Accueil

Il faut voir, c’est dans son regard.

Il faut voir.

Que voient-ils tes yeux, Élise ? Que voient-ils ?

Lettres dévoyées, lettres couchées, un monde en ruines.

Sur la page folle, sur ta rétine, où les mots vibrent-ils ?

Phrases éboulées, plus de sens ; paroles écroulées, plus de rimes. Plus de consonances.

 

Une histoire d’e, par où tout commence.

Non par un o claironnant, mais par un e, d’ordinaire si discret, si gentil, un e blanc, si souvent muet, un e blanc, presque transparent. Vois : il sort du rang, indocile. Il ne se tient plus au garde-à-vous, bien droit, que lui arrive-t-il ? Vois : son allure penchée, ridicule. Vois comme il est suivi par les L, comme il entre en dissidence, comme il entraîne les autres, ses acolytes et complices, dans sa révolte et son insoumission.

 

Vois comme ça commence. Il faut la voir, elle, il faut la voir : voyelle. Cette voyance, cette lettre du voyant, ce e par où tout se voit autrement, e qui fait pencher le monde, dangereusement.

 

e met tout de biais. Contamine l’écriture caroline, rebelle, mutine. Bouscule ses voisines et le monde s’incline, l’univers est en italique prêt à basculer dans le néant blanc. Les lettres fléchissent, l’être décline, étrange déviation de l’abc du monde, étranges déclinaisons, singulières désinences, étonnantes flexions.

 

Calli danse la ola, ça balance la graphie de l’oméga jusqu’à l’alpha, ça danse, en vagues, ça tangue, le mouvement s’amplifie, en cadence ; souffle sur l’écrit un vent, une folie, et les voyelles chancellent, se mêlent et se plient, et les consonnes aussi détonnent, les syllabes tombent, tout se brouille, s’embrouille, chaos d’agraphie.

 

Il faut voir, c’est dans son regard.

Il faut voir.

 

Tu as peur, Élise. Tu ne voudrais pas rester dehors, exclue, derrière la porte fermée des livres, suspendue entre ombre et lumière. Les volumes à jamais clos ne sont plus que sacs de mots avariés, en saccage.

 

Tes yeux pers, Élise, tes yeux ouverts, pour quels dommages ?

 

Tu es partie loin au-delà des livres. Tu as quitté les liserés, leurs lisières brochées.

Tu as tant erré sur le globe.

 

Tu es venue dans cette contrée.

Une envolée, en un passage par nuages, tu as laissé des traînées blanches dans le ciel, en un long sillage. Des formes visibles quand on lève la tête, le soir : lisible a des orages ; tempête : houache blanche ; e des orbes de lune.

Une traversée, par-dessus les grandes coupoles turquoise, les ponts de lumière sur la mer ambrée, étincelante ; toi, haletante par-dessus l’ipomée volubile d’un matin.

 

Sur terre, tu as marché longtemps. Une avancée de syllabes en syllabes, par-dessus les monts, par-delà les syntaxes du monde, les pas brodés dans la texture des songes. Tu as évité l’a des algarades ; et tout l’immonde.

Tu les as reculés, les lugubres horizons noirs.

 

Tu es venue là, dans cette contrée.

Quand tu as vu le vieux moulin sur la colline, tu es restée. C’est un moulin de pierre. C’est un moulin aux ailes brisées, qui ne tournent plus au gré du vent. Ses pales cassées n’accrochent plus les nuages, ses bras n’accueillent plus personne, toi, tu as trouvé ton logis sous ses ailes déchirées. Ta robe légère flotte dans le vent quand, sur la colline, tu vas, tu viens.

 

Les jours de marché, tu descends parfois au village pour contempler sur les étals, éventaires sous des voiles de couleurs vives, en longues files sifflantes, alignées, chuintantes, des fioles d’autan, des fiasques d’aquilon, des verres en cristal qui débordent de vent blanc. Hâtivement, tu retrouves ton moulin délabré, ta masure solitaire. Chaque jour trace une lézarde dans ses murs anciens, chaque jour ouvre une fissure, une marque écrite où s’engouffre le vent, une blessure. Et toujours tu retournes à ton moulin qui ne tourne plus. À ton moulin, prose des vents. Parfois on peut te voir danser en tournoyant, avec lenteur, le soir, jusqu’aux heures noires quand le ciel crie ses étoiles, et que tu accordes tes pas au rythme des meules qui broient fatalement chaque heure, chaque grain des jours.

Longuement, tu contemples l’aurore aux pelures d’oranges amères.

Élise, tu combats le noir, tu pousses les ténèbres de tes mains blanches hors les frontières, hors les journées assombries.

 

Tu as trouvé une sérénité, certainement, Élise, tu as dû la trouver.

 

Tu as dessiné, tranquille insouciance, sur le tableau du ciel, à la craie blanche de nuages, des paysages sereins que le soleil colorie, le soir, le matin, de ses pinceaux de lumière éphémère ; tu as dessiné les formes ondulantes, des filaments de nébulosités ondoyantes, de grands oiseaux blancs, des êtres délicats de coton et de vent.

 

J’écrirai pour toi, Élise, des mots, des livres. Je sais pourtant qu’ils resteront lettres mortes.

 

 

 

 

 

 

6
Votre vote : Aucun(e) Moyenne : 6 (4 votes)

Commentaires

barzoï (manquant)
Les yeux noirs

Waouh, Prodigieux !

plume bernache
    Ce texte Louis P, semble

 

  Ce texte Louis P, semble avoir été dessiné par Elise : "paysages sereins que le soleil colorie de ses pinceaux de lumière éphémère, formes ondulantes nébulosités ondoyantes, êtres délicats de coton et de vent..."

  Merci pour ce superbe poème en prose.

brume
Portrait de brume
Je me souviens de votre jolie

Je me souviens de votre jolie prose poétique, je me souviens avoir adoré la description de la lettre L, superbe lettre L mais il y a eu retouche? car ici la lettre révoltée et insoumise est maintenant le E.

Je trouve dommage d'avoir changé le titre, je préfère l'ancien: "Il faut voir, c'est dans son regard" car plus original et cette forte impression d'entendre parler le narrateur.

les lettres se personnifient sous le regard flou d'Elise d'une telle façon que la manière dont vous les définissez me semble cohérente, leur posture prend vie, une certaine stature..

Touchante Elise qui aime les formes, les lettres, les couleurs, peut-être plus qu'avant car les ressent autrement.

J'aime la voix apaisante du narrateur, cette bienveillance envers Elise. 

Un parfum d'émotion doux-amer, vous m'avez mis les sens en éveil.

 

PS: j'ai relu le passage de la lettre e révoltée et insoumise sur l'autre site, et j'ai vu que mes souvenirs m'ont induites en erreur, ça a toujours était la lettre e et non le L. Mais l'image définie mieux la lettre e, superbe lettre e.

luluberlu
Portrait de luluberlu
La préhension du monde n’est

La préhension du monde n’est pas que d’un organe. Un lent glissement de l’œil à l’ouïe. Se substitue au chaos d'agraphie, progressivement, par une lente redécouverte, l’organe avec lequel on ne pense pas à regarder le vent (dessinateur et sculpteur infatiguable), l’aquilon, l’autan... La lecture du monde par « la prose des vents », le « cri des étoiles » et les « grains du jour ».

Élise est un voilier construit en 1912. (sillage/houache)

Elicheva : « Dieu est plénitude ».

Superbe.

jfmoods
Portrait de jfmoods
Le titre du texte marque

Le titre du texte marque l'insistance de l'auteur sur l'urgence du contenu (modalisation : "Il faut", présentatif : "c'est"). Cette même formulation apparaît d'ailleurs deux autres fois dans le texte lui-même. Que faut-il donc voir absolument dans le regard d'Élise ? Le véritable point de départ de l'histoire, c'est ce parallélisme entre délitement du langage et délitement de l'individu ("Les lettres fléchissent, l'être décline"). La perte de la lecture a pour conséquence la perte de l'individu lui-même (gradation : "étranges déclinaisons, singulières désinences, étonnantes flexions", gradation hyperbolique : "se brouille,  tout s'embrouille", gradation anaphorique : "Chaque jour trace une lézarde dans les murs anciens, chaque jour ouvre une fissure"). Le texte, par la scansion qu'il imprime, par un jeu de rebonds sonores, d'allitérations et d'assonances, guide cette procédure de dilution. Cependant, ce qui se dessine en profondeur, dans les ramifications plus fines du texte, ce n'est certainement pas l'écrasement inéluctable de l'être : c'est une révolution, une révolution en marche dans la perception de l'univers environnant. À un prévisible champ lexical de la chute, associé à la désertion progressive de la vue ("couchées", "éboulées", "écroulées", "penchée", "s'incline", "basculer", "chancellent", "se plient", "tombent" ) répond en effet un improbable étai, un exubérant champ lexical de l'ascension ("envolée", "nuages", "ciel", "quand on lève la tête", "orbes de lune", "les grandes coupoles turquoise, les ponts de lumière sur la mer", "par-dessus l'ipomée volubile d'un matin", "ailes" x 2, "nuages") qui met en branle la construction d'un univers substitutif (gradation hyperbolique : "par-dessus les monts, par-delà les syntaxes du monde"). L'accès à la hauteur se présente comme l'enjeu essentiel d'une conquête. La colline, qui occupe une position médiane entre terre et ciel, ancre cette perspective. Le moulin se désigne comme le réceptacle de cet autre langage que prend progressivement en charge l'ouïe (personnification : "le ciel crie ses étoiles", métaphore : "prose des vents", champ lexical : "vents", "vent", "autan", "aquilon"). Le moulin, défaillant, auquel l'allocutrice se substitue en quelque sorte ("on peut te voir danser en tournoyant, avec lenteur"), accuse un double statut puisqu'il amplifie métaphoriquement le monde de l'oreille tout en détruisant impitoyablement le monde de l'oeil ("tu accordes tes pas au rythme des meules qui broient"). Ainsi le noir sur blanc de l'écrit se convertit-il, par l'exercice d'un sens suractivé, en images mentales, comme à l'envers des paupières, en blanc sur bleu céleste (métaphores : "le tableau du ciel", "la craie blanche des nuages", énumération : "les formes ondulantes, des filaments de nébulosités ondoyantes, de grands oiseaux blancs, des êtres délicats de coton et de vent"). L'univers intérieur s'emplit de points d'appui, comblant, petit à petit, les strates d'un monde extérieur qui s'efface au regard. Certes, les lettres seront bientôt "mortes", mais, telles des revenants, elle renaîtront, autrement, forcément, plus tard, par cette magie nouvelle de la lecture du bout des doigts. Ainsi, l'émerveillement pourra-t-il renaître, malgré tout, dans une tout autre configuration.

Merci pour ce partage !

Vous devez vous connecter pour poster des commentaires