"il est celui qui cherche un nouveau vêtement à son âme
il en va de l'image en lui qui se débat comme un oiseau saisi"
Aragon, Le Fou d'Elsa.
aube porte d'écriture
j'abrège mon sommeil
entre lueur à peine et rêve aboli
ce qu'il reste des semences d'hier
dans le silo des lumières engourdies
c'est l'avant d'aube que l'on devine
par-dessus les brumes
je t'épouse mon innée
de toutes les illusions d'aurores
et de fleurs d'insolences mobiles au ciel
tu nous irrigues de clartés
nous dessoudes de l'ombre
dégriffes nos ronces
depuis que tu existes depuis que j'existe
comme je voudrais que n'existe aucune nuit si lente
ne reviens pas demain reviens tout le temps
reviens au livre des jours
des amants aux doigts tressés
niche-nous au flanc d'une reliure
j'accepte que tu souffres
je n'accepte pas que cela soit sans moi
ne quitte pas cette légende sans titre
chaque aube naîtra de toi
tragique
tu es le livre ouvert
Commentaires
D'un texte adressé à "l'aube", on passe progressivement à des mots qui semblent élargir les destinataires possibles de ce poême, à quelque chose de plus profond, de plus intime. Ces "amantes aux doigts tressés" nous montreraient-ils le chemin d'une autre compréhension ?
"j'accepte que tu souffres
je n'accepte pas que cela soit sans moi"
... étrange et puissante déclaration... ces deux vers m'ont fait frissonner, je les trouve très forts.
Une impression de beauté triste se dégage de ce poème, et la lumière de cette aube refroidit plus qu'elle ne réchauffe, tout en étant la seule lueur à laquelle on s'accroche. C'est une bouée que cette aube, ce n'est ni plus ni moins que le souffle de la vie qui vient, encore et encore, nous sauver chaque jour de notre propre finitude, jusqu'au jour où...
J'ai aimé, merci
L'aube ouvre sur l'écrit : « aube porte d'écriture ». Elle n'est pas pointe du jour, mais pointe d'une écriture qui se confond avec l'éveil, avec le jour, avec la lumière.
« À peine » les premières lueurs du matin, matin de « peine », commence la vie en écriture.
Mais c'est à « l'avant d'aube » que s'adresse le poème, à l'aurore.
Aurore dont les lueurs sont les « semences » de clarté qui subsistent de la veille, entreposées dans « le silo des lumières engourdies ». Le jour nouveau semble éclore de cette part de lueur qui fut, hier, ensemencé ; il semble surgir de la nuit, qui a condensé en elle toutes les noirceurs du temps passé ; l'aurore laisse la nuit derrière elle, elle « nous dessoude de l'ombre », elle « dégriffe nos ronces ».
À l'aurore, le locuteur lui déclare, en quelque sorte, sa flamme : «je t'épouse mon innée ». Délivré des ombres, divorcé de la nuit, il se marie avec les clartés de l'aurore.
Le locuteur naît avec elle, il vient au jour avec elle, vient avec elle au monde, au monde de l'écriture.
Elle et lui sont de vieilles co-naissances, « depuis que tu existes depuis que j'existe ». Une coexistence avec l'aurore, avec la renaissance, un mariage non de raison, mais d'amour pour la vie qui renaît, loin de la nuit douloureuse ; d'amour pour de nouvelles pages de vie à écrire.
S'unir à l'aurore, c'est aussi épouser ses illusions, « les illusions d'aurore », c'est accepter cette part lumineuse de rêve éveillé qui aide à vivre, la part de croyance en une vie meilleure, en une vie plus heureuse, croyance en une clarté perpétuelle, sans ombres, sans nuit.
Il faudrait qu'il n'y ait plus de nuit, plus de souffrances, il faudrait une aurore perpétuelle : « ne reviens pas demain reviens tout le temps ». Il faudrait un perpétuel aujourd'hui de lumières et de splendides lueurs.
La souffrance pourrait être néanmoins acceptée, mais « pas que cela soit sans moi ». Il faudrait une immortalité, une éternité dans la clarté sans cesse renaissante.
Le « tragique » de l'existence est reconnu, accepté, nuit inévitable, nécessité de la souffrance inhérente à la vie. Mais à la condition d'une écriture. Que la vie s'écrive, que la tragique s'écrive. À condition que l'aurore toujours revienne au « livre des jours », parce que le livre, parce que l'écriture est « jour ».
Vivre et écrire, pour le locuteur, ne font qu'un.
L'aube, « porte d'écriture » disait le premier vers, mais tout autant, semble dire la suite du poème, l'écriture est porte d'aube, elle ouvre sur l'éternité d'une vie en perpétuelle renaissance. L'écrit est une trace de lumière suspendue sur le fond noir des nuits, qui donne au jour son éclat, sa nouveauté, qui le fait naître. L'écriture est une aurore.
Merci RB pour ce beau poème.
Elle est l'alliée dans la souffrance que peut procurer l'écriture,
l'aube inspiratrice, l'aube qui fait du bien à l'âme.
La reconnaissance et la bienveillance sont les émotions qui s'en dégage.
Une belle atmosphère, une belle originalité, rythme nonchalant.
J'aime beaucoup.