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La porte a claqué. La violence des cris, les reproches, les mots durs restent accrochés dans son esprit et traînent dans la pièce comme un nuage d’orage.

Appuyée sur l’évier devant la fenêtre, les épaules remontées dans une contracture douloureuse, elle regarde sans les voir les collines devant elle. Pourtant ce paysage l’a toujours apaisée. La verdoyance des prés qu’allume l’herbe nouvelle, l’or flamboyant du colza, et le bleu profond des phacélias dessinent des carrés qui s’étendent à l’infini.

Devant la maison, le chemin blanc l’attend. Par la fenêtre, elle se regarde passer.

Elle marche. Sur le chemin blanc, elle marche. C’est un chemin de calcaire et de sable. C’est un chemin sans limites, pas de haie, pas un arbre, pas un pied d’angélique ni d’euphorbe pour contrer l’horizon ; juste une bande d’herbe sèche et dorée qui marque de chaque côté le début d’un fossé. Elle marche. Ne sent pas les cailloux qui blessent ses semelles. Elle marche dans le matin frais qui retient les odeurs. Elle compte ses pas de manière mécanique plus pour scander sa marche et vider son esprit. Elle marche.

Devant la fenêtre, elle attend. Elle attend le tic tac de la pendule, le ronflement du coucou qui va marquer les heures ; elle attend le facteur qui fait claquer le volet de la boite aux lettres. Elle attend le criaillement des pies qui se chamaillent. Elle attend le chat qui se frotte et demande à manger. Elle attend le soleil qui va atteindre la fenêtre et réchauffer son corps. Elle attend, ne sent pas la chaleur qui monte doucement. Elle attend les enfants qui vont bientôt venir, rapportant du dehors l’odeur fraîche du temps et celle plus fétide de la salle de classe. Un enfant, deux enfants, trois enfants sont passés, et les anniversaires, et les divers noëls, les œufs dans le jardin, les hivers dans la neige, les automnes qui flamboient, l’odeur des feuilles mortes.

Elle marche dans sa tête et sur le chemin blanc. Le soleil au zénith a raccourci son ombre, et sa lumière trop crue, effacé l’horizon.

Ses poings toujours crispés, enfoncés dans l’évier, donnent à ses bras des tremblements nerveux qui usent ses épaules et malmènent son cou.

Elle marche, et chaque pas est un renoncement, une petite amertume, un sourire qui se fige, un geste de tendresse qui n’est jamais venu.

Il y a pourtant longtemps que la porte à claqué, longtemps que les voix se sont tues, longtemps que nul bruit, nulle visite, ne sont plus venus troubler la maison au bord du chemin ; mais pour elle, tout est là, suspendu comme des lambeaux de brume qu’elle essaie de saisir, de retenir dans sa mémoire fragile.

Elle marche sur ce chemin sans fin, aperçoit tout au loin ce brouillard qui s’installe et s’étire dans le soleil couchant. Ce brouillard qui bientôt va prendre son esprit, perdre ses souvenirs et la dissoudre elle-même sans qu’elle s’en aperçoive sans qu’elle sache vraiment tout ce qu’elle a perdu tout au long du chemin.

Approche l’horizon, elle n’attend rien de lui, la brume s’épaissit et la prend tout entière.

Par delà la fenêtre elle s’est vue disparaître.

Le facteur en passant la trouvera plus tard, couchée sur le plancher, tournée vers la fenêtre. Nul ne s’est étonné de ne plus rencontrer cette femme solitaire et discrète que personne ne venait visiter.

 

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Commentaires

plume bernache
6ans plus tard...

 

 Salut la poussière !

 

Lors de notre dernier atelier d'écriture, nous avons eu de tes nouvelles par A.nonyme. Nous avons évoqué avec Christian les débuts de cet atelier dont subsistent quatre "anciennes" écrituriennes. Tu pourrais être la cinquième si ça te dit...

Mais surtout nous avons relu ton texte. Tout le monde l' a apprécié.

Toujours aussi émouvant, juste et bien écrit ! 6ans après sa parution sur l'Écriptoire. Presque la postérité !

 

Bien amicalement,

 

Plume (devenue bernache)

 

 

 

plume bernache
émotion et poésie

 

 bonjour la poussière,

 

Avec beaucoup de plaisir et d'émotion je relis ce texte, cette poésie pourrait on dire, tant les mots le rythme les images sont présents.

 

As-tu écouté la musique de Fonseca sur laquelle nous avons écrit dernièrement en atelier? Elle est en lien sur le site.

 

Je n'ai cessé d'y penser en relisant ton texte.

 

À bientôt.

 

barzoï (manquant)
La marche

C'est splendide !

K-tas-strof
Portrait de K-tas-strof
Magnifique, tout simplement

Magnifique, tout simplement magnifique !

Quel talent !!!

Bravo

K'adore ou K'pitule ... des fois :-)

chVlu
Portrait de chVlu
Avant d'être léger, soyons

Avant d'être léger, soyons sincere, ......................................., sans voix! De l'émotion simplement ciselée, calmement violente, réalistement poétisée. Une écriture en équilibre entre forme et fonds. Une lecture qui coule tête comme une source pure, plaisir des mots, des sensations, tout y est ! BRAVO ! Si je me laissais faire j'en serais facilement jaloux.

 

Pepito je comprend qu'il pinaille, lui dont la passion est d'enterrer des vivants, ici c'est la rancoeur qui le fait parler. L'histoire d'une femme morte sans avoir vécu et que personne n'ira enterrer, insuportable, du gachis...alors il fallait qu'il évacue en pinaillant ;).

 

Blague à, non pas tabac (celui de cet écrit) mais à part, effectivement moi aussi, j'ai senti un accroc, à la force d'un frolement de plume, au passage de l'horizon contré mais aussi des phacélias, euphorbe et du colza qui m'ont parru vulgaire dans cet ensemble délicat. Je ne saurais dire pourquoi.

 

 

quoiqu'il en soit reste un wouah wouah wouah !

Sören Kierkegaard (1813-1855), Ce n'est pas le chemin qui est difficile, c'est le difficile qui est le chemin

pifouone
Bien que je ne sois pas féru

Bien que je ne sois pas féru de poésie, ce texte me prend aux tripes. La solitude, la soufrance, la mort, le noir, la fin de tout... mais heureusement v'là l'printemps ! Plus personne ne meurt avant l'automne! c'est un ordre ! Quand même, quel bel écrit.

 

Dd

Tinuviel
Portrait de Tinuviel
Très émue par ce chemin de

Très émue par ce chemin de vie, ce résumé implacable d'une existence passée à attendre Godot, à se faire balotter d'évènement en évènement sans jamais avoir décidé de la direction, à subir en quelque sorte ? A chercher un sens ? Je ne sais pas trop, mais il émane de ce court texte quelque chose de profondément mélancolique et désabusé.

Pepito
Bonjour UTL, Superbe

Bonjour La Poussière (je m'a gourré avec UTL),

 

Superbe écriture !

Pour pinailler dans "pas un pied d’angélique ni d’euphorbe pour contrer l’horizon " le contrer ne m'a pas paru le verbe idéal.

 

Pour le fond, je ne suis pas fan de romantisme, mais le texte est vraiment touchant. 

 

Merci pour cette belle lecture.

 

Pepito

L’écriture est la science des ânes (adage populaire)

luluberlu
Portrait de luluberlu
Elle marche et elle attend.

Elle marche et elle attend. Ces mots répétés, qui scandent le récit, ce voyage intérieur, où le personnage se regarde immobile et en mouvement, celui d’une vie passée à attendre, mais quoi ? insuffle au récit une profonde tristesse. Un voyage immobile sur un chemin de calcaire, un chemin qui blesse lui aussi, parmi les cris, les mots durs, où elle se regarde passer, peut-être étrangère à elle-même, ce voyage m’a profondément touché, bouleversé. Et cette porte qui claque comme une gifle. Qu’en reste-t-il, sinon de la douleur.

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