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Les contraintes : ICI  

   Marcel était un gros cahier à la couverture rouge plastifiée. Le pauvre faisait au moins 10 cm. d’épaisseur et depuis le début de l’année scolaire, de semaine en semaine, il n’avait cessé de prendre du poids. Il ressemblait dorénavant à un soufflet en éventail. On était au mois de mai et Marinette avait de plus en plus de mal à enfoncer Marcel dans son petit sac d’école.

   Il refusait maintenant délibérément de se faire transporter dans ce sac qui le conduisait sur son lieu de torture. Trop, c’est trop ! depuis le mois de septembre, c’était plus qu’il n’en pouvait supporter. La veille de la rentrée, Marinette l’avait tellement flatté... Et vas – y que je te lance des coups d’œil amoureux, que je te caresse tendrement de la main, comme elle faisait sur l’échine de son Amour-de-chat, que je t’envoie des compliments jusqu’à plus soif... Il avait même passé la nuit sur sa table de chevet à la regarder dormir. Cette petite Marinette, tout de même, elle lui faisait l’honneur de l’emmener, demain, en un lieu qui semblait introniser tous les enfants dans le monde magique de la culture. Il était si fier qu’il en était devenu un peu prétentieux. Dommage que ses pages soient encore un peu collées ; elles en auraient frissonné de plaisir...

   Le lendemain matin, tel un héros allant à la parade, il avait pris place avec majesté à l’intérieur du sac d’école, en compagnie de la trousse, bouche fermée par le trac, d’une ardoise qui connaissait déjà le chemin en y ayant contracté plusieurs dettes, et de son amie l’éponge, très exclusive en amitié, qui ne se mouillerait que pour elle ! Il régnait là-dedans une odeur d’encre et de copeaux de bois frais. Ce devait être sans doute le parfum de la gloire...

   Il y eut un bruit de foule – Déjà la célébrité ! – Il entendit Marinette raconter ses vacances – Va-t-elle me présenter oui ou non ! – Il avait tellement hâte de faire admirer son costume rouge plastifié, tout neuf... Après un bruit de sonnerie – Ah, ça se précise ! – Des galopades, il sentit qu’on entrait enfin dans le Temple du Savoir. Le cartable s’ouvrit et il fut posé sur une table, devant Marinette. Sur beaucoup d’autres tables : horreur ! Première déception, il y avait aussi de nombreux cahiers tous plus reluisants les uns que les autres. Marinette l’aurait-elle trahi ???

    Pourtant, le pire était à venir...
Marinette n’était pas ce que les grandes personnes appellent une « bonne élève ». Elle ne se plaisait pas enfermée dans cette grande maison. Elle n’aimait qu’être dehors, respirer à pleins poumons, converser avec les plantes, les oiseaux, les elfes de la forêt et courir dans les chemins creux. Pas de chance ! Il fallait rester assise pendant des heures et se contenter de regarder le bleu du ciel par la fenêtre. Seules, ses rêveries avaient le pouvoir de la transporter loin, si loin...

   Mais lui, le pauvre Marcel, il était là, sur la table, bien obligé d’écouter la maîtresse, de subir les fautes, les ratures, les erreurs grossières que Marinette lui infligeait. Quelle honte ! Le pire était les gros traits sanguinolents que la maîtresse rajoutait à son désespoir. Il était tout balafré, le malheureux. Et vas y que je te recommence l’exercice, que je te recopie encore et encore les mêmes règles de grammaire. Il n’en pouvait plus de ce rabâchage. C’est sûr, il allait devenir vieux dans la fleur de l’âge. Il s’empâtait avec le temps. Ses pages se cornaient, s’ornaient de traces de doigts confiturés, d’auréoles chocolatées, de souvenirs baveux.

   Il avait eu quelques répits durant les vacances scolaires. Bien sûr il était resté dans l’ombre du sac d’école, ayant juste senti la bonne odeur des champignons grillés à Toussaints, de la dinde rôtie à Noël, ou du gigot d’agneau à Pâques. Mais au moins, c’était du repos...

    Nous voilà arrivés au mois de mai. Marinette lui donne souvent de la compagnie : des petits bouquets de fleurs sauvages, des plumes d’oiseaux, de jolis petits cailloux voire quelques restes de goûters... Il a énormément grossi, bien avant l’âge de l’andropause. Il ne cherche même plus à resserrer ses feuilles, telle une femme sur le retour d’âge qui, vaincue par la vie, n’aurait plus aucune envie de plaire. C’est pitié de voir ce laisser-aller, cette façon de baisser les reliures. Mais le pire, vous m’entendez bien, le summum du pire venait d’arriver : après une école buissonnière, Mariette venait d’oublier le cartable au complet, à l’orée d’un petit bois, au bord d’une mare – et ce n’était pas marrant du tout –. Le sac était entr’ouvert. Marinette n’aimait pas le fermer complètement. Elle avait des scrupules vis-à-vis de Marcel, de la trousse, et de tout ce petit monde, qui devait aussi pouvoir se prome-nez au vent... Toujours est-il que Marcel avait bien cru qu’il allait boire le bouillon et n’en croyait pas ses yeux !... Vous voyez bien, cette fois s’en était trop !

   Le soleil baissait à l’horizon. La nuit s’apprêtait à étendre son manteau de brume légère et toute la forêt frissonnait avant de s’endormir. Comment faire pour appeler à l’aide ? En entrouvrant une page, il aperçut bien le numéro de Marinette. Mais sans téléphone, que faire d’un numéro ? C’est aussi comme ça dans le monde des hommes. On accumule des adresses, des numéros, on a beaucoup de téléphones qui se parlent entre eux, mais on reste souvent oublié, perdu au bord d’une mare à la nuit tombante... Bref, pour l’instant, la trousse avait la bouche grande ouverte et appelait au secours. À l’intérieur, on apercevait les crayons. Ils avaient vraiment très mauvaise mine. La règle était drapée dans une rectitude indignée. La gomme jurait qu’elle ne pourrait jamais effacer çà de sa mémoire. Les ciseaux coupaient court en disant que les choses allaient forcément s’arranger, qu’il ne fallait jamais désespérer. Par contre, le pot de colle bavait d’angoisse, dangereusement, et jusqu’au stylo devenu fou, qui préconisait de jeter l’ancre pour recommencer là une nouvelle vie.

   Marcel était désespéré. Ce ne sont pas ceux-là qui trouveraient une solution pour s’en sortir ! Faute de mieux, et pour faire taire la panique qui commençait à l’envahir, il entrouvrit une autre page. Marinette avait dessiné là tout un monde de fées. Puisqu’elle leurs parlait, çà pouvait peut-être marcher !... Alors, dans un dernier espoir, il invoqua ce monde-là. Mais comme c’était un fort caractère, entier et un tant soit peu excessif, il fit appel à l’assemblée complète de toutes les fées. Son esprit cartésien n’y croyait qu’à moitié, voire à peine le quart... Aussi quelle ne fut pas sa surprise, dans un éclairage lunaire, de voir arriver tout le cortège invoqué.

    La première fut la fée-Brilité qui ouvrit rapidement le cartable, en sortit le pauvre Marcel, complètement intimidé, les pages bées, le rouge à la couverture. Elle le confia à la fée-Érique, ce qui le rendit complètement gaga. La fée-Line ondulait scandaleusement, suivie des jumelles, la fée-Gnasse et la fée-Néante qui se trainaient mollement, en ayant l’air de s’en moquer royalement. Se trainaient également la fée-Conde avec son gros ventre, la fée-Culence, et la fée-Mur qui cherchait pudiquement à refermer son col. La fée-Des-rations fit remarquer que le mauvais sort était aussi partagé avec la trousse, laquelle appelait toujours au secours. La fée-Lure parlait en douce à la fée-Lonie  tandis que derrière, la fée-Ale rappelait à Marcel son devoir de fidélité pour Marinette, appuyée en cela et à haute voix par la fée-Minité. La fée-Sue avait du mal à suivre avec son gros derrière, suivie de près par sa cousine la fée-Sée. La fée-Tiche fit remarquer qu’il ne fallait pas s’attacher à déplorer ces pages abimées. La suite du cortège faisait partie de la basse classe de la gent féerique. On assista au passage de la fée-Lée  (accompagnée d’un fou, le fou-Taise sans doute) sur le point de se bagarrer avec la fée-Rir pendant que la fée-Roce cherchait à leurs crêper le chignon. La fée-Tide, d’une hygiène douteuse, empestait aussi fort que sa sœur la fée-Cale. La fée-Rure et la fée-Raille arboraient tous leurs bijoux des plus clinquants et de très mauvais goût, admirées en cela par la fée-Ronière. La fée-Roviaire déraillait complètement. Quant à la fée-Rue de Sapersonne (très ancienne noblesse) elle n’écoutait qu’elle-même, et la fée-Ryboat proposait carrément la fuite à l’étranger. La fée-Odale terminait le cortège, sous son hennin, sans s’apercevoir de rien. Elle avait l’air d’une autre époque... Quel désastre ! Marcel en avait finalement assez. Il pensait que le monde des fées et celui des humains se ressemblaient étrangement. La magie avait aussi son côté décevant. Ce n’était qu’une couverture de plus. Il fallait se dépêcher de tourner la page... Il n’espérait plus que la fée-Nestre pour s’évader ou la fée-Blaisse pour s’endormir.

    Mais le miracle survint, en la présence d’une fée qui renvoya tout le monde d’un coup de baguette. Elle prit Marcel tendrement dans ses bras. Lui, fut d’abord sur ses gardes, à la première page. Elle redressa doucement les coins de cette page et se mit à parler... Elle lui parla de Marinette et lui expliqua qu’il avait beaucoup de chance d’appartenir à une petite fille-poète. C’était un petit être exceptionnel, précieux, que le système social avait du mal à engloutir. Pauvre système, il n’allait pas très bien non plus. Alors, avait expliqué la nouvelle fée, les petites Marinettes sont un souffle d’espoir dans cette maladie. Marcel n’en revenait pas. Cette magicienne venait de lui ouvrir les horizons d’une vie nouvelle : une renaissance. Il osa demander le nom de sa bienfaitrice : je suis la fée-Licité...

    Alors la trousse se mit à bâiller ouvertement. Elle était soulagée que cette mésaventure se termine sans qu’elle soit détroussée. Les crayons qui en avait vu de toutes les couleurs, se taillaient la part belle dans cette histoire et avaient bien le dessein de le raconter à leur façon ! La règle se calmait graduellement et le pot de colle faisait ami-ami avec tout le monde – il en devenait un peu collant ! Même l’ardoise jurait qu’elle avait là une autre dette à vie, et le stylo était heureux de ne pas avoir perdu trop de plumes dans cette affaire.

    Pour finir, la fée-Licité appela celle qu’on invoque à la fin de chaque histoire : son amie la fée – R’meture, et toutes deux, en un éclair,  transportèrent le cartable et tous ses occupants jusqu’à la chambre de Marinette.
    Marcel se sentait comme un nouveau-né. Alors il ferma ses pages et, comme un bienheureux, s’endormit le sourire aux couvertures.

 

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Commentaires

luluberlu
Portrait de luluberlu
J’ai beaucoup aimé cette

J’ai beaucoup aimé cette nouvelle, ainsi que les fées et ri. Certaines mériteraient une fée-ssée, mais je ne sais pas si la convention des droits des fées le permet. Quant à les attraper, c’est une autre histoire. 

Les personnifications sont très réussies et les parallèles avec le monde des « hommes » réjouissants :

– beaucoup de téléphones qui se parlent entre eux.

– Son esprit cartésien n’y croyait qu’à moitié, voire à peine le quart...

– C’était un petit être exceptionnel, précieux, que le système social avait du mal à engloutir.

etc.

Beaucoup d’humour, de poésie et une belle écriture. Il faut relire cette nouvelle plusieurs fois pour en saisir toutes les subtilités.

Juste un bémol à propos du lieu qui intronise : « en un lieu qui semblait introniser »

 

plume bernache
fées

 

     Je t'envoie toutes mes fées-Licitations !

   

     Ce voyage dans le monde des fées est très instructif et ressemble beaucoup à celui des humains. Moralité :

     

     Il faut de tout pour faire un monde.

 

     En tout cas,  or-fées, le texte est superbe également.kiss

 

     

 

     

 

     

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