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À un angle de rues, je tombe en arrêt devant ce qui ressemble à un bistrot. C’est une vieille baraque de guingois, en planches disjointes, noires et abimées, sans aucun entretien. Les trois marches branlantes qui permettent d’y accéder s’enfoncent dans le sable et menacent de céder à tout instant. L’intérieur, ce que j’en aperçois, ne me semble ni plus propre ni plus stable. Par la petite porte béante, j’entrevois une seconde entrée par l’autre rue. Je contourne le local, cet endroit m’attire et m’intrigue et la soif me taraude. Sur cette façade, en grandes lettres irrégulières, à la peinture blanchâtre, l’inscription : « Chez Solé ». Postée face à la deuxième porte, bien décidée à reprendre mon inspection des lieux, une voix moqueuse me fait sursauter :

  • Tu peux entrer, on t’mangera pas ! Viens donc boire un coup avec nous !

Surprise et un peu vexée de ce flagrant délit de curiosité, j’hésite une seconde sur la conduite à tenir. La voix est masculine quoiqu’un peu haut perchée, joyeuse, un rien moqueuse. À cause du soleil aveuglant, mes yeux ont du mal à s’adapter à la pénombre qui règne là-dedans. Je devine trois silhouettes noires, assises autour d’une petite table. J’avance la tête en demandant si c’est bien un bar car j’ai encore des doutes. Une autre voix, masculine mais très différente, grave, rocailleuse avec un accent étranger traînant me répond :

  • Le seul vrai bistrot de Saint-Laurent, il faut voir ça une fois dans sa vie !

Puis il éclate d’un rire enfantin, rassurant, qui navigue, partant du rauque pour grimper un peu dans les aigus. J’ai soif et ces deux-là semblent animés d’une gaité qui me ferait du bien. Les trois petites marches en bois ont rendu l’âme pour de bon de ce côté, je dois donc faire une grande enjambée pour pénétrer dans le café. Mes yeux s’adaptent très vite mais ne sont pas assez performants pour visualiser d’un coup toute cette scène, surréaliste. La partie réservée aux consommateurs est minuscule, deux mètres sur quatre, pas plus. Deux petites tables, six chaises, pas un tabouret de plus. Je salue les trois personnages présents. Le plus âgé doit bien avoir soixante-dix ans. Visage fatigué, rides profondes. Il porte une vieille chemisette qui n’a plus de couleur, si ce n’est celle de la saleté, un pantalon léger en toile très usée et les éternelles tongs locales. Malgré le peu de luminosité de la pièce, je vois bien qu’il ne respire pas la propreté. Il se lève, se présente dans une courbette :

  • Jean Solé, propriétaire.

Il me cueille galamment un siège à la table inoccupée, le dépose près de leur table et m’invite à y prendre place, tout en me demandant ce que je veux boire. Aucune vitrine, aucune étagère, aucune boisson, aucun verre en évidence dans ce drôle d’endroit. Les garçons ont des bouteilles de bière à la main, comme s’ils étaient à la buvette d’une fête de village. Devant mon hésitation, le papy me suggère un coca. À cours d’imagination, je réponds oui. Je m’installe pendant que le maître des lieux disparait dans l’arrière-boutique, qui est en fait sa cuisine personnelle. J’ai la mauvaise idée de poser un bras sur la table, il y reste scotché. La surface ressemble à un attrape-mouches géant, tant elle est gluante. Mes deux nouveaux compagnons éclatent de rire et moi aussi. Le plus jeune, qui doit avoir une trentaine d’années, Dany, me dit que j’appartiens désormais au club. Au club de ceux qui savent… qu’il ne faut pas toucher les tables, ni demander à boire dans un verre à cause de la couche de crasse qui le culotte, ni s’aventurer derrière le bar, car le plancher risque de craquer et s’effondrer sous les pas ! Je le remercie pour toutes ses mises en garde.

Étonnamment, Dany a une apparence de dandy que l’on ne s’attendrait vraiment pas à croiser ici. Il fait les présentations sans chichis. C’est un grand blondinet très mince aux gestes vifs. Des cheveux presque rasés, des yeux bleus perçants, un visage anguleux barré d’une fine moustache moqueuse, impression confirmée par le sourire en coin sur ses lèvres fines qui lui confère ce que j’appelle une tête à claques. La discrétion ne l’étouffe pas. On le dirait toujours à l’affût d’un mauvais coup, pour le fun, l’œil qui frise, narquois, provocateur. Il porte une chemisette bleue et un jean slim blanc, l’ensemble d’une netteté parfaite. Seul signe de sa profonde appartenance à cet univers, comme un emblème de ralliement, de superbes tongs aux brides vertes, comme neuves, sur des pieds propres, détail assez rare pour être signalé.

Quant au troisième larron, plus âgé, il est de loin le plus haut en couleur avec son look façon Indiana Jones. Il s’appelle Ernest, dit Néness, semble très grand, affalé et détendu sur sa petite chaise. Son phrasé lent, une certaine douceur dans sa voix un peu rauque et son fort accent indéfinissable contrastent avec le côté speed, un rien agressif de Dany. Il a une façon de se mouvoir, tout en souplesse, qui me fait penser à un animal observateur, tapi dans l’ombre, tous les sens à l’affût. Mi-peluche, mi-cobra prêt à jaillir si la situation l’exige. Il porte un vieux stetson avachi, rejeté en arrière, aux jolies variations de teintes crasse claire - crasse foncée, tellement plombé qu’il doit lui servir de parapluie de manière efficace. Ses longs cheveux bruns et raides, séparés par une raie au milieu en forme de courbe aléatoire, sont attachés à hauteur d’épaules, retenus par un catogan. Sur son visage, pour le moins atypique, c’est son nez volumineux, tout tordu et barré de cicatrices, qui accroche mon regard en premier. Accident ou bastons répétées ? Le gars n’a pourtant pas l’air bagarreur. Cette nonchalance qu’il affiche serait-elle trompeuse ? Cet appendice tout cabossé accrédite mon sentiment premier du fauve prêt à bondir. J’échafaude des théories sur le personnage qui m’amuse et m’attire. Sur sa bouche, où il manque quelques dents, un sourire qui n’a rien de feint. Il est posé là et il y est bien. Naturel, franc. Aux oreilles, deux anneaux, façon vieux loup de mer. Ses yeux reflètent à la fois une extrême vivacité et une grande bienveillance. Il est vêtu d’une chemisette délavée, usée à l’extrême, complètement déboutonnée sur un torse musculeux où j’aperçois encore quelques cicatrices et des morceaux de tatouages. Le jean, retroussé haut sur les mollets, a lui aussi perdu sa couleur originelle depuis longtemps. Un superbe ceinturon, cuir et chrome, retient un coutelas droit, genre machette d’une trentaine de centimètres, qui lui pend le long de la cuisse. L’arme est sagement rangée dans un fourreau retenu par une cordelette attachée au-dessus du genou. Aux pieds, des santiags défraîchies, mais entretenues, battent ses mollets nus et achèvent le tableau.

Je sirote mon coca au goulot, le patron m’a rapporté un verre tellement culotté qu’on le croirait enduit de cire. Je lâche un magistral rot de première classe, impossible à retenir, et me confonds en excuses. Mes trois compères sont bon public et morts de rire.

Dany, véritable pipelet qui a presque entretenu à lui seul la conversation depuis mon arrivée, me félicite pour ce naturel, pas facile à trouver chez les touristes qui débarquent, d’après lui. La petite pointe de mépris dans cette remarque me suggère qu’il a des comptes à régler avec la métropole. Il est un peu amer le garçon.

  • Notre sport favori, à Néness et moi, c’est de faire parler les nouveaux venus et de parier entre nous sur la suite des évènements. Trop de gens maniérés et mythomanes. La Guyane ne fait pas de cadeau, à personne. Ici, il ne faut pas essayer de tricher.

En trois mots, il a résumé l’impression qui me colle à la peau depuis mon arrivée. Je prends cet avertissement comme un signe de bienveillance. Tout en restant très vague sur les raisons de ma venue en Guyane, je leur fais part de l’existence de Leny, mon compagnon, de ce que nous avons déjà vu ou visité et du fait qu’il nous reste encore presque deux semaines pour mieux faire connaissance avec la région.

Dany ne se fait pas prier pour me donner des conseils. Une remontée de quelques jours sur le fleuve et un séjour en forêt lui semblent des incontournables. Non seulement ce sont les grands classiques du tourisme local mais c’est vraiment dans la nature que se trouve l’intérêt d’une balade dans le pays.

Personnellement, le fleuve, c’est vraiment pas mon truc, avec cette peur de l’eau chevillée au corps qui me caractérise. Je leur dis clairement. Par contre, la forêt, oui, ça m’attire. Les quelques heures de découverte avec Jeff à Sinnamary ont aiguisé mon appétit. Envie d’en voir plus, de me fondre dans le lieu, d’en faire pleinement partie, de revivre cette communion puissante, nouvelle, à la fois excitante et apaisante.

  • Ben, vous pouvez venir chez moi, avec ton mec. Si vous voulez voir la nature, vous serez servis !

J’ai du mal à en croire mes oreilles, il n’a pas l’air de plaisanter. L’incontournable bavard, Dany, enfile son habit d’attaché de presse et m’explique que c’est une occasion à saisir, une vraie opportunité à ne pas rater. Néness possède un grand carbet sur les rives de la Mana, coincé entre fleuve et forêt primaire, et assez d’espace pour recevoir des gens, pour accrocher des hamacs, le plus souvent contre petite compensation financière. Indiana Jones intervient et sous prétexte qu’il me trouve sympa et que je n’ai pas vraiment l’air d’être très friquée, balaye d’un revers de main le séjour payant et rajoute :

  • C’est réservé à un autre profil !

Il éclate d’un gros rire de nounours enroué.

  • Il faudra juste apporter votre bouffe parce que c’est un peu compliqué pour le ravitaillement.

Évidemment, j’ai du mal à visualiser de quoi ils parlent. Je ne connais ni l’endroit, ni les conditions d’accès. Ils ont juste précisé qu’ils n’ont pas de voiture et se déplacent en stop ou selon les opportunités avec les amis ou les voisins. Ils m’expliquent vaguement, invoquent l’isolement géographique et le bon sens pour que tout se déroule au mieux. J’ai spontanément envie de leur faire confiance. Je me sens bien avec ces deux phénomènes, j’ai le sentiment qu’on parle la même langue : droit au but ! Leur naturel et leur sens de l’humour et de l’autodérision feraient le plus grand bien à Leny, un vrai bain dans un univers plus léger. Et si en plus je peux m’offrir un fou rire de temps en temps, ça serait dommage de rater ça.

Nous nous donnons rendez-vous à mon hôtel deux jours plus tard, s’ils ne changent pas de projet d’ici là…

Ils ont avalé au moins trois bières le temps que je vide mon soda, ils ne plaisantent pas ! Le papy Solé est resté plus sobre, il a sa boutique à faire tourner même si aucun client ne s’est montré depuis mon arrivée. Avant que je parte, il me présente, sur une grande table en bois brut qui occupe presque un quart de la surface du café, ses créations. Jean Solé est un artiste. Plusieurs dizaines de sculptures abstraites, peintes de jaune et d’orangé et faites d’agglomérats de coquillages et autres matériaux indéfinissables empilés à la verticale, sont exposées là, s’offrant au regard des consommateurs et des curieux qui peuvent les apercevoir depuis la rue. Je ne suis pas vraiment émue par le résultat, mais je suis touchée par la constance et la persévérance du bonhomme qui a l’air d’y voir de vraies œuvres dont il n’est pas peu fier. Paradoxe, ou preuve de la dévotion du créateur pour ses réalisations, son expo représente le seul espace propre, dépoussiéré et entretenu du bistrot.

Je les abandonne à regret, après force embrassades, ravie de cette parenthèse colorée et des promesses de retrouvailles prochaines.

 

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Commentaires

darlène
Bien noté

Bien noté que tu aimes bien, Luluberlu, c'est agréable, merci donc.

 

Pour les détails: Côté redites, et pas que,  j'suis un peu lourde parfois, je concède.

Si tu portais des lunettes, tu accepterais peut-être mieux les yeux performants? Oui, c't'un peu gauche et je ne parle pas de strabisme.

Quant à la cuisine, dans un lieu publique, non, elle n'est pas obligatoirement personnelle.

darlène
Adopté, Pepito

Déjà adopté quelques améliorations parmi propositions et je réfléchis pour le reste.

Pas sûre que ce soit bon signe.

Je note la progression, aucun Hargh!!!

Merci Pepito

darlène
Ces lascars

Ces lascars et moi même t'avons fait voyager? J'en suis flattée et ravie.

Merci à toi, Plume, pour  constance, présence et encouragements.

luluberlu
Portrait de luluberlu
J’aime bien les récits de

J’aime bien les récits de voyage... Mais, c’est comme les séances photo (avant on disait diapo), il ne faut pas que ça dure trop longtemps, sinon c’est lassant. Ici, c’est le bon format : pas trop court ni trop long, juste comme il faut. Dérision et autodérision, sens du récit et de l’observation, envie de passer derrière le décor pour touriste, cadre et personnages bien décrits, etc. tout concours à rendre le récit agréable. 

 

Qques détails :

– l’usage de l’adjectif performant qui ne me semble pas adapté pour les yeux

– parfois, quelques virgules qui me semblent malvenues et hachent inutilement le récit. exemples :

   Mes yeux s’adaptent très vite mais ne sont pas assez performants pour visualiser d’un coup toute cette scène, surréaliste.

   et m’invite à y prendre place, tout en me demandant ce que je veux boire.

   La surface ressemble à un attrape-mouches géant, tant elle est gluante.

– qui est en fait sa cuisine personnelle : si c’est sa cuisine, elle est obligatoirement personnelle.

de me fondre dans le lieu, d’en faire pleinement partie : redite

plume bernache
   Ces lascars sont

 

  Ces lascars sont sacrément bien campés! On se croirait dans un de ces westerns de Sergio Leone...

Le décor est saisissant de réalisme; on entendrait presque voler les nuées de mouches qui doivent y prospérer.(gare à la table gluante!!!)

   Dans le portrait du papy Solé, peut-être un peu trop d'insistance sur la saleté. "Malgré le peu de luminosité de la pièce, je vois bin qu'il ne respire pas la propreté"...on l'avait déjà compris!

 

 Le portrait du troisième"Indiana Jones-Néness"raconte un caractère, une histoire avec sa part de mystère à lui tout seul. Superbe! J'adore la phrase:"sur sa bouche où il manque quelques dents, un sourire qui n'a rien de feint. Il est posé là et il y est bien"

 

 Ce récit m'a bien fait voyager. Bravo Darlène.

Pepito
C'est parti

Forme

- je virerai la première phrase, inutile. "je tombe en arrêt" pfff !;=)
- emporté par l'élan je virerai le "C'est" de la deuxième phrase et c'est parti grand luxe. Que u bon !
- "par" hmm "donnant sur l'autre rue" plutôt non?
- c'est "la voix moqueuse" qui est postée "face à la deuxième porte" ?
- "de ce" > "d’être prise en " flagrant délit
- 1 "culotté" excellent, mais 2.. ;=)
- gaffe aux "qui" ;=)
-...
 
et plein de très bonnes choses aussi.
 
Fond : j'adore démarrer un texte sans savoir ou je suis, juste l'ambiance, très bon.
Les descriptions sont un peu trop longues, laissant peu de place à l'imagination du lecteur pour compléter, mais bien vues.
Attention quand meme aux longueurs
J'aime beaucoup le "rot", par son naturel, sa surprise et, assumé, la décontraction qu'il induit.
 
J'ai juste regretté le coté "bon copains de vacances" de la fin, alors que l'on doit se sentir que modérément rassuré en pareil cas. Cela coupe, légèrement, l'envie de connaitre la suite... on préfère toujours un coté inquiétant... ;=)
 
Merci pour cette bonne lecture.
 
Pepito

L’écriture est la science des ânes (adage populaire)

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