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Au petit matin, c’est l’éternel « DEBOUT LÀ-DEDANS ! » qui le tira d’un sommeil mouvementé. Yeux rouges et gonflés, Pierre sortit de son lit avec une tête de martien contemplant un moulin à légumes. Il n’y avait plus aucune trace d’humidité sur le sol.

Paulo souffla la bouche en coin :

— T’inquiète pas, c’est l’père Noël qu’est v’nu en avance, il a tout épongé, sympa non ?

Les flaques avaient bien existé : il s’était donc bien passé quelque chose. Quelque chose… oui mais quoi ? Ses souvenirs restaient confus. Son nom fut crié d’une voix forte à travers la chambrée. Une voix que tout le monde reconnaissait sans avoir à se retourner. Bouillot se dirigeait droit sur son lit suivi par les regards inquiets des autres pensionnaires. Sa démarche volontaire faisait tressauter son gros ventre. Pierre avait du mal à maintenir ses idées en place. Il en eut plus encore pour détacher son regard des mouvements de graisse provoqués par l’arrêt brutal du surveillant, juste devant lui.

— Gros tas !

— Quoi ?… quelque chose à dire Paulo ?

Dans la chambrée toute activité se suspendit.

— Euh… rien m’sieur, j’ai rien dit moi.

—… tu as plutôt intérêt bonhomme, ce matin c’est pas le jour !… bon ! toi ! lança-t-il à Pierre. Tu as exactement deux minutes pour t’habiller… toi aussi Paulo et pis toi ! lança Bouillot en désignant Jacky. Pas de toilette, pas le temps ! arrangez vos tignasses et c’est parti pour une p’tite balade jusqu’au bureau du directeur !

— Mais m’sieur, essaya Pierre. Cette nuit… Paulo et Jacky n’y sont pour rien, c’est moi qui suis responsable.

Bouillot ferma les yeux et respira profondément.

— Faites ce que j’vous dis les gars, et sans discutailler !

Deux minutes dix secondes plus tard, ils suivaient un Bouillot grommelant. Le gros venait de prendre conscience qu’il allait rater l’arrivée des femmes de ménage. Pendant son lugubre trajet, le petit groupe n’osa échanger parole. Pierre ne put que serrer le bras d’un Jacky tout tremblant. Paulo avançait l’esprit tranquille, les mains dans les poches ; il connaissait la route.

Devant le bureau du directeur, Bouillot rectifia sa tenue et toqua. Un « ENTREZ ! » cinglant lui fit vivement ouvrir la porte.

— Ah, mon bon Bouillot, vous m’amenez les trois chers petits, faites entrer... merci... vous pouvez disposer maintenant.

" Les trois chers petits " ouvrirent de grands yeux et malgré son calme, Paulo se dit que cette fois-ci, ça allait barder pour leurs matricules. Bouillot s’écarta pour les laisser passer et referma doucement la porte derrière eux.

Deux personnes étrangères à l’orphelinat étaient assises à droite du bureau. Ce ne fut pas leur présence qui inquiéta le plus les garçons, ce fut plutôt que La Claque leur souriait aimablement. Dans un bruit de chaises grinçant, les trois hommes se levèrent pour les accueillir. Jacky était persuadé qu’ils avaient à faire à des professionnels recrutés par leur dirlo. Ces deux-là allaient les maîtriser rapidement pour leur taper dessus avec méthode. Sur l’invitation de Claquedur, les garçons s’assirent en face des deux visiteurs. Trois chaises avaient été installées à leur intention, preuve que l’entrevue avait été soigneusement préparée malgré l’heure matinale.

Qui c’est ces deux là encore ? s’inquiéta Paulo. Z’ont tout d’même pas appelé les flics pour un simp’ cauchemar… ça va être not’ fête ! Bonne mère de Dieu priez pour nous pauvres p’tits orphelins que nous sommes, aaamen !

Après un court instant à s’observer mutuellement, le plus âgé des deux étrangers prit la parole :

— Bonjour mes enfants ! Comment allez-vous ?…

Pierre sursauta, Paulo dégringola presque de sa chaise et les yeux de Jacky se révulsèrent.

— Beau début de journée n’est-ce pas ? L’homme les fixait d’un air détendu.

Aucun des trois ne répondit. Depuis longtemps, ils s’étaient forgés une philosophie : dans pareil cas, mieux valait ne pas répondre que de donner une mauvaise réponse. Sage résolution en vérité car tout cela sentait le piège à plein nez.

Toujours convaincu d’avoir affaire à des pros, Jacky se tortillait sur sa chaise. Il s’attendait à recevoir la première balle. Son embonpoint en faisait une cible toute désignée. Paulo se tenait droit comme un fil à plomb. Pas un geste, pas un frisson ne troublait sa parfaite immobilité. Il faisait corps avec sa chaise et ses yeux ne cillaient même plus. Pierre prit finalement sur lui de répondre. Le vieux monsieur l’observait avec intérêt.

— Euh… oui monsieur, ça va… oui, beau temps…

Jacky souffla de soulagement, la scène ne s’était pas passée comme il l’avait imaginée, pour l’instant.

Sans préambule, Claquedur commença à raconter comment les enfants étaient bien traités à l’orphelinat. Qu’il ne fallait surtout pas faire attention à leur mutisme, ils étaient simplement très timides, et patati et patata… Timides ! faillit s’étrangler Paulo.

Pendant le petit discours du directeur, Pierre examina plus attentivement les deux inconnus. Celui qui leur avait adressé la parole d’une voix douce, était de grande taille. De longs cheveux blancs argentés ondulaient en cascades jusqu’à ses épaules. Il était vêtu d’un impeccable costume trois-pièces qui reléguait celui de La Claque au rang de guenille. Ça devait être un richissime homme d’affaires ou quelque chose dans ce genre. Le deuxième visiteur paraissait nettement plus jeune. Lui aussi était habillé avec goût. Un long visage parsemé de taches de rousseur, un peu comme Paulo, une coupe en brosse et un regard habité par la même douceur troublante que son voisin.

Pendant ce temps, La Claque continuait son monologue ponctué de grands gestes qu’il voulait convaincants.

—… ont aussi droit à tant d’argent de poche tous les mois, annonçait le fieffé Claquedur.

Paulo se permit le culot de tâter ses poches. Pas de trace de ce bel argent sorti tout droit de l’imagination de leur directeur.

—… mais surtout, surtout ! continuait ce dernier en écartant ses bras dans un geste d’immensité indescriptible. Surtout ! Il faudrait que vous puissiez voir comment ils sont gâtés pour les fêtes de Noël ces braves petits…

J’avais pas remarqué non plus, ironisa Paulo. J’devais être malade ce jour — à… tu vas voir qu’il va nous balancer qu’il nous aime comme si on était ses gosses.

Claquedur prenait une certaine assurance dans son rôle de directeur gâteau. Il ne se rendit même pas compte que son ton trop onctueux sonnait faux.

— Ah ça ! on peut dire que je me décarcasse pour eux, c’est que je les aime moi ces chérubins, ils remplacent un peu les enfants que je n’ai jamais eus...

Gagné ! s’exclama Paulo.

—… oui ?… Paul ?… tu… tu as quelque chose à dire…

Panique à bord ! Claquedur se recroquevilla dans son fauteuil. Paulo était son pensionnaire le plus tête brûlée, sa bête noire ! Le seul dont il se méfiait véritablement. Le seul qui ait même réussi à s’introduire au plus profond de ses rêves pour le tourmenter (si Paulo savait ça). Paulo, c’était le recordman des mauvaises notes et des punitions en tout genre. Paulo… Paulo c’était l’étincelle qui mettait le feu aux poudres (et occasionnellement aux queues des chats !). Pour conclure, Paulo c’était le grain de sable qui bloquait la mécanique, celui par qui le jugement dernier arriverait, celui qu’il avait toujours redouté d’avoir un jour dans son établissement.

— Hein ?… quoi ? non, non ! j’ai rien dit moi, se reprit Paulo… j’ai… j’ai éternué, j’suis un peu enrhumé, c’est pas grave… ha ! ha !... pas grave du tout… hum...

— Oui… bon, eh bien il faudra que tu passes à l’infirmerie... j’y tiens Paul, il faut être prudent, même avec le plus petit rhume…

— Pas d’problème m’sieur le directeur.

Paulo ferma son clapet. Ce n’était pas franchement le moment de se faire remarquer, enfin, pas avant de savoir à quoi tout cela rimait.

—… bon ! continua La Claque. Où en étais-je ?… ah oui ! en plus, pour leurs anniversaires, ils ont chacun droit à un énorme gâ…

Le visiteur aux cheveux argentés lui coupa gentiment mais fermement la parole.

— Bien sûr, bien sûr M. Le directeur, tout ceci me semble vraiment très intéressant et j’aurais beaucoup de plaisir à en parler avec vous une autre fois, vraiment ! mais venons-en pour le moment à l’affaire qui nous intéresse et veuillez, je vous prie, exposer le plus clairement possible à ces jeunes gens, le motif de ma présence ici même.

Mouché La Claque ! Aaaah, quel plaisir pour les garçons de le voir bafouillant d’interminables excuses. Ça prouvait au moins que les deux visiteurs étaient des personnages importants. Constatation qui ne fit qu’augmenter la curiosité des trois lascars. La Claque réussit après maints efforts à rétablir un semblant d’ordre dans ses idées. Il se leva pour se donner une contenance, et continua en trébuchant sur les mots.

—… oui, bien sûr, bien sûr, les faits… rien que les faits… hum, bon, si vous le permettez, je vais donc commencer par… les présentations qui n’ont pas été faites, oui… alors mes garçons… j’ai l’honneur de vous présenter monsieur le ministre des Affaires sociales, M. Balconnet, et son secrétaire personnel et chauffeur, M. Barrault.

 

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Commentaires

luluberlu
Portrait de luluberlu
Comme chacun le sait : il

Comme chacun le sait : il faut mettre des barreaux au balconnet (blush) ! Surtout avec Paulo.

Je précise que ce texte a été retravaillé (suite aux commentaires). Allez, hop, en correction (surtout pour ce garnement de Paulo).

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