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Ma mère est là,

tête penchée sur sa table roulante,

entre son lit médicalisé et la fenêtre,

petit bout de femme,

émouvant dans sa solitude et son enfermement.

Elle ne m’a pas reconnue.

Il en est ainsi depuis si longtemps.

J’ai posé mes mains sur les siennes.

J’ai la particularité d’avoir toujours les mains chaudes,

même en hiver.

Elle les a saisies, les a caressées, embrassées à plusieurs reprises

et les a tenues fermement entre les siennes pendant presque une heure.

Une heure silencieuse et chargée d’amour.

Elle renifle ma peau,

comme une chatte renifle ses petits.

Elle lèche mes doigts à petits coups précis.

A-t-elle reconnu l’odeur de son enfant ?

Elle me flaire.

La douleur habituelle qui embrase mon plexus solaire a disparu pour faire place à une grande joie.

Je me lève doucement de ma chaise,

je soulève ma main gauche pour lui caresser la tête.

Si frêle objet.

Je sens les plaques osseuses sous mes doigts.

Ne reste que la peau,

les veines saillantes sur ce squelette animé.

Elle prend ma main droite pour la déposer sur son visage.

Je parcours ainsi en caresses légères,

chaque centimètre de ce qui sera pour moi le portrait final de ma mère.

Étrange peinture, toute en émotion

et légers tressaillements de sa part

lorsque le plaisir l’effleure.

Elle a eu cent ans en août 2013.

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Commentaires

plume bernache
Mon coeur se serre fort en

Mon coeur se serre fort en lisant ce beau et tendre texte. Tout en délicatesse.
Comme je comprends ce sentiment d'apaisement, cette impression de vivre un moment essentiel, originel !  
Dans cette communication non verbale, quand tous les artifices et les faux semblants sont inutiles, ne reste que l'émotion pure et authentique. Quintessence d'amour partagé.

J'ai vécu de semblables moments avec ma vieille douce maman partie en 2013 (à 102ans) .
Avec la naissance d'un enfant, cela fait partie des instants les plus forts de la vie. De ceux qui nous forgent.

Merci pour ce partage.

 
 

brume
Portrait de brume
D'une infini tendresse! trop

D'une infini tendresse! trop d'amour!

C'est bouleversant.

et ce passage:

 

"je soulève ma main gauche pour lui caresser la tête.

Si frêle objet.

Je sens les plaques osseuses sous mes doigts."

 

C'est comme si moi aussi j'avais posé ma main pour lui caresser la tête. Une sensation tactile vivace.

Oui, le langage par le toucher qu'on lit rarement dans un texte. Et c'est très réussi, intense, très doux, douloureux.

C'est vraiment très beau, pur.

RB
Portrait de RB
Simplement ce texte m'a

Simplement ce texte m'a bouleversé. Vos deux commentaires aussi.

Écrire, c'est se tenir à côté de ce qui se tait
Jean-Louis Giovannoni - extraits de Pas japonais

luluberlu
Portrait de luluberlu
Deux regards se croisent et

Deux regards se croisent et se mêlent ici :

— Celui de la mère, qui est exprimé par la fille :

Elle ne m’a pas reconnue.

Il en est ainsi depuis si longtemps.

Et plus particulièrement, ce « si longtemps » qui en souligne l’intensité et la quantité (1) (ici le temps de l’enfermement et de la solitude).

— Celui de la fille, qui est la fois un regard tendre et conscient (2), le regard de l’attachement et du détachement futur.

Grâce à ces regards croisés, l’échange (le don) se fait, inconsciemment pour la mère, tendrement pour la fille. Ces substituts à la parole que sont l’odorat et le toucher, ainsi que la complicité, rendent ce texte bouleversant.

 

1 : j'ai trouvé ceci qui m'a aidé à mieux appréhender ce texte : http://www.cairn.info/revue-travaux-de-linguistique-2007-2-page-93.htm#no1

2 : Je sens les plaques osseuses sous mes doigts.

   Ne reste que la peau,

   les veines saillantes sur ce squelette animé.

jfmoods
Portrait de jfmoods
Le marqueur d'intensité "si",

Le marqueur d'intensité "si", qui signale un double regard, semble porter tout le poids du texte.

1) Le regard de la mère sur son enfant.

"Elle ne m’a pas reconnue.
Il en est ainsi depuis si longtemps."

Le lecteur est tenté d'interpréter d'abord le sens premier du verbe reconnaître...

. Retrouver dans sa mémoire l’idée, l’image d’une personne, d’une chose, quand on vient à la revoir ou à l’entendre.

Cependant, il ne peut se garder tout à fait d'y ajouter un sens second, plus généralisant sur l'attitude de la mère...

. (Avec la négation) Ne plus avoir égard, ne plus écouter.

… marquant, lui, en filigrane, un constat bien plus amer.

2)  Le regard de l'enfant sur sa mère.

"Si frêle objet."

C'est un regard distancié, clinique, que marque cette nominale. Plus loin, l'adjectif démonstratif "ce", la gradation construite sur un rejet ("Ne restent que la peau, les veines saillantes, sur ce squelette"), le paradoxe ("squelette animé") confirment cette impression. Le mot "peinture" et l'expression  "portrait final", l'anticipation sur la mort (futur : "sera", "aura") constituent d'autres indices du détachement.

Quoi qu'il en soit, et au-delà du questionnement légitime de la locutrice ("A-t-elle reconnu l'odeur de son enfant ?"), ce moment scelle, par l'odorat et le toucher, une forme inattendue et bouleversante d'échange, une forme improbable, imprévisible, de complicité entre les deux femmes (phrase nominale : "Une heure silencieuse et chargée d'amour .", gradation : "Elles les a saisies, les a caressées, embrassées", antithèse : "douleur habituelle" / "grande joie"). Aux approches douces de l'une ("j'ai soulevé ma main gauche pour lui caresser la tête."), répondent les sollicitations de l'autre ("Elle prend ma deuxième main pour la déposer sur son visage."). Comme si la proximité de la mort autorisait enfin à remettre à plat ce qui avait fondé, il y a bien longtemps, les précipices affectifs de toute une vie.

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