
Les contraintes : ICI
Marcel était un gros cahier à la couverture rouge plastifiée. Le pauvre faisait au moins 10cm d’épaisseur et, depuis le début de l’année scolaire, de semaine en semaine, il n’avait cessé de prendre du poids. Il ressemblait dorénavant à un soufflet en éventail.
On était au mois de mai et Marinette avait de plus en plus de mal à enfoncer Marcel dans son petit sac d’école. Dieu sait pourtant qu’elle y mettait toute son énergie et tout son cœur. « Han, han... » s’essoufflait-elle, mais malgré sa bonne volonté et celle tout aussi évidente et méritoire de Marcel, l’entreprise devenait chaque jour un peu plus périlleuse et relevait maintenant de la vraie prouesse. Plus les jours passaient, plus elle le houspillait, le harcelait, lui infligeait toutes sortes de torsions et pressions inopportunes et douloureuses, le frappait même de ses petits poings fermés. Nulle méchanceté bien sûr, nulle animosité contre lui ; non ! seulement de l’agacement, de l’agacement et un peu de colère aussi face à un sac qui se mettait à faire de la résistance. N’empêche, Marcel souffrait de cet état de fait ; rien n’était plus comme avant et harcèlement, torture et violence, volontaires ou non, étaient devenus son lot quotidien.
La journée avait mal commencé et c’est donc avec une certaine nostalgie que notre malheureuse victime repensait au jour où il avait sagement pris place dans le petit sac et à la joyeuse ambiance qu’il y régnait alors dans une réjouissante odeur de neuf et de tissu propret et douillet : « un vrai giron » se rappelait-il. Au cours de la nuit précédant la rentrée, chacun y était allé de ses remarques et de ses commentaires. La règle s’était targuée d’être l’indispensable, l’irremplaçable et s’était même vantée (quoi de plus naturel !) d’être la droiture personnifiée. La gomme lui avait opposé son éternel souci de la propreté, se disant seule capable de remédier au trait de crayon maladroit et autres bavures intempestives. Le compas, qui aurait pourtant pu se montrer piquant, s’était fait discret au fond de sa boîte. Les crayons de couleur, eux, s’étaient déclarés les rois de la lumière et de l’harmonie, même si les feutres s’étaient flattés de les largement surpasser en éclat. Bref tout ce petit monde s’était plu à bavarder, pinailler, argumenter, vétiller gentiment une partie de la nuit : jamais un ton plus haut que l’autre. Les ciseaux y avaient veillé qui auraient eu tôt fait de « couper » toute discussion susceptible de dégénérer. Et puis, il y avait Valentine, la petite vache en peluche toute douce et tendre dont Marcel s’était épris sur le champ.
Avec tout autant d’émotion, Marcel se remémore aussi ce premier jour d’école, les regards gourmands et attendris et les attouchements si légers et respectueux des petites mains, le crayon courant à pas feutrés sur le papier, la règle y glissant en douceur, la gomme si délicate et précautionneuse, le compas léger et discret malgré l’arrogance de sa pointe. Cela dura un jour ou deux ; trois peut-être ? Allez, disons un mois ! Et puis le temps avait passé, la routine s’était installée, l’attention et l’application un peu relâchées, les bonnes intentions un tantinet dispersées. « Il fallait avancer si l’on voulait boucler le programme » ne cessait de répéter l’institutrice !
Il y avait donc eu d’abord l’apprentissage des lettres et leur besoin subit de se rassembler et de faire la fête. Leur avaient donc fait suite les mots puis les phrases, comptines, chansons et poèmes. Arrivèrent très vite dans le même temps les chiffres. D’incorrigibles fêtards eux aussi qui, très vite, réclamèrent un peu de compagnie. C’est ainsi que naquirent les nombres, le calcul et ces diablesses de tables de multiplication. Ensuite, soucieuses bien sûr de ne pas être en reste, s’ensuivirent les sciences, la géographie et l’histoire, toute une aimable et séduisante « gentry » en somme qui ne demandait qu’à s’habiller, se maquiller et prendre de la couleur. Or le dessin, ça connaissait Marinette ! C’est ainsi donc qu’intervinrent, avec bonheur et une belle exubérance il faut le dire, crayons de couleur et feutres : un peu d’herbe ici ou là, des fleurs, des arbres, des papillons, des ruisseaux et des rivières, des maisons, des personnages, toute une faune d’animaux allant de l’oiseau à l’éléphant. Marcel voyait, avec admiration et ravissement au début, c’est vrai, ses pages se remplir, se colorer, se parer. Mais le problème, s’il en est un, c’est qu’il en venait sans arrêt de nouvelles pour s’ajouter aux siennes et l’alourdir dangereusement ; pauvre Marcel qui prenait un peu plus de poids chaque jour ! Quand cela cesserait-il ? Allez savoir !
S’ensuivit en effet cette calamiteuse épidémie, une épidémie terrible et pour le moins envahissante que rien (pas de vaccin existant pour l’heure !) ne paraissait malheureusement pouvoir enrayer : la « fotocopimanie », une valse incessante et récalcitrante des photocopies et points de colle ! Impossible pour notre pauvre Marcel d’y échapper et... son empâtement de s’aggraver à la vitesse grand V et dans des proportions alarmantes ! Or donc, ni diète ni régime envisageable dans son cas.
Ainsi Marcel grossissait-il, grossissait-il à vue d’œil, à tel point qu’il ne ressemblait plus à un cahier, mais plutôt à un énorme éventail ouvert. C’est à partir de ce moment-là que les choses commencèrent vraiment à se gâter. On lui reprochait désormais son embonpoint et sa prétendue laideur concomitante. La règle se faisait méchamment anguleuse, lui assénant dans les reins de petits coups sournois. Marcel avait bien essayé au début de la « moucher » un peu devant les autres :
« Pour quelqu’un qui se réclame de droiture et de probité, tes coups fourrés me semblent bien petits et tellement mesquins » lui avait-il reproché.
Mais, beaucoup trop fier, le décimètre n’en avait eu cure. De son côté, le compas libéré depuis longtemps de sa boîte y allait de ses pics et de ses agressions.
« Pouah ! Quel est donc ce relent de mauvais gras ? Vous sentez ? » susurraient à leur tour les crayons de couleur qui se plaignaient en outre de perdre leur belle mine par sa faute.
La gomme, plutôt veule de par son caractère, en rajoutait une couche en prétendant se dessécher à force de manquer d’air. Quant aux feutres dont la plupart n’étaient plus chapeautés, ils s’adonnaient au barbouillage à tout va. La première victime en était en fait notre pauvre Valentine dont la jolie robe se trouvait maintenant maculée de bien vilaines et fort disgracieuses tâches. Mais elle l’acceptait : une façon pour elle de soutenir son ami. Bref les jérémiades allaient bon train.
« Marre vraiment de cette obscurité d’outre-tombe » se plaignaient en chœur crayons de couleur et feutres.
« Dis donc le ventripotent, tu devrais envisager un sérieux régime » se moquait la règle qui faisait attention à sa ligne et restait mince et élégante.
« Du sport, voilà ce qu’il te faudrait faire mon gros pour perdre quelques-uns de tes kilos superflus » renchérissait le compas dont les prouesses acrobatiques, grand écart compris, n’étaient plus à démontrer.
« Je m’en vais informer Marinette de toutes vos querelles et incessantes tracasseries » marmonnait alors dans son coin le rapporteur un peu délaissé, et pour cause.
Les ciseaux, qui ne coupaient plus grand-chose à force d’avoir été confrontés à tout et n’importe quoi, se contentaient de rouler de grands yeux benêts et un peu niais. Même l’aiguise-crayon, encore un peu petit pour qu’on lui demandât son avis, se permettait néanmoins, le bougre, d’aiguiser à sa façon quelques traits et « pointes » pourtant déjà bien peu délicates...
« Eh Marcel ! bouge un peu ta couenne ; tu ne vois donc pas que tu gênes ? » se manifeste le pot de colle que l’on n’avait pas encore entendu jusqu’ici.
Si, bien sûr, Marcel voyait bien qu’il était devenu indésirable et cela l’attristait beaucoup. Seule Valentine se taisait, s’arrangeant toujours pour le protéger de son mieux. Avec tendresse elle se blottissait tout contre lui et lui murmurait des mots de réconfort. Ah ! comme il l’aimait Valentine !
Cependant le jour approchait, il le sentait, il le savait, où il lui faudrait la quitter et oublier tous les beaux jours passés avec eux tous, car il y avait eu beaucoup de beaux jours se persuadait Marcel qui n’était pas rancunier. Et ce jour arriva comme prévu. Nous étions début juin, un vendredi très exactement. Marinette à son habitude s’était escrimée un long moment à tenter de fermer son sac. Elle pensait même avoir réussi. Las, sur le chemin du retour et à son insu le sac s’était ouvert.
« Au revoir, les amis, je... » eut juste le temps de crier Marcel qui fut violemment projeté au sol.
« Attends-moi, Marcel, attends-moi ! » s’égosillait Valentine, « je viens avec toi ! », et courageusement elle s’élança dans le vide.
Le premier émoi passé, ouvrant les yeux, ils constatèrent qu’ils étaient tombés dans un carré d’herbe tendre en bordure d’un ruisseau. Au-dessus d’eux un grand morceau de ciel bleu et tout autour un air qui fleurait bon la campagne, le foin fraîchement coupé et... la liberté. Valentine, ravie et conquise, se mit à brouter tranquillement tandis que Marcel s’essayait plutôt maladroitement à se relever. Il n’en eut seulement pas le temps : une voiture pétaradante le projeta dans les airs puis, plouf, notre Marcel abasourdi se retrouva dans les eaux délicieusement fraîches du ruisseau. Alors s’opéra la magie : une à une ses feuilles s’éparpillèrent au fil de l’eau libérant oiseaux, papillons, arbres et animaux. Dans les cieux, dans la prairie, au bord du ruisseau, chacun reprit sa place tandis que l’eau prenait une jolie et bien curieuse couleur irisée.
Enfin allégé d’une bonne partie de sa surcharge pondérale, aminci, tout frétillant et radieux, là, au milieu de ce filet d’eau, il se fit l’effet d’être un poisson rouge. Avec grâce et agilité, aisance et vivacité, il joua un instant dans l’onde tiède se faufilant entre les algues et les lenticules puis, épuisé, choisit de se laisser porter par le courant qui le déposa finalement avec délicatesse sur un morceau de roche joliment tapissée de mousse. À présent, il se sentait comme un nouveau-né. Alors il ferma ses pages et, comme un bienheureux, s’endormit le sourire aux couvertures.

Commentaires
Merci Luluberlu de m'avoir offert la possibilité de voir les contraintes et s'il fallait commencer par "un soufflet en évantail", il est dommage de répéter le mot éventail, l'image du soufflet en éventail en perd de son originalité et l'éventail se galvaude, je ne sais pas quel autre mot ou formule à choisir qui voudrait simplement dire" comme un livre ouvert ou éclaté" Toujours est-il que le texte est formidable, dans son fond dans sa forme et je le dis dans sa magie, mes pseudo critiques ne sont que la marque de mon enthousiasme.
@Barzoi : À propos de la remarque sur le début du texte voir les contraintes : ICI
J’ai été emportée par ce texte délicieusement écrit, oui « les objets inanimés ont une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ». Et toutes ces choses issues du travail et de la vie des autres, toutes ces choses fabriquées pour une transmission qui dépassera la transmission, toutes ces choses qui auront leur propre destinée. Un texte pour enfants ? Certainement. Pour adultes ? Certainement. Un texte pour tous c’est sûr ; et pour la poésie... Une écriture vivante, naturelle, poétique, époustouflante qui vaut bien ses six cœurs
Dans mon enthousiasme je me suis permis de relever trois points qui à mon humble avis ne sont pas à la hauteur de ce qui vient de me régaler.
Allons-y :
—début de texte « un soufflet en éventail » soufflet suffisait, même soufflet à cheminée s’il le fallait vraiment..
—quelques lignes plus loin « ne ressemblait plus à un cahier mais à un énorme éventail. Comparaison magique qui perd de sa magie avec » le soufflet en éventail » précédemment écrit.
—" Pas de vaccin existant –" pour l’heure" –, jolie expression devenue complètement galvaudée et qui n’apporte rien, le stylo a été entraîné peut-être, ça m’arrive aussi et ça m’ennuie à chaque fois.
—" aiguise-crayon qui aiguise » aiguise est un mot fort en aucun cas la répétition peut être Léger. Peut-être un taille-crayon qui aiguise ou un aiguise-crayon qui taille.
Si je fais ces remarques, c’est parce que j’ai profondément aimé ce texte qui fait absolument partie de mon monde de grande personne. Je suis sûre qu’à sa lecture et son illustration les enfants déborderont encore et encore de respect, de poésie, de vie, d’amour, de fantaisie, de fraîcheur et de finesse.
Merci.
Très jolie histoire, je me suis régalée. Mais les passages qui m'ont fait rêver c'est au moment où Marcel tombe du sac et attérri dans un ruisseau, c'est pleine de poésie.
C'est coloré, tendre, loin d'être ingénu, une belle dénonciation sur l'intolérance fait avec légèreté.
Je pense à tous les petits Marcel qui souffrent dans le monde ! et qui parfois souffrent bien longtemps sans résultat, hélas !
Mais ce petit Marcel là, je l'adore ! et enrobé d'une si belle histoire douce et poétique, il va s'en sortir, c'est sûr :
Bravo pour ce délicieux moment de tendresse. Mes petits-enfants vont le savourer.
Et bien je trouve que ce texte n'est pas forcément à réserver aux enfants de - de 12ans ! Tout y est :
La psychologie des différents "protagonistes", règle, compas, gomme, feutres, ciseaux, aiguise crayons (j'adore…)
Leur évolution au fil du déroulement du récit (promiscuité qui irrite tout le monde)
La construction du récit, la chute surprenante et poétique…
Le tout empreint d'humour.
Quel bon moment de lecture et de re-lecture !
Superbe ! Un vrai conte. On va le garder comme Kamishibaï et travailler avec l’atelier de peinture. J’ai prévu ça pour l’an prochain avec présentation aux enfants. Il faut que je prenne contact avec les écoles maternelles/primaires de Bergerac. Un beau projet à mettre en œuvre pour l’exposition de l’atelier de peinture (et plus si ça accroche).
Voir : http://www.lejardindekiran.com/fabriquer-un-butai-modele-pour-kamishibai-traditionnel/