cadavre et tout ce qui lui vient de suite à l'esprit est que sa mère aurait eu une aventure avec le défunt. Mouais bon sympa pour la mère, mais pourquoi pas.

Ensuite sauf erreur de ma part il y a un souci de de temps au paragraphe l'ami Giorgio:

Laisse-moi encore un peu de temps. S’il te plaît, Giorgio ; ensuite on appelle ton père ; c’est un bon détective. Il m’a beaucoup appris et je lui fais confiance ; de toute façon, tu vois bien. Il ne s’agit pas d’un meurtre ; d’un accident tout au plus. L’homme SERA mal tombé et... quelque chose l’a visiblement effrayé qui AURA sans doute provoqué sa chute.

 

j'aurai plutôt mis les verbes "SERA et AURA" au conditionnel présent car on est sur une hypothèse: "L'homme SERAIT mal tombé et...quelque chose l'a visiblement effrayé qui AURAIT sans doute provoqué sa chute"

 

Toujours dans le paragraphe L'ami Giorgio, la traduction du passage en italien en plein milieu de l'histoire fait assez fouilli, il est préférable de mettre un astérisque à la fin de la phrase qui indique la traduction à la fin de la nouvelle.

 

Sinon j'ai bien aimé les petites parenthèses humoristique du cartable et le langage aéronautique dans le paragraphe "Un hôte pour le moins indésirable". L'épilogue se tient bien. La personnalité de Michel Dunard assez fou-fou et téméraire nous entraîne tout le long de l'histoire.

 

 

 

 

 

 

cfer
Une écriture fluide au

Une écriture fluide au service d'une nouvelle fine et humoristique.

Une belle errance dans les villes de Rome et d'Orvieto. Oui! ça sent bon l'Italie. Je m'y suis bien retrouvée et depuis lors ne rêve que d'y retourner.

Peu importe le genre: polar, thriller ou simple nouvelle, le principal pour moi c'est que le plaisir soit au rendez-vous, pour le coup là c'est bingo!

Bravo pour le personnage de Miranda...pour les expressions italiennes ...pour les traductions...

Les contraintes sont respectées même si à la fin on subodore qu'elles commençaient à peser!

 

luluberlu
Portrait de luluberlu
Ah ! mais ça débute bien.

Ah ! mais ça débute bien. L’incipit me plait beaucoup avec ces bâtisses burinées par le temps et cette Miranda, burinées elle aussi, mais par l’affection.
Un beretto, Capito ! Et une introduction du personnage principal, Michel, très astucieuse ; en quelques lignes empreintes de poésie, le décor est planté : l’absence des parents, la tristesse et la pluie aux larmes mêlée, les touches de couleurs du linge suspendu entre les bâtiments et odeur des orangers du jardin Degli Aranci qui viennent adoucir la peine. Il y a de la vie dans ce texte où se mêlent périodes d’abattement et insouciance. Vroom, vroom... oui, Rome est une ville bruyante. ça turbule. Quand même, tu as dû sacrément (Vatican oblige) te marrer en écrivant ça ! Je suis presque sûr que, si tu avais eu un escalier comme celui-là, tu te serais livrée à l’exercice.
Il y a de belles trouvailles aussi, comme cet « alphabet visuel »... et cette énorme pizza (décidément, les Michel[s] aiment la pizza). Tiens, ça, c’est bucolique : un macchabée sous les pieds pour un détective en herbe.
Un texte vivant (malgré le mort), émaillé de traits d’humour. Une écriture et une lecture agréable. Ma ! Yé souis sûr que c’est un bon texte, très féminin, mais pas tout à fait un polar. J’ai trouvé la fin un peu expédiée.
Ah, si : Orvieto est superbe. J’y suis allé en septembre 2006. Je crois que je vais y retourner et chercher la maison aux volets bleus.

plume bernache
       L'histoire est bien

 

 

   L'histoire est bien ficelée, les personnages attachants, dans un cadre bien reconnaissable. Consignes respectées.

 

   Mes moments préférés:

 

   poétiques : "les nuages s'étaient donné le mot…tout doucement avec un semblant de délicatesse ils se sont mis à pleurer avec lui"  "la lumière éclate de partout rendant plus blanches encore…"

 

   malicieux: "le cri du cartable"Scrich…aïe" (j'adore ! )

 

   comique : la descente sur la rampe et la réponse en langage aéronautique "Vroooomm" et sa traduction…

 

   humoristiques :"réfléchir avec un macchabbée sous les pieds…Pas évident pour un détective en herbe et qui plus est en culotte courte" (On dirait une réplique de michel Audiard)

 

   astucieux: la découverte progressive des indices : 1ère photo, papier froissé, dirigeant Michel vers une fausse interprétation puis 2ème photo permettant de

  déplacer l'action en Ombrie avec encore de  belles descriptions poétiques et émouvantes de cette maison aux volets bleus.

 

   psychologiques : les souvenirs éveillés par les odeurs, la chanson et l'apparition du père; beau moment émouvant.

 

   Le dénouement est plausible et bien amené .

 

   Pour tout cela, bravo !

 

 

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