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À Tervaine il fait toujours chaud. La nuit tombe lentement sur cette journée ordinaire d’août.

Dans la rue Des Pas Sages, un vent léger se lève, balayant les heures ennuyeuses et écrasantes du métro-boulot-dodo.

 

Il est près de 22 h quand les fleurs de bitume pointent leur nez, une à une, et animent l’impasse de leur fraîcheur toute relative. Les trottoirs semblent progressivement s’imprégner de leurs couleurs. Et derrière ce ballet de créatures hétéroclites, spéculant inlassablement sur qui va tirer les cordons de leurs bourses, un étrange hôtel tente de se dissimuler. Il s’agit du « Bellevue ». Un temple qui tient surtout lieu de musée. Il est le seul, l’unique de TERVAINE, là, dans toute sa sombre et mystique splendeur. Un colossal bloc de pierre monté sur deux étages avec de grands volets, et une porte-cochère toujours ouverte. Fût un temps, on devine presque qu’ils étaient rouges sous les croûtes de suie.

L’odeur âcre qui s’en échappe vient narguer celle du regard des eaux usées, tandis que des effluves d’eau de Cologne naviguent d’un trottoir à l’autre, offrant des zones de décompressions qui ravissent ces mortels venus se livrer dans l’antre des cons damnés.

 

On sent la moquette, encore collée aux murs, qui a comptabilisée les passes, bien avant l’âpre guerre. La poussière, l’humidité, les frasques et le temps ont transformé le couloir qui mène aux piaules en antichambres de l’enfer.

Il reste quelques rares carreaux au sol, laissant apparaître une dalle polie par ces pas perdus, formant une rigole jusqu’au fin fond de cet abîme.

Et quand on entre dans le salon situé sur la gauche, le spectacle frise le sordide. Dans un décor très rudimentaire, façon « Louis-caisse », quelques tables basses et des banquettes usées, rouges elles aussi, sont disposées comme sur une partie d’échecs bien entamée, prête à reprendre la vie suspendue la veille. Dans un coin de la pièce, des plantes vertes en tissus camouflent une veuve noire en compagnie de deux ou trois corps aux formes à peine distinctes, et plus loin, sont pendues des tentures extravagantes cachant un escalier qu’on imagine fort bien mener aux oubliettes.

 

Non loin de là, il y a Juliette et Margot sorties d’un tableau de Toulouse-Lautrec ou de Degas, fin 1800. Patientes et affligées, les bas résille déchirés, les corsages défaits, ces valseuses sont lovées l’une contre l’autre, l’air vide comme ivre de trop d’excès. Un mégot encore fumant est agrippé aux lèvres de Juliette tandis que Margot, péniblement, rajuste son corset. Sous leur maquillage noyé, elles balbutient quelques mots avant de sombrer, toutes deux, dans l’état comateux d’une petite mort tant désirée.

Il semble que le temps se soit effectivement arrêté, que l’heure, pour certains, ait sonné.

Grace, la maquerelle trônant devant la grande entrée, est comme l’enseigne, les lustres et le comptoir de l’établissement, d’origine. D’autres pièces de musée subsistent, mais la plus exotique reste cette vieille passée de tapin à tapisserie, faisant office de Saint Pierre devant son allée.

Peu bavarde, sa voix rauque à l’accent Anglo-Belge et débit parisien, certifie conforme qu’elle est bien née là, accouchée sur le seuil même de cette porte, il y a une éternité. Et lorsqu’il lui arrive d’en rire, les murs en trembleraient presque.

Elle porte invariablement une longue robe de velours, toujours rouge, sous laquelle se cache un bout de soulier noir verni. Grace est une brune aigrie, les cheveux pris dans un chignon mal fait. Ses yeux charbonneux, ses pommettes roses saillantes et sa bouche couleur sang tranchent sur son teint blanc. Quelques grosses bagues aux doigts et autres breloques autour de son cou lui donnent fine allure, bien qu’un peu ronde. La démarche bancale et musicale due à sa jambe de bois rajoute à ce culbuto un certain charme.

Elle rêvait de faire le tour du monde avec son matelas sur le dos. Mais, de son purgatoire à dorer, ce qu’elle sait du monde, ce qu’elle en a vu ou entendu, nul ne peut le dire. Elle connaît les hommes sur le bout de ses doigts pour en avoir bouffé jusqu’à l’indigestion. Il n’est donc pas étonnant qu’elle préfère avoir le cœur sur la main, bien au fond de sa poche lorsqu’elle les regarde se jeter à son pied. Elle est devenue un mur de plus à cet édifice inébranlable, imperméable à la misère humaine, indifférente aux crises existentielles et silencieuse comme une tombe sur les travers de ceux qui empruntent ces lieux.

Patronne du Bellevue, sa notoriété en a fait celle des Pas Sages et aussi de TERVAINE jusqu’à des kilomètres.

 

Dans cette rue, il n’y a pas de Monsieur qui tienne, ni de Dame ou de Demoiselle ; que des âmes perdues, en transit ou sur pause un temps certain.

Le quartier est bien connu pour faire perdre toutes connexions avec la comédie humaine. Et passée l’heure du souper, ce ne sont que des ombres du soir qui se croisent, laissant le vague à l’âme, les cartes de visite et les convenances au vestiaire.

On n’arrive donc pas là par hasard. C’est ici que cela se passe, que notre existence nous saute à la gorge et révèle notre vraie nature.

Un jour, s’affranchir de tout conformisme prend le dessus et presse le pas, quelle que soit la direction de la fuite. Après cela, certains se réveillent dans leur lit, en sursis, et d’autres ici.

Grace le sait, même si l’enfer n’est plus ce qu’il était... ni là où on l’attendait « La chaleur humaine, y a que ça de vrai ! ».

 

Et comme un rituel, au moment de franchir le seuil, elle accueille chaque hôte, sourire en coin, en lui tendant la main.

Grace : « J’étais à la fenêtre, et je vous ai vu.... Bienvenue ! Vous verrez, vous ne serez pas déchus. »

 

    En cet instant, je réalise que ma course est finie. Là, au « Pas Sages », l’Enfer, j’y suis. Cette garce de grande faucheuse m’a mis le grappin dessus... Merde, j’suis cuit !

     

     

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    Commentaires

    luluberlu
    Portrait de luluberlu
    En plein milieu, parce

    En plein milieu, parce qu'elle fait référence à Juliette et Margot. C'est mon choix, na ! Jamais contente ? cheeky (non, je déconne).

    brume
    Portrait de brume
    Ta peinture est magnifique,

    Ta peinture est magnifique, K-tas-trof, j'aime beaucoup.

    Par contre pourquoi l'avoir mis en plein milieu? il aurait été mieux de l'intégrer à la fin du texte.

    K-tas-strof
    Portrait de K-tas-strof
    Peinture

    Merci à Luluberlu d'avoir travaillé sans relache à l'intégration de ma toile...

    Je vous présente donc Juliette et Margot :)

    Une peinture à l'huile que j'ai faite en 2009 d'après une photo prise sur le net.

    Elle s'appelle "Deux PasSages"... Le texte n'est né que cet été, entre 2 stations de métro.

     

    Voilà, vous savez tout.

     

    K'adore ou K'pitule ... des fois :-)

    K-tas-strof
    Portrait de K-tas-strof
    Merci

    Luluberlu :

    Merci d'avoir apprécié mes bas fonds. C'est pas tjrs évident de traîner du monde dans cet univers là.

    Tant mieux si ça vous a plu. Mais attention, faut pas y prendre goût.... vous savez comment ça fini ;) ... lol

     

    chVlu :

    Le doute plane...et ça m'a soulagé de savoir que 2 niveaux de l'histoire étaient perceptibles. Très contente aussi qu'ils soient appréciés, fond et forme. C'est jamais sans peine de devoir revenir sur des mots, des phrases et trouver la bonne formule qui va lier le tout pour que le gâteau se lève.... C'est l'heure d'y goûter ?!.... oupss péché de gourmandise. :)

    Bon, il y a quelques petit grumeaux qui subsistent, j'en suis consciente puisque je n'arrive pas à le lire à voix haute (et parler la bouche pleine).

    Ce décor est mon chez moi, ma noirceur et toute l'ironie qui navigue autour. Et il existe parce que des voies m'y ont plongé, et des voix pour m'en sortir...

    Merci

     

    Brume :

    Comment dire ?! J'avoue avoir été très surprise de tant de légèreté et d'innocence, à baigner dans le mal sans le voir... J'ai trouvé votre commentaire très très intéressant et même très important pour la suite. Car, j'espère un jour, avec suffisamment de recul, le lire et le ressentir avec vos yeux. Ce serait presque le Paradis !

    Merci aussi

     

    Louis :

    J'avoue ne pas avoir de mots pour le dire. Vous avez tout dit, vous m'avez tout dit et même plus que ce que j'avais permis de voir entre les lignes. Lever le voile sur la moindre parcelle de vie de cette impasse, c'est troublant, très troublant. C'est comme si vous aviez dévoilé le secret d'un tour de magie. Je suis très heureuse que vous l'ayez fait, n'en doutez pas. J'accuse le coup car cela me renvoi à ma 3ème dimension.

    Je vous remercie infiniment de votre pas sage par cette fenêtre...

     

    Je suis convaincu de l'interaction des mots, de ce qu'ils nous renvoient selon comment ils ont été perçus par chacun. De ce qu'on donne à travers eux et qui parfois ne sont pas toujours recevables. Le pouvoir des mots...

     

    Merci à tout le monde

    K

     

    K'adore ou K'pitule ... des fois :-)

    Louis P.
    Nous sommes à Tervaine

    Nous sommes à Tervaine, que l'on ne peut manquer d'entendre Terre vaine,

    rue Des Pas Sages, nom dans lequel «pas» semble une négation. Rue plutôt du manque de sagesse que celle des sages avancées. Passage trouble, inquiétant, loin du calme et de la tranquillité.

    La rue, de plus, est une «impasse». Passage par où l'on ne passe plus. Un terminus. Terminus, l'enfer.

     

    Une rue chaude, bien sûr, « à Tervaine, il fait toujours chaud ».

    La rue ne s'anime qu'une fois la nuit tombée, quand arrivent le «fleurs de bitume», qui semblent plutôt des péripatéticiennes que les humanitaires qui portent ce nom. Les fleurs cultivées sont celles ici de l'ambiguïté, entre les bons sentiments humanitaires et les pétales en feu d'un pandémonium.

     

    Dans cette rue particulière se « dissimule » un hôtel. En un paradoxe étonnant, il se cache à la vue, lui dont le nom est « Bellevue ».

    C'est dire qu'il est un lieu que l'on ne voit pas, mais d'où l'on peut être vu.

    Cet hôtel est un «temple qui tient surtout lieu de musée». Musée, il conserve le passé.

    C'est du passé que l'on prend une belle vue. Du passé de chacun des hôtes.

    Les volets devaient être « rouges », couleur des flammes de l'enfer, mais sont couverts de «suie», ce dépôt noir que laisse une combustion. L'odeur «âcre» qui «s'en échappe» renforce l'idée : le lieu est de braise, et de baise. C'est un bordel.

    Bâtisse brûlante en terre vaine, dans une chaude impasse, ardente, elle semble abriter un enfer où séjournent des «cons damnés».

     

    Là, le temps semble s'être arrêté au dix-neuvième siècle. Si deux fantômes paraissent issus des tableaux de Degas et Toulouse-Lautrec, à l'inverse on semble rentrer dans Le Salon de la rue des Moulins.

    Grace est la «maquerelle» du lieu. « Elle rêvait de faire le tour du monde », mais c'est le monde qui vient faire un tour dans cet hôtel, « purgatoire », dans les « antichambres » de l'enfer.

    La description qui en est faite l'assimile à la mort personnifiée. À la « grande faucheuse ». Grace est une « garce ».

    Nous sommes dans le lieu des petites et grandes morts, dont Grace est la « patronne ». Un lieu de l'amour à mort. Un lieu de perdition. « … que des âmes perdues ». Paradoxalement, un lieu aussi où se retrouve et se révèle la nature authentique de chacun : « C'est ici que cela se passe, que notre existence nous saute à la gorge et révèle notre vraie nature ».

     

    Face à la petite et grande mort, chacun est nu, sans l'habit social des « conformismes ». Bellevue est un grand miroir.

     

    Il est une maison close, mais non sans ouvertures, non sans fenêtres, d'où Grace peut nous voir sans être vue, « j'étais à la fenêtre, et je vous ai vu ». La mort porte sur chacun un regard...

    Elle nous a vu venir, tels que nous sommes, dans notre vraie nature ; Grace, fatale séductrice, nous accueille au seuil de la mort.

    Tout cela, grâce à Dieu, ironiquement transformé en « Grace, Adieu ! »

     

    Un beau texte, sombre et troublant.

     

     

    brume
    Portrait de brume
    Bonjour, Le passage sur

    Bonjour,

     

    Le passage sur Juliette et Margot est tout simplement sublime!!! La description d'une attitude lascive est tout un poème.

    La rue Des Pas sages est bien trouvé. Votre nouvelle est une vraie perle.

    Le décor a une âme, une aquarelle, un tableau.

    Grace est trout simplement superbe: son apparence, son humour, ses rêves, ses pensées, même si sa présence est courte le minimum suffit pour rendre cette héroïne consistante et touchante.

    La vie du quartier, l'hôtel de Bellevue, et malgré une description sale, austère, j'ai aimé les couleurs.

    Petit bémol, le jeu de mots "des cons damnés" gâche un peu, mais ce n'est pas bien grave.

    Votre nouvelle respire la vie, même si ici elle n'est pas fleur bleue, c'est un des visages de la vie.

    chVlu
    Portrait de chVlu
    Un premier degré de lecture

    Un premier degré de lecture donne accès à un premier niveau bien maitrisé, une tranche de vie au bordel superbement bien dessinée au graphite.
    J'ai même envie de dire trop bien......car du coup le lecteur se satisfait pleinement de ce premier niveau alors que la révélation que l'ensemble du texte est une métaphore, et l’accès ouvert au deuxième niveau, sont enivrants.
    Pour moi ce texte est un des  meilleurs de ce que j'ai eu l'occasion de lire de ton clavier.
     Une construction jubilatoire, en abîme, bien emmenée, des décors façon aquarelles, des personnages truculents, des états d'âme en vagues!!!

     

    Bon je trouverais facilement à chipoter sur quelques phrases ou trop longues ou trop ...

     

    mais

    n'arrivant pas a savoir si il s'agit simplement d'affaire de goût 

    et

    ayant du revenir à la lecture spécifiquement chercher les bébètes à relever,

      il m'a semblé que, en rester là était le plus juste!

     

    Triple bravo !!!yes

    Sören Kierkegaard (1813-1855), Ce n'est pas le chemin qui est difficile, c'est le difficile qui est le chemin

    luluberlu
    Portrait de luluberlu
    Chapeau ! L’atmosphère (style

    Chapeau ! L’atmosphère (style vieux film d’après-guerre) est superbement rendue. C’est sordide au possible. Vraiment pas déchu de l’avoir lue.

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