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Marcel était un très gros cahier à la couverture rouge plastifiée. Le pauvre faisait au moins dix centimètres d’épaisseur et depuis le début de l’année scolaire, de semaine en semaine, il n’avait cessé de prendre du poids. Il ressemblait dorénavant à un soufflet en éventail. On était au début du mois de mai et Marinette avait de plus en plus de mal à enfoncer Marcel dans son petit sac d’école.
C’était l’une des raisons pour laquelle, ces derniers temps elle l’avait rarement emmené en classe. Mais aujourd’hui, elle n’avait pu s’en empêcher, car c’était le dernier jour où elle pouvait le prendre avec elle. Demain, il faudrait dire au revoir à Marcel…

Elle l’avait trouvé non loin de l’école, dans le square qu’elle avait l’habitude de traverser pour rentrer chez elle. Sa couleur vive avait attiré son attention, même si Marinette pressait le pas car la pluie tombait ce jour-là et avait même chassé tous les enfants de cette petite aire de jeu.
Le cahier était posé sur le coin d’un banc, sans doute oublié par un élève pressé d’aller se mettre à l’abri. C’est donc pensant y trouver le nom de l’écolier étourdi qu’elle le prit, le glissa dans son cartable (il était alors beaucoup plus mince que maintenant), et continua sa route pour rentrer chez elle, non loin de là. Elle aurait bien le temps, une fois à la maison, de l’étudier de plus près pour découvrir les coordonnées du propriétaire. Si elle ne le connaissait pas, elle remettrait le cahier au secrétariat de l’école dès demain.

Ceci se passait en octobre. On était début mai, et Marinette avait toujours le cahier rouge !
En effet, une fois rentrée chez elle, et avoir pris tranquillement son gouter, Marinette s’était installée pour faire ses devoirs, mais avait tout d’abord ouvert le cahier rouge. Sur la première page, pas de nom, pas de classe, pas de titre indiquant, comme sur ses propres cahiers « Histoire » ou « Français ». Non, une petite écriture, qui ressemblait un peu à la sienne d’ailleurs, remplissait totalement le début du cahier. Elle en avait tant et tant relu la première page, qu’elle la connaissait par cœur. Cela commençait par :

« Bonjour, j’ai 10 ans et je m’appelle Martial. Je m’appelle ainsi, car j’habite sur la planète Mars, et là-bas, tous les garçons s’appellent Mars-tial ou Mars-sel. Mais on l’écrit sans trait d’union, Martial ou Marcel. Les filles s’appellent Mars-cia ou Mars-celine. Mon meilleur copain s’appelle Marcel, et c’est ainsi que j’ai appelé ce cahier. J’ai atterri en soucoupe volante il y a quelques jours, et je vous demande de prendre bien soin de Marcel. »

Suivait ensuite une page où Martial racontait sa vie. Elle était très proche de la vie de Marinette : il allait en classe, faisait du foot avec ses copains le mercredi, et trouvait que son frère, de deux ans plus âgé que lui, était bien embêtant. Plein de points communs, donc, avec Marinette, qui avait également 10 ans, et une sœur ainée avec qui elle se disputait fréquemment.
Et puis cela se terminait par :

« Je trouve que la terre est très jolie. Il y a plein d’arbres et de fleurs et puis, aussi de grandes étendues d’eau, ou de petites rivières. Sur Mars, nous n’avons pas cela car il n’y a pas d’eau.
Voilà vous savez beaucoup de choses sur la vie d’un Martien. Moi, j’aimerais bien connaître la vie des terriens. Alors, s’il vous plait, utiliser Marcel pour lui raconter la terre, ce que vous faites, comment vous vivez. Parlez-lui comme à un ami. Et, lorsque ce cahier sera complètement rempli, et dès que vous aurez écrit la dernière page, déposez-le sur le banc, à l’endroit où vous l’avez trouvé. Ne tardez pas trop. Je rentre sur Mars, mais comme la couverture de Marcel est rouge, je le verrai de loin lorsque vous l’aurez remis sur le banc, et je viendrai le chercher. »

Voilà pourquoi aujourd’hui, Marinette avait emmené son cahier en classe : il était bien indiqué que l’on ne devait pas attendre pour déposer Marcel à partir du moment où toutes ses pages seraient remplies. Or, hier, elle avait complété l’une des dernières pages. Ce soir, elle raconterait donc les éléments marquants de la journée à Marcel et cela finirait le cahier. Elle le déposerait le lendemain matin à l’endroit convenu, en allant à l’école. Marcel était devenu son confident.
Chaque jour, elle y inscrivait scrupuleusement les faits marquants de sa journée : ses bonnes ou moins bonnes notes, les nouvelles copines qu’elle s’était faites en classe ou, parfois, les disputes qu’elle avait eues avec sa meilleure amie. Elle y avait décrit aussi la jolie robe que maman lui avait achetée, juste avant Noël.
Parfois, lorsque dans un magazine elle voyait un jouet ou un vêtement qui lui plaisait, elle en découpait l’image et la collait avec soin dans le cahier. Et puis, chaque fois qu’elle trouvait une jolie fleur, elle la cueillait, la faisait sécher, et la collait avec précaution sur une page de Marcel ; de même pour les belles feuilles d’arbres rougeoyantes qu’elle avait trouvées à la fin de l’automne.
L’hiver avait été froid et, lorsque la neige était apparue, elle s’était demandé s’il neigeait sur Mars. Elle avait regretté mais, vraiment, il n’aurait pas été raisonnable de coller de la neige dans le cahier : il n’aurait pas résisté ! Alors, elle s’était contentée de décrire la blancheur immaculée des prairies, et aussi le bonhomme de neige qu’ils avaient fait dans la cour de l’école, avec son chapeau et sa carotte en guise de nez.

Marinette prenait grand soin de Marcel : la règle, le compas, les crayons de couleur n’en revenaient pas ! Parfois, sur ses cahiers de classe, ces derniers étaient utilisés sans ménagement : le trait n’était pas droit, le cercle un peu ovale, et la mine, cassée dans le taille-crayon, écrivait ou coloriait de manière grossière. Mais dès qu’il s’agissait de s’en servir pour Marcel, c’était différent. Le trait soulignant la date était bien tracé, le cercle entourant la fleur séchée était d’une netteté remarquable, et les dessins coloriés de main de maitre !
Quant au crayon et à la gomme, ils avaient droit à un traitement de premier choix : le crayon noir était bien taillé et, dès qu’il y avait une erreur, la gomme était utilisée avec soin, en faisant attention de ne laisser aucune trace noire sur le papier après son emploi. Et c’est ainsi que, au fil des jours, rempli de collages divers, Marcel avait pris… un certain embonpoint. Demain, Marinette ferait donc le nécessaire pour que, comme demandé, il soit récupéré par Martial. Mais aujourd’hui elle avait plaisir à savoir que Marcel était là, dans son cartable, lui tenant compagnie une dernière fois.

Après cette journée, Marinette se dépêcha de rentrer chez elle. Elle décida de finir d’abord son travail de l’école avant de raconter sa journée à Marcel. Elle voulait que cette dernière page soit très bien écrite et puis aussi réfléchir au message qu’elle allait transmettre à Martial. Demain, il y avait un contrôle de géographie. Elle travailla donc un peu plus longtemps que d’habitude et ce n’est qu’après le diner, installée dans son lit, qu’elle ouvrit Marcel pour y écrire son ultime message. Elle remerciait Martial de lui avoir confié Marcel, et lui disait combien elle avait pris plaisir en sa compagnie, à écrire les faits importants de ses journées, à lui raconter quelques anecdotes, à s’appliquer pour faire de jolis dessins, à choisir de jolies fleurs pour lui faire découvrir les merveilles de la terre. Mais Marinette était fatiguée. Elle n’avait pas tout à fait fini son message que, déjà, ses yeux se fermaient et Marcel lui glissa des doigts. Elle s’endormit avant d’avoir mis le point final à sa prose. Et elle n’avait pas eu le temps de tourner l’ultime page du cahier. Si elle l’avait fait, elle aurait découvert la fin du message de Martial, qu’il avait pris soin d’écrire sur la dernière page, en priant le ciel de n’avoir pas affaire à un lecteur trop curieux qui l’aurait vu avant d’avoir rempli le cahier. Sur cette dernière page il était écrit :

« Sur Mars, il n’y a pas d’eau et donc pas de poisson, hormis ceux du 1er avril… Et, en ce jour de la rentrée, j’ai voulu jouer au 1er avril. Mais je m’appelle vraiment Martial et j’ai vraiment 10 ans »

Marinette ne découvrirait le fin mot de l’histoire que demain. Elle sourirait peut-être de sa crédulité, mais serait certainement heureuse des bons moments passés grâce à Marcel, qui avait été son confident et son meilleur copain durant presque toute l’année. Marcel avait rempli son rôle. Alors, il ferma ses pages et, comme un bienheureux, s’endormit le sourire aux couvertures.

 

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Commentaires

pifouone
J'aime beaucoup le coup du

J'aime beaucoup le coup du martien, la simplicité du récit (un peu longuet par moment mais bon...). Je me suis laissé aller à la lecture pour me faire avoir avec plaisir par la fin. Mignon comme tout. Bravo.

 

luluberlu
Portrait de luluberlu
Ce que j’aime chez les

Ce que j’aime chez les enfants, c’est l’innocence, et ce qui en est le corollaire, l’imagination et la facilité à se créer des mondes. Le texte illustre bien cela et on se dit « tant mieux si Marinette n’a pas lu la dernière page ». Globalement, j'ai bien aimé. Également l'idée du premier avril... un poisson qui tombe à l'eau.;)

Juste quelques points de détail :

– « C’était l’une des raisons pour laquelle, ces derniers temps elle l’avait rarement emmené en classe. » : je trouve le début un peu lourd (c’est pourquoi...).

– « dans le square qu’elle avait l’habitude de traverser pour rentrer chez elle ». Me semble inutile. Je suppose qu’elle emprunte le même chemin pour aller et revenir de l’école.

– « même si Marinette pressait le pas car la pluie tombait ce jour-là et avait même chassé »  : le deuxième est inutile.

- « une fois rentrée chez elle » : répétition.

- « remplissait totalement le début du cahier. » : inutile. cf. ce qui précède dans le texte.

- « donc les éléments marquants » et un peu plus loin : « les faits marquants » : lien vers dico synonyme.

- « sur le papier après son emploi. » : inutile.

- ponctuation parfois trop présente (ex. de lui avoir confié Marcel, et lui disait combien...).

- « avant d’avoir mis le point final à sa prose. » : inutile.

 

Luluberlu (pinailleur).

Jamijo
Portrait de Jamijo
Marcel (le gros Marcel) UTL

Oui, j'ai bien aimé cette lecture, Marinette prend beaucoup de soin et de plaisir à remplir et terminer ce gros cahier et c'est le but de la manoeuvre. Bien sûr, on peut se demander pourquoi elle continue à s'intéresser à ce cahier lorsqu'elle lit "il n'y a pas d'eau sur mars". Donc, personne ne peut y vivre, mais d'une part, il n'y aurait pas d'histoire, et d'autre part, celà l'arrange et lui fait plaisir de remplir ce document avec le récit des menues choses quotidiennes qui font sa vie. Elle y trouve plus de plaisir que si elle se confiait à son journal intime. Elle veut croire en Martial et son Marcel parce que c'est tellement merveilleux qu'il retourne sur Mars avec ses écrits à elle. Quel amateur de lettres n'en ferait pas autant ? Bravo et merci à l'auteur.

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