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Elle s’était calée contre le mur, au dernier rang. Devant elle des alignements de dos penchés sur les pupitres. Parfois, une tête se relevait et un frémissement parcourait les rangs ; toute l’attention se tendait vers la forme noire et austère qui dominait la classe. Celle-ci jaugeait les jeunes filles en face d’elle de son regard sombre, tout en faisant pivoter devant ses yeux son « stylo bleu irisé Waterman à plume d’or ». Chacune des élèves retrouvait vite sa posture studieuse.

La lumière crue des néons écrasait les teintes des blouses et noyait les murs jaunes et les armoires brunes sous une chape morne qui lui rappelait la couleur des boîtes de Ricoré.

Elle aimait cette place isolée, elle pouvait se laisser aller à rêvasser, indifférente à ce qui se disait ou se passait devant elle, étrangère à cette communauté de travail et de savoir. Son esprit se laissait saisir par un écaillement de peinture sur le mur, par une faille dans un joint entre deux briques. Elle s’obstinait à la creuser de son crayon, espérant inutilement atteindre l’autre côté et apercevoir l’extérieur.

S’échapper !

De sa place, elle tournait le dos aux fenêtres qu’un architecte ingrat, ignorant de l’ennui, avait placées si haut qu’on ne distinguait que les dernières tuiles du toit des bâtiments voisins.

Son regard revint errer sur les vagues de « blouses à petits carreaux bleus et blancs, semaines paires » codifiées par le règlement intérieur – carreaux rouges et blancs, semaines impaires –. Quelques touches « couleurs impaires » venaient troubler l’uniformité des rangs, oublis, ou comme la sienne, marque d’une illusoire tentative de rébellion dans cet univers préservé de tout souffle anarchique.

L’image du professeur quittant sa chaire et descendant l’allée entre les tables pénétra les méandres presque endormis de son cerveau ; il tenait un paquet de feuilles à la main et, avant de les distribuer, évaluait d’un regard ennuyé l’attention de son auditoire.

La descente dans les rangs avait entraîné un mouvement de houle bleue, ondoyante et tendue, vers la silhouette mouvante. Une sensation d’inquiétude mêlée d’excitation parcourut les élèves.

Elle, ne craignait rien. Elle avait rarement vu un professeur s’aventurer au-delà du dernier rang libre et encore moins jusqu’à son ultime table.

Depuis le début, une distance tacite existait entre elle et les autres, formalisée par ces deux alignements de pupitres vides ; elle produisait les écrits nécessaires, s’encombrant a minima de devoirs et de leçons. Ses résultats, ses bulletins et leurs appréciations étaient aussi ternes que les peintures des salles de classe. Quand on lui rendait un devoir, il était déposé sur l’avant-dernier rang, avant-dernière table, un pas vers elle mais pas plus et ça lui allait bien. On lui adressait rarement la parole, son indifférence affichée tenait les autres à distance.

Elle entretenait avec ses camarades des relations polies, partageait leur table à la cantine, participait aux conversations qui tournaient beaucoup autour de l’appréciation des « raviolis Panzani c’est jeudi » mais ne leur trouvait que peu d’intérêt.

Elle espérait sa vie ailleurs.

Le professeur continuait sa déambulation et sa distribution. Il avait pour chacune un commentaire. Les noms et les paroles arrivaient jusqu’à elle mais sans réussir à l’éveiller. Elle avait seulement la perception que son nom n’avait pas été dit et aucune feuille n’était déposée pour elle.

Elle chercha combien il restait de copies à donner dans le nombre de blouses encore en attente et que dénonçaient les têtes relevées et l’agitation des corps suivant les allées et venues du professeur. Elle reconnut les meilleures de la classe qui attendaient toujours ; elle n’avait jamais été si haut dans ses notations ; elle en conclut que soit sa feuille avait été perdue, soit sa note était si mauvaise qu’on la gardait pour la fin.

Elle se souvint dans un douloureux malaise du jour où un professeur d’histoire lui avait attaché son devoir dans le dos, la trimballant dans la classe. Elle avait ce jour-là retenu une règle : il y avait un lien entre ce qui se disait pendant un cours et ce qu’il fallait retenir pour le restituer lors des « compositions » : ça s’appelait des leçons et il valait mieux les savoir. Ce souvenir continuait à la blesser comme une épine de rose plantée au bout d’un doigt. Maintenant, elle apprenait et s’économisait toute mise en avant. Des résultats corrects protégeaient sa tranquillité.

Elle revint au présent, se demandant comment elle réagirait si elle devait affronter une nouvelle fois une exposition honteuse. Le professeur n’avait plus qu’une copie à la main et se dirigeait vers le fond de la classe.  Une sourde angoisse commençait à l’envahir, il s’assit sur la table en face d’elle.

Elle pouvait sentir l’odeur de vieille poudre de riz Nivéa que Mademoiselle dégageait, remarqua les poils blancs sur son pull noir ; elle n’avait jamais été si près d’un enseignant et en ressentit une gène à la fois curieuse et apaisante.

  • — Vous avez la meilleure note, c’est un très bon travail, continuez. C’est bien écrit.

Tous les regards tournés dans sa direction amenuisaient la distance qui la séparait des autres. On pouvait la trouver « bonne » et même la « meilleure ». Une étrange animation semblait pousser ses camarades vers sa table. Elle ne s’en défendit pas.

Quelque chose éclata dans sa poitrine, libérant un immense soulagement.

Ce jour-là elle était « née à l’école ».

 

PS : un exercice à contraintes de l’atelier d’écriture de Bergerac. Je laisse le soin au lecteur de deviner lesquelles.

5.22
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Commentaires

barzoi (manquant)
Ennui

J"ai tout de suite été dans l'ambiance et dans le souvenir. Merci.

Escampette
Bonjour,   Je n'ai pas lu les

Bonjour,

 

Je n'ai pas lu les commentaires pour ne pas découvrir les contraintes. Je devine qu'il s'agit de placer des noms de marques, est-ce cela ?

 

Je n'aime généralement pas quand des noms de marques connues apparaissent dans les récits car souvent ça me fait sortir de l'histoire et j'ai tout de suite tiqué sur la première : Waterman !

 

Je suis déçue de ne pas avoir plus apprécié votre texte que cela car j'aime beaucoup le contexte et le décor dans lequel vous tentez de nous plonger : une classe d'antan, c'est souvent un régal pour moi ce genre de descriptions mais ici je trouve que l'écriture a manqué de pep's, sans doute des phrases trop longues et trop chargées qui alourdissent le rythme et font perdre de la fluidité. J'avais envie que ça jaillisse et ça s'est traîné un peu.

 

J'aime la gêne ressentie par l'écolière / étudiante quand elle se retrouve trop près de son professeur.

 

J'ai trouvé l'écriture trop pesante, comme un écho au sujet abordé (l'ennui) et j'aurais préféré qu'une écriture vive et dynamique vienne porter un contraste.

 

La descente dans les rangs avait entraîné un mouvement de houle bleue, ondoyante et tendue, vers la silhouette mouvante. < cette phrase me fait tiquer puisque la descente et la silhouette mouvante désignent la même personne : l'institutrice

 

Merci pour cette lecture.

Mona 79
Ennui

Un texte intéressant qui nous entraîne au coeur de cet ennui dont s'éveille soudain l'auteur pour faire place au désir du savoir. Une bonne note suffit parfois à cet encouragement. Les mots sont bien choisis et la progression des émotions nous tient en haleine. J'ai bien aimé.

pifouone
J'ai juste eu à lire le

J'ai juste eu à lire le premier mot et puis... je me suis réveillé à la fin, tout engourdi de sensations, de picotements, de plaisir. J'ai beaucoup beaucoup aimé.

 

Didier

luluberlu
Portrait de luluberlu
Voilà. Ou plutôt voici (c'est

Voilà. Ou plutôt voici (c'est plus proche) un texte à contraintes écrit dans le cadre de l'atelier d'écriture de Bergerac (UTL : Université du Temps Libre). Un texte qui a été analysé, décortiqué, trituré par les différentes participantes : Annie, Annick, Françoise, Hélène et bien sûr l'auteur, Joëlle (rien que des femmes, on se demande bien pourquoi ? cheeky À croire que les hommes ne savent ni écrire ni lire).

Un texte qui se suffit à lui-même : émouvant, poétique, nostalgique aussi. Une vraie réussite. En peu de mots l'auteur sait nous faire vivre (revivre) l'errance scolaire. La déshérence aussi, celle du professeur qui cherche à léguer son savoir, la rêverie également, tellement porteuse de sens et d'espoirs et, enfin, la naissance au savoir. Un beau texte.

 

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