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Elle avait encore belle allure malgré ses douze ans d’âge et ses quatre tours du monde au compteur sans autre accident qu’un ou deux banals accrochages ! Pourtant tout le monde la malmenait dans la famille, mon époux, ma fille aînée et son ami d’outre-mer, mon fils qui s’obstinait depuis six mois à prendre des leçons de conduite avec son père quand n’importe quel moniteur agréé l’aurait amené à l’examen en quelques semaines tant il se montrait doué pour les choses de la vie quand d’autres que ses parents les lui enseignaient. Oui, de loin, quand le soir tombait, notre vieille automobile avait encore belle allure ; parquée pour la nuit, comme un insecte, de l’autre côté de la haie basse qui enclot notre jardin, elle faisait presque illusion avec sa carrosserie bleu métallisé qui luisait dans l’ombre. Nous l’aimions comme une vieille amie, même si ce n’était plus tout à fait la passion des premières années : je dois avouer que dans nos rêves les plus fous nous espérions parfois qu’on nous la vole pendant une nuit bien noire, bien brumeuse, sans lune ni étoiles, et que la police ne découvre jamais dans quel étang les malfrats marris l’auraient noyée en découvrant au matin à quelle antiquité délabrée ils avaient affaire…

Même si les circonstances ne s’y prêtent guère aujourd’hui, il nous arrive de rire encore, autour de la table familiale, de cette vieille camarade de classe perdue de vue depuis si longtemps, rencontrée par hasard dans une ville étrangère où mes affaires m’avaient emmenée, et que j’avais invitée sans penser plus loin à passer le week-end avec nous en famille : tous étions assis au jardin à profiter des derniers rayons du soleil couchant pendant qu’une potée mijotait sagement à la cuisine quand, abruptement, d’une voix trop enjouée, elle nous avait félicités du choix de notre nouvelle voiture ! Nous nous sommes regardés les uns les autres comme des potiches orientales avant d’éclater d’un grand rire que personne ne daigna jamais lui expliquer. Sans doute mon amie désirait-elle seulement, par sa louange cocasse, nous remercier indirectement de notre invitation ; sans doute elle avait voulu rompre par son compliment maladroit un silence qui la gênait quand nous tous le savourions comme un don de Dieu, comme chaque fois que nous nous trouvions ainsi réunis à la chute du jour et que ne le rompaient que les grincements de nos fauteuils d’osier dans le soleil déclinant. Je m’en veux un peu de n’avoir pas alors entretenu un bavardage de circonstance pour rompre le mutisme qui flottait entre nous. Je savais pourtant que toutes les vieilles filles du monde détestent les anges qui passent, car ils leur rappellent trop cruellement la solitude de leur vie. Il est vrai aussi que ma camarade pouvait avoir été abusée : par-dessus la haie basse qui ceint notre petit jardin, la robe bleue de notre vieille berline familiale resplendissait ce soir-là comme un diamant !

Sais-je moi-même quelle fausse gaîté nous puisons dans cette histoire pour en rire chaque fois que l’un d’entre nous l’évoque en famille ? N’aurions-nous pas dû simplement nous sentir flattés de la question de mon amie, lui répondre en souriant que nous étions gens soigneux et conservateurs, peu enclins à éparpiller nos richesses dans des achats futiles et coûteux ? Ç’aurait été lui mentir un peu, bien sûr, car nous n’avons pas grande richesse à éparpiller, et si nous conservons nombre de choses qui pour beaucoup d’autres auraient fait leur temps, c’est par négligence et paresse plutôt que par rectitude morale, mais ce petit mensonge aurait évité une brouille que je crains définitive. Qui peut lui donner tort d’être partie vexée sans terminer son verre ?

Je crois pourtant que personne n’est dupe : si nous avons ri, si nous rions encore, c’est avant tout de notre complaisance à entretenir des rites familiaux absurdes et opaques qui nous coupent de la vraie vie, nous brouillent avec nos amis, empêchent nos enfants de faire leur chemin hors du petit paradis que nous leur offrons. Ma fille aînée s’est trouvé un fiancé, il faut l’admettre, mais nous avons su dénicher sur nos rayonnages une place où ce jeune homme ne dérange pas l’équilibre fragile de notre univers enchanté. Nous l’avons phagocyté le plus simplement du monde ! Personne n’est dupe, mais personne ne bouge. Il flotte autour de notre maison un parfum de secret, de silence partagé et d’immobilité joyeuse si tenace qu’il faudrait une explosion pour que change quelque chose. L’exclamation naïve de ma vieille amie n’a fait que mettre en lumière une forme de stupidité atavique de notre famille, une ornière de l’esprit qui nous fait tous penser que chaque jour est unique, chaque geste précieux, chaque parole éternelle dans un monde où rien ne s’altérerait jamais que par négligence ou par manque d’amour.

Donc nous ne voyions pas les éraillures sur les flans de notre vieille automobile, ni les marques de grêle sur le capot, ni les points de rouille aux portières, ni les pare-chocs bosselés par mes parcages intempestifs ; nous ne voulions pas savoir que les voyants lumineux du tableau de bord rendaient l’âme l’un après l’autre, que le verrouillage central des portières ne fonctionnait que par beau temps, que les amortisseurs battaient de l’aile au moindre nid de poule ! Avec une fierté naïve, nous ne parlions que du moteur increvable qui ronronnait encore comme un jeune matou et de la résistance héroïque de l’embrayage à nos mauvais traitements ! Quant au coffre arrière, nous préférions ne jamais plus l’ouvrir…

Aujourd’hui, si l’on y pense, qu’importe tout cela ! Certains événements nous ont fait changer plus que nous l’aurions désiré. Nous avons une voiture neuve et ne recevons plus personne dans notre maison repeinte en blanc comme un ermitage du désert.

Je n’aime pas conduire, ce qui ne m’a jusqu’ici guère posé problème car je sais me faire emmener partout où je dois aller par ma fille ou mon époux toujours attentionnés, ou bien je vais à pied, ou bien j’utilise ce qu’on appelle les transports publics. Mais depuis l’automne passé, les circonstances m’ont forcée à faire et refaire en voiture le voyage de F*, une fois par mois au début, puis chaque semaine, et plus souvent encore dans les derniers temps. Par l’autoroute, le trajet jusqu’à cette petite ville du nord est magnifique : elle surplombe d’abord un vaste lac, aux rives plantées de vigne, qui se donne vers l’ouest des allures d’océan quand le temps est à la brume, puis une côte vertigineuse vous fait déboucher par surprise sur un plateau d’allure sibérienne planté de quelques fermes basses, aux fenêtres rares, forteresses de campagne raidies sur leurs fondations par des siècles de lutte contre l’avance du froid. Au milieu de ce désert, une grande croix de bois dressée marque l’entrée en terre catholique en même temps que le décor se fait progressivement moins abrupt. L’autoroute se faufile encore de ponts en tunnels le long d’un lac de montagne au rivage sinueux comme un cep et descend doucement vers la ville de F*. Depuis votre maison, vous y êtes en moins d’une heure, mais vous croyez avoir traversé des pays merveilleux et étranges.

Bien sûr, tout cela est trop beau pour moi : les autoroutes me sont moralement interdites depuis que, il y a bien vingt ans de cela, prise par un irrépressible besoin de sommeil, j’ai fermé les yeux à plus de cent kilomètres-heure dans une ligne droite et traversé toute la chaussée pour venir heurter la barrière centrale. Tout le monde s’en est tiré sans mal, nous avons pu nous esquiver avant l’arrivée de la police, mais je n’ai jamais tout à fait oublié cet incident. Quelques tentatives ultérieures, sous le contrôle vigilant de mon époux dont la main se crispait sur le levier du frein à main, ont confirmé que je souffrais là d’une véritable infirmité : même si je ne me sens pas harassée après une journée de travail ou une nuit d’insomnie, seules la menace du trafic en sens inverse et la sinuosité du parcours me tiennent en éveil quand je conduis une voiture. Rien ne me sert de laisser les vitres ouvertes sur le froid extérieur ni de mettre à fond la musique la plus laide. Chaque fois la même torpeur m’envahit dans les lignes droites, le même assoupissement insidieux, et les médecins les plus réputés n’ont jamais pu apporter le moindre remède à cette maladie du diable !

Pour me rendre à F*, puisque les circonstances imposent ma présence là-bas de plus en plus souvent, j’en suis donc réduite à emprunter la vieille route qui serpente de vallon en vallon. Aucune interminable ligne droite ne m’y menace, même si le trajet n’est pas aussi pittoresque et beaucoup moins spectaculaire que par l’autoroute. Il faut se défaire d’abord de la laide banlieue industrielle qui prolonge vers le nord la cité résidentielle où nous avons notre maison. Des camions surgissent à chaque carrefour, des bus à deux étages déposent dans la lumière rouge du soir les grappes de travailleurs qui font équipe de nuit pendant que d’autres s’entassent dans les véhicules pour rentrer chez eux. Sinistre échange de ressources humaines ! À tout prendre, je préfère encore suer sang et eau dans mon métier : je m’y épuise, je m’y ennuie, mais personne ne me demande de comptes !

Très vite c’est la campagne. De village en village, la route longe une crête de collines striées d’abruptes ravines, presque des gorges en miniature, où elle s’enfonce pour s’en sortir de l’autre côté en quelques lacets serrés. Des gens vivent au fond de ces trous qui ne connaissent pas le soleil, ils y ont transformé en de somptueuses résidences de vieux moulins ou des bergeries désaffectées, parfois même ils y ont construit des villas contemporaines avec piscine et garage individuel. Sans doute ces créatures ne quittent pas leurs lunettes de soleil quand elles sortent dans le monde !

Chaque fois que la route émerge d’un de ces puits d’humidité et de pénombre, la vision s’élargit soudain vers un moutonnement de champs et de prés. L’autre semaine, tout était blanc au sortir de l’hiver, un blanc grisâtre que transperçaient déjà les premières pousses, mais à l’automne tout était jaune et vert, avec des éclats de safran et d’émeraude quand le soleil s’abaissait sur l’horizon. Je n’aime pas les couchers de soleil, mais au volant ils me tiennent éveillée. Je leur préfère la pluie drue, le battement des essuie-glaces comme un mauvais solo de basse, ou bien le brouillard quand ses tentacules vous prennent par surprise dans une épingle à cheveux ou au détour d’un bois.

Ce n’est qu’à mon deuxième ou troisième voyage vers F* que je remarquai la vieille grange. Si l’on peut dire d’une grange qu’elle est bringuebalante, celle-ci l’était ! Elle se dressait comme un épouvantail de planches, de pierre et de tuiles au sortir d’un hameau tristement célèbre pour avoir abrité voilà quelques années une secte millénariste dont le suicide collectif par le feu avait défrayé la chronique locale, régionale et internationale. Je crois avoir lu quelque part que les autorités ont fait raser la ferme et combler les fondations sitôt close l’enquête, comme si les murs et les planchers s’étaient imprégnés de magie noire ; toute trace devait être effacée pour que la vie continue comme avant dans ce petit village tranquille, rien ne s’y était jamais passé dont il vaille la peine de parler.

Nous qui cherchons un havre campagnard pour abriter le dernier chapitre de notre vie, aurions-nous racheté la ferme maudite si quelque agent immobilier au cœur sec nous l’avait alors proposée à bas prix contre espèces sonnantes et trébuchantes ? Je ne saurais pas répondre à cette question, mais à chacun de mes passages sur la route qui traverse le village comme un sabre recourbé, je cherchais du regard, de chaque côté, un indice qui me permît d’identifier l’endroit. J’ai même imaginé m’arrêter boire une tisane au café de la Croix Blanche et interroger le tenancier en me faisant passer pour une romancière en mal d’inspiration. Me répondrait-il qu’il n’y a plus rien à voir, que les moutons de la coopérative agricole broutent placidement, sans penser à mal, l’herbe drue qui a recouvert depuis longtemps les lieux ?

Je ne me suis jamais arrêtée au café de la Croix Blanche pour y boire une tisane. Je me contente d’imaginer qu’en creusant avec prudence et détermination, les archéologues des générations futures, les enfants de mes enfants peut-être, accéderont un jour à la salle de cérémonie souterraine où tout s’est passé ; en palpant le velours pourpre des tentures, en laissant la marque de leurs doigts sur la poussière qui recouvre les autels de marbre noir, ils se flatteront de savoir décrypter les signes laissés par la nôtre sur cette terre. Quant à nous, nous aurons sans doute vécu nos dernières années dans notre maison d’aujourd’hui sans oublier de faire tailler chaque hiver les arbres fruitiers du jardin et la haie de thuyas qui fait frontière avec nos voisins de l’est et de l’ouest. Peut-être même aurons-nous oublié de rêver qu’une autre vie est possible.

Quand on roule en direction de F*, la vieille grange surgit au regard à la sortie du village maudit, quand la route se fait droite et que vous commencez à donner des gaz pour prendre de la vitesse. Elle est plantée de biais dans la pente à côté d’une école désaffectée que les autorités du lieu, à en croire les panneaux géants qu’elles ont fait poser tout autour comme pour faire étalage de leur générosité, sont en train de transformer en centre d’accueil pour les réfugiés de toutes les guerres du monde. À vrai dire, je n’ai jamais vu aucun ouvrier travailler sur ce qui ne ressemble même pas à une ébauche de chantier ! Dans l’autre sens, si l’on vient de F*, la grange n’est visible qu’un court instant, à cause d’un rideau d’arbres qui fait obstacle au regard : des ifs peut-être ou des cyprès, des « gardiens de cimetière » comme on les appelle dans la région. De plus, il faisait le plus souvent nuit quand je m’en retournais chez moi après ma visite rituelle et obligatoire au pays de mon enfance : à ces heures tardives, la vieille grange n’était pour moi qu’une masse d’ombre, de guingois, où les crevures du toit faisaient des taches plus claires.

Bringuebalante est un mot faible pour la dépeindre, et la dire décatie, délabrée ou décrépite n’apporterait rien au portrait de cette bâtisse invraisemblable, squelette de poutres torves surmonté d’une toiture déformée en accordéon avec de larges déchirures où s’accrochaient encore quelques tuiles en pagaille. Trois parois avaient presque complètement disparu ; seule celle du fond donnait encore le change, mais on la sentait près de se briser sous la pression oblique de la charpente. Le plus incroyable à mes yeux n’était pas que cette grange existât, mais bien qu’elle fût encore utilisée : dans un coin sans doute à l’abri de la pluie sous un pan de toit intact, on avait remisé des sacs de ciment, de grain ou d’engrais à peine protégés par une bâche ; une charrette pourrie, une espèce de tracteur miniature et quelques autres instruments agricoles mystérieux occupaient presque toute la surface du bâtiment, offerts au regard des curieux, exposés aux intempéries comme si leurs propriétaires n’avaient cure de leur porter les soins nécessaires. Sans doute encore un de ces couples de vieux paysans comme on en parle dans les journaux, qui laissent ostensiblement aller leur domaine à vau-l’eau pour étaler leur dépit et clamer à la face du monde, jour après jour, qu’aucun de leurs fils n’a voulu reprendre le flambeau ! Tous partis à la ville, ont épousé des étrangers ou des serveuses de bistrot, reviennent à la ferme deux fois par an, en coup de vent, pour nous montrer leurs enfants et leurs nouvelles chaussures à semelles compensées !

Le spectacle lamentable que m’imposait la négligence de ces gens dont je ne savais rien m’a d’abord révoltée, mais de voyage en voyage, occupée à d’autres pensées, tiraillée par d’autres soucis, rongée par des peurs qui n’ont pas leur place ici, je me suis habituée à ce tableau de laisser-aller sordide. Sans état d’âme, je pus bientôt imaginer la moisissure prendre au cœur les sacs d’engrais ou de grain, la rouille engourdir les engrenages des machines agricoles délaissées, les poutres du toit s’affaisser davantage à chaque coup de vent, les tuiles se fendre à la moindre gelée et s’effriter comme la molasse avariée de nos cathédrales. Mieux encore, une sorte de curiosité malsaine me fit bientôt guetter, à chacun de mes passages, des signes de dégradation prometteurs d’un écroulement prochain de la bâtisse. Sans avoir à forcer mon imagination, je voyais les piliers porteurs s’incurver davantage, les fissures du sol s’élargir en crevasses menaçantes, les trous de la toiture confluer comme les cumulus avant l’orage.

De voyage en voyage, la vieille grange occupait davantage mon esprit, comme une drogue, comme un jeu maléfique qu’on ne peut gagner qu’en pactisant avec le diable : avec une sorte de terreur incompréhensible, j’en vins à m’imaginer à chaque trajet que je la voyais debout pour la dernière fois : ébranlée par les vibrations sonores et telluriques émises par ma voiture d’un autre siècle, elle allait s’écrouler en château de cartes derrière mon dos sitôt que je l’aurais dépassée pour m’engager dans le vallon souriant qui débouche plus loin sur la grand-route de F* à travers les prairies en fleur et les champs de tabac qui font la richesse de la région. En prêtant l’oreille, j’en étais sûre, je percevrais même le fracas du tonnerre de Dieu de sa chute si mon moteur n’était pas si bruyant ; à mon retour dans la nuit naissante, je ne serais pas surprise de voir un peu de poussière phosphorescente danser encore comme un halo magique au-dessus d’un tas de gravats où plus rien ne serait reconnaissable…

Mais la vieille grange tenait bon de semaine en semaine ; de coup de bise en orage printanier elle refusait de rendre les armes, me laissant soulagée et pourtant insatisfaite à chacun de mes passages. Elle ne me quittait plus. J’en venais à la voir se tordre devant mes yeux dans mes rêves du petit matin, et les craquements de sa poutraison chancelante me faisaient sursauter en pleine séance de travail, à table en famille ou même au lit aux côtés de mon mari sourd et aveugle qui ne comprenait rien à mes cernes et à mes serrements de poitrine. Plus rien ne tournait rond dans ma vie que le moteur de ma vieille voiture qui semblait recouvrer une deuxième jeunesse à mesure que s’accélérait le rythme de mes traversées campagnardes.

Vient un jour différent des autres. Je n’ai pas fini mon café du matin quand on me téléphone pour m’annoncer avec des trémolos factices dans la voix que mon père se trouve aux dernières extrémités ! Il n’est pas question d’attendre le soir pour venir. Non, il n’a pas demandé à me voir, ni mes deux frères ; non, il n’est pas sûr qu’il reconnaisse encore ses proches ; oui, son regard est déjà un peu vitreux quand on l’examine sous un angle approprié, mais sa peau est encore un peu chaude ; non, il ne parle plus beaucoup, ou bien il raconte à des interlocuteurs imaginaires des histoires incompréhensibles en s’agitant sur ses oreillers… Il n’y a guère d’émotion vraie dans la voix qui me parle au téléphone, la voix cassée de ma mère, plutôt une sorte de calme résignation au pire que je me reproche de partager tout en me préparant en toute urgence et toute froideur d’âme pour un dernier trajet jusqu’à F*. Une incompréhensible petite voix intérieure ne me pardonnerait pas d’arriver trop tard, comme si tenir une dernière fois la main sèche de mon père dans la mienne pouvait changer quelque chose à tout ce qui ne s’est pas passé entre nous depuis tant d’années !

Dans ma précipitation, je décide à l’aveugle, presque malgré moi, de prendre l’autoroute pour gagner quelques minutes de trajet, me donner une chance de ne pas arriver trop tard pour voir mon père encore vivant : je ne saurai jamais, car je peux jurer devant Dieu que de ma vie jamais plus je n’emprunterai la route du vallon, je ne saurai jamais si lui a survécu la vieille grange qui a peuplé d’angoisse mes jours et mes nuits pendant ces mois d’enfer.

 

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Commentaires

Acratopège
Merci

Merci Louis pour votre commentaire si pertinent et fouillé. J'avais déjà apprécié ceux que vous avez laissés sur Oniris, en particulier au sujet du "Palais Impérial" de Socque. Vous avez le don de ramener à la surface le sous-texte. Comme d'autres nouvelles - certaines publiées sur Oniris- "La vieille grange" est écrite à partir d'un matériel autobiographique remanié et mis en désordre. La voiture bleue, le trajet, la vieille grange, sont des éléments réels autant que faire se peut. Le lien entre la décrépitude de la grange et la maladie du père, je l'ai vécu "pour de vrai", et c'est consciement que je l'ai amené dans mon texte en me mettant dans la peau d'une narratrice femme pour mettre un peu de distance. Quant à la voiture bleue, c'est en vous lisant que j'ai compris ce qu'elle venait faire là comme symbole ambigu d'un fonctionnement familial à la fois fermé et harmonieux.

Donc je vous suis très reconnaissant. C'est la parole de gens comme vous qui donne son sens à la publication de textes sur la Toile!

Vieux psy proche de la retraite. Ecrit comme il joue du violoncelle ou au golf: en amateur qui ne désespère pas de progresser.

Louis P.
Toute la première partie du

Toute la première partie du texte est centrée sur une automobile. Celle-ci joue donc un rôle important dans le récit.

L'automobile est personnifiée : « Nous l'aimions comme une vieille amie », mieux, elle fait en quelque sorte partie de la famille ; elle est dans un rapport étroit avec elle.

Une insistance est portée sur son âge : ancienne, une «antiquité délabrée», mais encore avec «belle allure». Elle a vécu sans heurts, ou presque, bien qu'elle ait été «malmenée» par l'ensemble de la famille. Elle semble résister à tout, au temps, comme aux mauvais traitements, une voiture increvable.

Et pourtant l'on souhaiterait, au sein de cette famille qu'elle accompagne en vieille «amie» depuis si longtemps, sa disparition, «dans nos rêves les plus fous nous espérions parfois qu'on nous la vole».

Le désir semble être celui d'une automobile plus jeune, plus neuve, mais manque le courage de s'en débarrasser, de la faire crever, de la faire mourir, d'où le rêve qu'on les en débarrasse par un vol et qu'on la noie dans un étang, ce qui éviterait tout sentiment de culpabilité. Un désir inavouable se manifeste ici, désir de mort de la «  vieille  » amie, d'un membre ancien de la famille.

 

La vieille amie et parente automobile est associée à une autre vieille amie, une «  vieille camarade de classe  ». Cette camarade provoque l'hilarité lorsqu'elle s'illusionne en considérant la vieille «  berline  » comme une voiture neuve. L'illusion se produit en soirée, au moment du soleil couchant.

La fin du jour, sa vieillesse, ne fait pas ressortir les marques de l'âge avancé de l'automobile, mais au contraire la fait resplendir, lui donne une apparence de voiture neuve et rutilante, «la robe bleue de notre vieille berline familiale resplendissait ce soir-là comme un diamant  ».

La vieille amie automobile est donc associée à la vieille amie illusion  ; la vieille voiture fait donc encore illusion sur son âge et son état. Mais la famille ne s'y trompe pas, et son «  rire  » exprime cette lucidité qui ne se laisse pas abuser par les apparences, lucidité qui repose encore sur un savoir d'expérience. L'illusion ne se joue pas d'elle, mais la famille se joue, et s'en amuse, de la tromperie qu'elle peut produire.

La narratrice avoue cependant que, si la vieille auto est conservée, ce n'est pas «par rectitude morale», mais par «négligence et paresse».

 

La narratrice croit trouver pourtant une autre clarté, une autre lucidité, dans le rire provoqué par l'illusion sur la vieille auto, «  je crois pourtant que personne n'est dupe  : si nous avons ri, si nous rions encore, c'est avant tout d'entretenir des rites familiaux absurdes et opaques  ».

Le rituel reproduit de mêmes gestes, il est mise en pratique, de façon symbolique, d'un mythe ou d'une légende. Il y aurait donc une légende familiale, un mythe fondateur de la famille. La conservation de la voiture délabrée ferait partie de ces rituels, et serait en lien avec la légende familiale.

Mais si les rituels visent à conserver l'unité familiale, ils entraînent d'autre part une fermeture du groupe familial sur lui-même, un manque d'ouverture sur l'extérieur, sur «la vraie vie», ( la vie authentique serait alors dans un rapport à l'extériorité de la famille, dans un renouvellement, alors que la famille est conservation, perpétuation d'un passé, d'une vie qui n'est plus, dans de lourds « secrets », dans des non-dits – tant il est vrai que l'on tend à répéter ce qui n'est pas connu et verbalisé dans une claire conscience). On croit, dans cette famille, par des « rituels » qui répètent son acte fondateur et unificateur, conjurer le temps qui passe, le temps qui est changement, et s'installer dans un immuable, dans une « éternité ».

La voiture cristallise en elle tous les préjugés familiaux ; le rapport à cette automobile reproduit le rapport essentiel de la famille à elle-même : rien ne doit changer, et un aveuglement sur le temps qui passe et ses outrages, « Donc nous ne voyions pas les éraillures... » etc. On sait la voiture ancienne, mais l'aveuglement sur les effets dégradants du temps provoqués en elle est total.

 

Le texte est centré, dans un deuxième temps, sur une vieille grange. On passe d'un objet à un autre, de l'automobile à la grange. Une importance particulière est accordée à ces objets, qui prennent un sens fortement symbolique. Sur eux se trouvent projetés des aspects de la subjectivité de la narratrice et de sa famille.

S'il y a aveuglement sur l'état de la vieille automobile, la grange, à l'inverse, apparaît clairement dans un état de délabrement lié à l'effet du temps, « décatie, délabrée ou décrépite». Elle tient debout encore, mais semble comme morte, comme un cadavre réduit à un squelette, «squelette de poutres torves».

Prête à s'écrouler, et pourtant elle reste debout, sans s'effondrer.

Impossible cette fois de s'aveugler, la grange est avant tout apparence claire de ce qu'elle est. L'idée est renforcée par le fait qu'elle se situe dans un village où un suicide collectif a eu lieu, mais qui n'a laissé aucune trace apparente. Dans ce village où la mort volontaire et subite est invisible, la mort lente sous l'effet du temps dévastateur se voit nettement, saute aux yeux.

 

La grange fascine ; elle n'engrange pas avec le temps, elle est pure perte. Mais elle n'est pas sans fonction, et sans utilité, malgré son vieillissement, « le plus incroyable à mes yeux n'était pas que cette grange existât, mais qu'elle fût encore utilisée ». Squelette apparent, la grange n'est pas pourtant sans consistance, pas vide, elle en a encore dans le ventre.

 

La narratrice voit dans cette grange un spectacle indécent, «un spectacle lamentable», le signe ostentatoire d'une famille qui s'éteint, d'une famille en décomposition, déchirée entre la ville et la campagne.

Il y a donc un net contraste entre la vieille automobile, délabrée mais qui ne le paraît pas, et la vieille grange, délabrée et qui montre de façon ostentatoire, indécente, presque obscène, son état de décrépitude.

Mais aussi lucidité et aveuglement, entre lesquelles oscille la narratrice.

Et un même désir «malsain», c'est à dire encore inavouable, chez elle de voir la grange disparaître comme celui que l'on « vole » et « noie » sa vieille automobile.

 

Le grand âge de ces deux objets renvoie à celui de la narratrice et à son père. Le trajet qui la fait passer devant la grange mène chez ses parents, mène à son père âgé et gravement malade. Le désir inavouable, on le devine, porte alors sur le père ; l'attitude ambivalente pour la vieille automobile et pour la vieille grange reproduit en la déplaçant celle à l'égard du père. Ambivalence aussi des sentiments : affection et hostilité pour le père.

 

La narratrice au volant de sa voiture a la particularité de s'endormir, de perdre conscience dans les lignes droites. «Seules la menace du trafic en sens inverse et la sinuosité du parcours me tiennent en éveil», dit-elle. Puisque la voiture, symboliquement, n'est pas seulement ce qui avance dans l'espace, mais aussi dans le temps, c'est cette fuite rapide du temps en ligne droite, ligne la plus courte entre deux points, qui l'effraie, peut-on penser, au point de lui faire quitter la réalité.La ligne droite sur autoroute est perçue « sans trafic », donc solitaire ; insupportable pour elle, la rapide, et solitaire traversée des âges.

D'un côté elle n'accepte pas ce qui passe rapidement, et très vite finit ; d'un autre côté, comme cela est manifeste à propos de la vieille grange, elle ne supporte pas ce qui dure, passe lentement, dans une vieillesse qui n'en finit pas.

Elle semble prise dans une pluralité de contradictions, dans des impasses, qui provoque son malaise.

 

Merci donc pour ce texte qui donne une véritable épaisseur psychologique intéressante au personnage de la narratrice, à travers le rapport à son automobile et à la vieille grange.

 

 

 

Acratopège
Merci Luluberlu et Sirye pour

Merci Luluberlu et Sirye pour vos commentaires trop flatteurs. C'est vrai que ce n'est pas mon premier texte, mais il date quand même d'environ dix ans... Alors, j'ai eu la chance qu'une amie artiste l'apprécie et le fasse éditer avec des gravures d'elle dans une édition d'art à tirage limité, imprimée avec de vrais caractères en plomb comme jadis! Elle s'appelle France Giovannoni-Berset, et l'éditeur-imprimeur  "Trouvaille", quelque part en France. Je ne sais pas ce qui m'a donné envie de sortir ce texte du placard, mais je suis heureux qu'il ait plu.

Vieux psy proche de la retraite. Ecrit comme il joue du violoncelle ou au golf: en amateur qui ne désespère pas de progresser.

sirye oleudaré
Voilà une nouvelle sur

Voilà une nouvelle sur laquelle on s'attarde avec intérêt !

La description de l'ambiance familiale est imprégnée d'autodérision. L'indulgence en est absente. Le ton m'est apparu d'une grande justesse, alors que ce n'est pas si facile de faire une telle analyse lorsque l'on est partie prenante... Apanage de l'auteur omniscient. J'ai trouvé ça très fort et original.  Une famille renfermée sur elle-même mais qui trouve du bonheur à ce resserrement. 

J'ai baucoup apprécié le style : une écriture qui semble couler avec aise et fluidité, même si j'ai buté aussi sur les quelques points cités par Huluberlu.

 

Merci beaucoup pour ce moment de lecture.

J'ai le sentiment qu'Acratopège, vous n'en êtes pas à vos premiers écrits !

Sirye

 

 

luluberlu
Portrait de luluberlu
Commentaire en cours :Ah !

Ah ! mais que voilà une nouvelle d’excellente facture. Autant le dire, il y a du Maupassant dans cette manière de conter. Le décor est planté de façon magistrale, les descriptions sont superbes, l’histoire se lit avec grand plaisir, le transfert de l’inquiétude relative père-grange, extinction comprise, est très habilement amené. Finalement, le personnage principal du récit est la grange. C’est sa lente agonie qui nous évoque le père, mais avec une prise de distance (sans état d’âme, froideur d’âme, tout ce qui s’est passé entre nous après tant d’années).

On aussi est dans le décati : la voiture, la grange, le père (mais on ne le sait réellement qu’à la fin), la famille aussi (un peu naphtaliniènne), on prend les petites routes et non l’autoroute, signe de modernité (comme je fais pareil, aucune vergogne à le préciser. J’ai bien failli m’envoyer un rail de sécurité aussi).

Un texte qui dégage beaucoup de mélancolie. Un véritable plaisir que cette lecture.

Quelques bricoles (sur des points de détail) :

1) Je me contente d’imaginer qu’en creusant avec prudence et détermination les archéologues des générations futures : creuser les archéologues ? (manque une virgule, me semble-t-il ?) : corrigé sur demande auteur.

2) qui débouche plus loin sur la grand-route de F* : inutile de préciser qu’il s’agit de la grand-route de F*. Un lecteur, même distrait, saura qu’il s’agit d’elle. De plus, je trouve que F* revient parfois inutilement.

3) « N’aurions-nous pas dû simplement nous sentir flattés de la question de mon amie » : il ne s’agit pas d’une question de l’amie mais d’un constat à propos de l’automobile (« elle nous avait félicités du choix de notre nouvelle voiture »).

4) une contradiction dans le texte : « nous étions assis au jardin à profiter des derniers rayons du soleil couchant »

et plus loin : « Je n’aime pas les couchers de soleil »

5) « Vient un jour différent des autres. » : ou vint un jour... (?)

 

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