Tant d’années ont passé.
Je ne sens plus l’homme,
seul le jardinier est visible.
Il va mourir.
Je le sais.
Le bleu de ses yeux a fané,
il a rejoint le bleu usé de son habit de coutil.
Son visage habituellement hâlé
se rapproche du rose précieux et désuet
des bouquets
que sa femme affectionne.
L’odeur puissante de sa sueur
s’est muée en une senteur
qui rappelle les fruits
dont le sucre s’échappe
par les flétrissures de l’oubli.
Je constate.
Pas d’apitoiement.
Bientôt son épouse
couchera une dernière fois,
après l’avoir reprisé et repassé, le vieil habit délavé
dans l’armoire en noyer.
Aucun secret ne s’échappera
ni des poches de l’habit,
ni du meuble ciré, ni de la bouche de la veuve.
Le drap glacé de sa couche couvrira son visage
et ses yeux cesseront
de quémander
l’impossible pardon.
Mon regard
alors apaisé
se détournera de ce chemin
sans issue.
Commentaires
La force de ce texte est dans sa sobriété.
Aucun pathos superflu, mais l'émotion émane de chaque terme
et atteint le lecteur au plus intime.
Il faut beaucoup de talent pour écrire un tel texte. Merci Croisic.
Les commentaires précédents proposent une analyse très fine à laquelle j'adhère totalement…
Voilà un texte qui pourrait tout aussi bien se lire sous la forme suivie d'une simple prose que sous celle choisie ici d'une poésie.
Dans l'un et l'autre cas, la simplicité, la sincérité brute, l'authenticité sans fioritures sont présentes et s'insinuent profondément dans les méandres de nos émotions.
Il n'y a rien à déplacer dans cet édifice de mots qui disent l'essentiel, la vérité intime, sans que ne transparaisse la moindre amertume.
Le jeu des pronoms personnels (« Je », « Il ») appuie sur la mise à distance temporelle constatée dans le rapport à l'autre (marqueur de durée : « tant d'années », qui laisse planer l'ombre de l'enfance, verbes au passé composé soulignant le vieillissement : « a fané », « s'est muée », métaphore : « les flétrissures de l'oubli »). La double qualification instituée par la locutrice dans la désignation («l'homme », « le jardinier ») signale une fracture dans l'identité, à l'image d'une double personnalité. Le regard porté disqualifie le premier terme (métaphore à caractère inquiétant laissant deviner l'insupportable, l'odieuse violence d'un traumatisme subi : « la puissance de sa sueur ») et requalifie le second (connotations sensorielles empreintes d'une certaine délicatesse : « senteur », « rose précieux et désuet », « bouquets »), instituant une forme d'apaisement dans une perception jusque-là enkystée. La gravité irrémissible d'un comportement ayant porté atteinte à l'intégrité physique de la locutrice est confirmée au lecteur par l'expression (« quémander / l'impossible pardon »). Le regard se veut clinique, dépourvu de toute épaisseur de pathos (phrases verbales réduites à l'essentiel : « Je le sais. », « Je constate. », phrase nominale tout aussi laconique : « Pas d'apitoiement. »). La gradation anaphorique (« ni des poches de l'habit, / ni du meuble ciré, ni de la bouche de la veuve ») révèle la complicité muette, silencieuse, d'un troisième individu (groupes nominaux : « son épouse », « la veuve »). L'utilisation du futur (« Il va mourir », « couchera », « ne s'échappera », « couvrira », « cesseront », « se détournera ») met en lumière un rapport au temps qui se desserre de l'étau de la sclérose, qui va se pacifiant. Par la chronique de cette mort annoncée, la locutrice se met en situation de dépasser l'événement, de le placer derrière elle, s'affranchissant, ainsi, par anticipation, d'une partie non négligeable de son poids.
Merci pour ce partage !
Catharsis... le silence et le regard apaisé (juste le regard). La plaie, elle, jamais ne cicatrisera. Ce texte dégage une émotion poignante qui fait monter les larmes aux yeux. Reste à apprendre à vivre.
Votre poème cache un secret que le défunt emporte:
"et ses yeux cesseront
de quémander
l'impossible pardon"
Et le titre donne un regard différent sur la lecture du poème. Touchant, sans colère, ni chagrin, mais un sentiment étrange que je ne peux définir, je n'arrive pas à mettre les mots, c'est si spécial.
Au fait c'est une atmosphère...que je n'arrive pas non plus à définir.
Car ce n'est pas juste un passage, juste un vers à relevé, c'est tout le poème dans sa dimension holistique qui me brouille, mais dans le bon sens.
Chaque strophe est...
Je ne trouve ni d'adjectifs, ni de définitions, juste dire que votre poème est d'une étrange beauté.
que dire ? quel adjectif choisir ?
bon dieu de La Poésie, brute, diamant, renversante, totale.