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Je m’appelle Antoine.

J’ai 30 ans, ma copine vient de me plaquer et moi, c’est mon patron et mon boulot que j’ai laissé derrière moi.

En ce moment, je pénètre dans la cour qui abrite l’entrée du Vieux Campeur à Limoges. Je connais ce magasin comme ma poche, je traînais déjà dans les rayons, respirant les odeurs de caoutchouc, de toiles neuves pendant que mes parents préparaient nos vacances. Je découvrais toute une manne d’objets mystérieux, je rêvais devant les boussoles, les couteaux suisses et leurs multiples lames, les opinels à « virole de sécurité » et ces mots résonnaient en moi comme une poésie. J’aurais voulu tout posséder.

Mais aujourd’hui, je venais y chercher l’évasion, mes rêves d’enfant et ma résurrection.

J’ai tout lu, tout étudié tout appris sur la nouvelle éolienne, le must du moment, celle qui est fabriquée dans un tissu si léger, si magnifiquement solide, qu’elle loge dans un sac à dos. Cent vingt mètres carrés qui s’ouvrent rien qu’en les secouant au-dessus du vide et se gonflent à la seule chaleur de deux petits camping-gaz. Le Vieux Campeur a l’exclusivité de la distribution de cette petite Formule 1 des airs et c’est pour en faire l’acquisition que j’entre dans cette cour, chargée de mes souvenirs.

Ce week-end, je m’échappe, je m’évade, je m’envole vers d’autres cieux, d’autres mondes, une autre vie ! Je vais franchir et survoler le « pont de l’ascension » !

Depuis le temps qu’il me nargue celui-là, planté entre le pic de la Soulane et le promontoire du petit Petit Mas Neuf, je rêve d’aller lui chatouiller ses moustaches de sapins noirs, voir d’en haut, les rives tortueuses qui cachent jalousement le flot indiscipliné et ardent de la petite Soulane.

Vendredi, je suis parti très tôt, seul. Le soleil se levait et accrochait les brumes dans les arbustes et les genêts des premières pentes. Je devais escalader le pic de la Soulane afin de trouver à son sommet les conditions optimales pour mon envol : un à pic vertigineux au-dessus du Pont de l’Ascension, des courants ascensionnels propices à un long vol, et le plus beau point de vue de France. J’avais prévu d’arriver vers dix-sept heures au sommet et d’y organiser mon bivouac. Le déjeuner sous le soleil fut un vrai moment de plaisir. Ce week-end s’annonçait magnifique. Je repris mon ascension et arrivais bientôt au passage escarpé qui devint rapidement un mur d’escalade ; je connaissais bien les techniques et pris plaisir à sentir mes muscles travailler, j’appréciais le contact de la roche, son odeur froide. Je levais les yeux et vit le sommet se profiler au-dessus d’un escarpement.

Alors que le soleil commençait à redescendre, des nuages vinrent obscurcir mon ciel bleu. Une fraîcheur humide tomba sur mes épaules et en moins de temps qu’il en faut pour le dire, je fus entouré d’un épais brouillard. Je ne voyais rien au-delà de moi même et n’avait que la roche et la paroi pour me guider. Après une demi-heure de cette montée hasardeuse, je décidais de m’arrêter, de fixer mon duvet au rocher. J’accrochais à deux mousquetons supplémentaires le précieux sac de mon éolienne et l’autre contenant les deux réchauds et mes provisions. Je me délectais de chocolat, de biscuits au germe de blé, de ce silence ouatiné et de ma solitude dans ces conditions sauvages. Je m’enfonçais dans mon duvet et ne tardais pas à m’endormir.

Je fus brutalement réveillé par une sensation de chute et un bruit de déchirement. Je compris vite que mon duvet s’était déchiré et que je ne tenais plus que par un seul mousqueton. Il me fallait réagir vite avant d’être précipité dans le vide. Le brouillard s’était dissipé, le gouffre devant moi était sombre et profond. Je sortis la voile de l’éolienne, accrochais les deux feux à l’ouverture – ils s’allumèrent automatiquement –, et j’enfilais le harnais qui me porterait sous l’éolienne. Déjà, la voile vaporeuse prenait forme et ondulait dans la nuit, on aurait dit le vol d’un grand oiseau gracieux retenu par un fil. Au moment où le dernier mousqueton lâchait, l’éolienne prenait son élan.

Dans le petit jour naissant, je commençais à distinguer les contours des deux pics. Je m’éloignais de la paroi, lâchais un peu de gaz et descendis vers le pont de l’ascension.

Dans le suintement des gaz, l’éolienne se balançait doucement. Le soleil se levait et colorait de rose et de parme les affleurements de pierre du vieux pont, les sapins se paraient d’argent, je me laissais aller à la contemplation des eaux fougueuses qui animaient ce paysage trop calme. Je repris de la hauteur et me dirigeais vers le versant du Petit Mas Neuf.

J’entrais dans un énorme cumulus arrivé sans crier gare et fut soudain ballotté et secoué dans tous les sens. Les gouttes me frappaient le visage, mais l’éolienne tenait bon. Les réchauds ne s’éteignaient pas.

Je ne sais pas combien de temps dura cette effervescence mais je me retrouvais bientôt dans un étrange silence calme et cotonneux. Une montagne de laine qui sentait le suint et se mouvait dans un énorme moutonnement, accompagné par des sons de clarines. Je me laissais bercer un moment par ce mouvement, je sentis des contacts divers contre mes jambes, des effleurements, des pressions plus fortes, j’ouvris les yeux et vis que j’étais toujours dans mon duvet accroché à une paroi qui n’avait comme à pic que le bord d’une large allée sur laquelle se déversait depuis certainement un long moment une rivière ondoyante de moutons, de chiens et de bergers qui rejoignaient les prairies d’alpage. Ils me dépassèrent, indifférents alors que moi, mort de honte je contemplais mes deux sacs toujours sagement accrochés à leur mousqueton. Quand le flot fut tari, je sortis de mon duvet contemplais le paysage devant moi et décidais de sortir l’éolienne et de l’utiliser dans des conditions plus conventionnelles.

Je m’approchais du bord du chemin, contemplais le pont de l’ascension niché au creux du vallon, je secouais la toile légère qui se déplia voluptueusement dans l’espace, j’allumais les réchauds, passais le harnais et m’élançais dans le vide. Une violente douleur dans le genou me tira définitivement du sommeil, je venais de le cogner violemment contre le mur de ma chambre et mon lit en pagaille avait gardé tous les signes de ma nuit mouvementée.

À la radio, le journaliste énumérait les bouchons consécutifs aux grands départs pour le pont de l’ascension…

Note : Un exercice avec contrainte donné lors de l’atelier d’écriture de Bergerac. Voyage en éolienne : traversée du pont de l’ascension en éolienne. Contrainte : passer au Vieux Campeur pour s’équiper. Exercice inspiré par l’émission de France Culture : des Papous dans la tête.

 

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Commentaires

barzoï (manquant)
Voyage en éoliènne.

Une écriture qui tient en haleine, une chute fantastiquement simple et logique, completement inattendue, c’est de l’art... Eh La Poussière, c’est quand qu’on te voie ! En tous les cas, merci pour la lecture, encore Bravo.

pifouone
Arrgh ! Maudite Poussière !

Arrgh ! Maudite Poussière ! Comment pouvez-vous écrire aussi joliment alors qu'il me faut des jours entiers pour pondre quelques phrases à peine lisibles ? Mais bon, pour ne pas vous laissez vous en tirer à si bon compte, je vais quand même ajouter par pure jalousie, que le deuxième réveil a quelque peu gâché mon plaisir, même si la chute de l'histoire me plait.

luluberlu
Portrait de luluberlu
Un texte qui me laisse

Un texte qui me laisse rêveur, plein de poésie. Des clarines et des brebis, un lent moutonnement, cumulus compris (smiley). Le réveil a certes été un peu brutal pour Antoine, mais en ce qui me concerne j’apprécie la fluidité du style et le déploiement d’une imagination féconde (un constat que je fais régulièrement en atelier d’écriture). Il se différencie des textes publiés sur le même sujet parce qu’il se situe dans un autre registre que la recherche du « comique ». Un bel exemple de ce que l’on peut écrire à partir d’un sujet commun, aussi bien pour le fond que dans la forme.

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