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Jacky trouva un peu longs les premiers jours qu’il passa à l’orphelinat. Bouillot s’était spécialement intéressé à lui en le soumettant à sa très redoutée P.A.P.A : Période d’Adaptation Personnalisée et Accélérée. Formation à laquelle aucun des « nouveaux » ne pouvait échapper. Pour leur bien expliquait obligeamment le méchant. Quand finalement il jugeait que le news pensionnaire était maté, il feignait de s’en désintéresser. Malheur à celui qui se relâchait.

Guidé par les conseils éclairés de ses deux nouveaux amis, Jacky réussit à déjouer bon nombre des pièges que lui tendait régulièrement leur surveillant. Avec seulement deux jours de cachot, une dizaine de taloches et un super coup de poing sur le dessus du crâne, il ne s’en tira pas trop mal pour un débutant.

Si les journées étaient longues, les soirées l’étaient tout autant mais pour une autre raison. Après l’extinction des feux, plus de surveillant. Bouillot relâchait sa surveillance pour aller s’affaler devant l’unique télévision mise à leur disposition. Il en était, pour cause de punition à perpétuité, le seul téléspectateur. C’était une occasion inespérée de confidences, d’histoires en tout genre et de bonnes parties de rigolade.

Bon camarade, Jacky souffrait néanmoins de son embonpoint ainsi que du fait qu’il louchait à s’en faire péter les rétines (ça, c’est Paulo). Jacky avait perdu sa maman à l’âge de quatre ans dans un accident de voiture. Huit autres années passées à vagabonder de famille d’accueil en orphelinat et le gentil garçon n’avait jamais pu se faire de véritables amis. Il n’arrivait donc toujours pas à croire à sa prodigieuse chance de faire partie d’une bande. Petite, mais bande tout de même. Il passait de longs moments à déverser sur ses deux camarades tout ce qui lui était passé par la tête depuis ses premiers souvenirs d’enfance. Pierre et Paulo, un exploit pour ce dernier, se faisaient la patience même. Ils le laissaient parler pendant des heures… et des heures…

—… patati et patata… Oooh ! Vous savez les gars, je ne m’embêtais pas tant que ça… en fait, je n’ai jamais été vraiment seul… y avait… hum… y avait George…

—… tu dis ?… Allongé de tout son long sur son lit, Paulo venait de rouvrir des yeux qui s’étaient fermés depuis une bonne demi-heure de blablaterie du dodu bavard. George ?… qu’est-c’tu racontes, quel George ?… connais pas d’George moi.

Quant à lui, Pierre retenait tant bien que mal d’immenses bâillements.

— Oui… c’est qui ce George au juste ?

Jacky prit soudainement une mine gênée.

— George ? Euh… George, c’est… et ben c’est comme si quelqu’un parlait dans ma tête… hum… vous comprenez ?… C’est moi qui l’ai appelé George…

La réaction à cette annonce quelque peu farfelue ne se fit pas attendre.

— Ouuuh… hulula Paulo maintenant parfaitement réveillé. Mais dis-moi mon bonhomme ? C’est pas Jacky qu’on aurait dû t’appeler mais plutôt Jacques d’arc… v’la t’y pas que not’ Jacquot national se met à entendre des voix. Allons, allons, dis tout à tonton Paulo, qu’est-ce qu’elles te disent ces voix, hein ?… si elles pouvaient t’brancher sur les numéros du loto, ça s’rait super, on empoche le fric et on s’tire d’ici !

— T’es bête… d’abord ce n’est pas tout à fait des voix, c’est plus comme une… enfin, comme une présence quoi...

— Pfffuuu… ben mon coco, j’crois que t’es bon pour l’asile. Remarque ! T’as du bol… t’auras pas loin à aller, ici c’est comme si t’y étais déjà.

— Tu peux te moquer tiens.

Pierre était moyennement intéressé, mais comme ces confidences semblaient faire beaucoup de bien à leur nouvel ami.

— Tu disais Jacky ? Une présence ?

— Oh… eh bien c’est un peu difficile à expliquer… une voix… plutôt une sorte de pensée me pose des questions de temps en temps. Des questions, mais pas avec des mots… non, c’est plus comme si c’était moi qui pensais mais qu’en même temps ça ne serait pas moi… euh… vous voyez ?

— Bien sûr ! répondit Pierre avant que Paulo ouvre son bec. Continue, c’est… c’est très intéressant.

— Ah ? Bah… vous savez, finalement c’est plutôt bizarre... c’est un peu comme si j’avais deux cerveaux. Un commanderait mon corps et mes pensées et l’autre lui poserait des questions sur l’endroit où je me trouve par exemple, sur ce que je fais ou sur ce que je vois, qui sont mes amis aussi, etc., etc. Vous suivez toujours ?

— OoOOoh pas d’problème ! lança Paulo, plus rapide cette fois-ci que son voisin. J’ai parfaitement pigé ! En fait, t’es Jacky deux têtes ! C’est bien ça que t’essaies d’nous dire, hein ? L’homme aux deux cerveaux quoi ! Victoire et moulinette ! cria-t-il en lançant ses bras au plafond. C’est fabuleux c’que tu nous racontes là mec ! Si, si, j’t’assure ! Du jamais vu !... Eh ! continua-t-il en écarquillant les yeux, mais je comprends tout…

Jacky commença sérieusement à regretter ses confidences.

—… tu comprends quoi ?

— Eh ben, pour ta bigloucherie c’te blague !

— Humph ! quel rapport ?

— J’t’explique, c’est tout bête. Tes deux cerveaux sont jamais d’accord sur la direction qu’il faut regarder, alors forcément… hop !… tes yeux se mélangent les pinceaux ! Dans une abominable grimace, Paulo fit loucher les siens au ras du visage de Jacky qui fronçait dangereusement les sourcils. C’est incroyable ce qu’il t’arrive mon vieux portemanteau ! pense qu’il suffirait que tu réussisses à virer un des deux locataires d’ta boîte à cervelles et… hop ! Tu s’rais guéri ! Les yeux de Paulo reprirent instantanément une position plus réglementaire. C’est gégé non ! Alors ? Qu’est-ce qu’on dit au bon docteur Paulo ? Hein ?… ah ! Surtout va pas t’gourer, vire pas l’bon cerveau ! Autrement on s’ra obligé de t’appeler Gogol Biglouche… Gogol Biglouche ! Tu parles d’un nom toi… r’marque, ça sonne bien ! Surtout sur une affiche. J’vois ça d’ici : « Gogol Biglouche, l’homme idiot ! ». Le seul p’tit gros au monde qui sache pas que deux et deux font trois. Grouillez-vous m’sieurs dames de prendre vos billets pour avoir l’droit ! Le privilège ! De voir et peut-être de toucher, ça c’est plus cher, la seule andouille sur Terre capable de rendre fou un caméléon en le regardant droit dans les yeux. Gogol Biglouche le gros ! Gogol Biglouche l’unique ! Gogol Biglouche LE TUEUR aux yeux farceurs ! Gare à vous m’sieurs dames, gare à vous ! Il voit tout, absolument TOUT ! C’est l’seul qu’a un champ d’vision suffisamment… bizarre ! Pour lire deux pancartes en même temps, une complètement à sa droite et l’autre complètement à sa gauche… SI ! M’sieurs dames ! Ce garçonnet rond comme un boulet de canon possède un champ d’vision de DEUX CENT VINGTS DEGRÉS aussi bien à l’horizontale qu’à la verticale et verce et vissa… du jamais vu j’vous dis ! Grouillez-vous !  Y a déjà presque p’us d’places !… Jacquot ! C’coup-ci c’est la gloire mon pote !… Tope là et j’t’arrange l’affaire… ça va fumer… tu vas voir, on va s’faire tout plein d’fri…

— Paulo ! Suffit ! le sermonna Pierre. Tu es vraiment trop bête quand tu t’y mets !

L’interpelé enfila aussitôt son plus bel air offensé.

— Quoi ? Comment ? Qu’entends-je ? Alors moi, gentiment, j’lui dis comment s’débarrasser de son ignoble bigloucherie loucheuse et s’il y’arrive pas j’lui fais signer un contrat en or… enfin, plutôt en bronze hein ? Faut bien vivre hein ? Quatre-vingt-dix-neuf pour cent pour ma pomme et le reste pour toi ! hein boule de suif ? C’est correct tout d’même ? Hein ? Et pis voilà comment qu’vous m’remerciez. Ce coup-ci c’est dit ! Je boude ! Z'aurez p’us l’droit à une seule de mes paroles, et TOC !… savez pas c’que vous perdez tiens !

— J’ai déjà entendu ça quelque part, soupira Pierre, ça serait vraiment trop beau.

Jacky coupa court.

— Ben puisque c’est comme ça… ben je vous dirais plus rien ! Ses yeux s’emplirent aussitôt de larmes. Moi… je croyais que vous étiez mes amis.

— Alleeeez ! Laisse tomber quoi, tu vois bien que Paulo te fait marcher… tu vas pas bouder toi aussi ?… tu sais Jacky, tes histoires de voix, moi j’y crois.

Jacky lui lança un regard tellement sceptique que Pierre ne put s’empêcher de mêler son rire à celui de Paulo qui venait d’éclater. Quelques têtes curieuses se redressèrent à l’affût d’un nouvel exploit du rigolo de la chambrée.

— Vous voyez ! explosa Jacky, vous vous moquez !… j’vous déteste !

Pierre le prit par les épaules pour lui expliquer que cette histoire de voix était une chose assez courante chez les jeunes garçons un peu solitaires. Il en avait déjà entendu parler. Certains enfants se créaient un compagnon imaginaire à qui ils pouvaient se confier. Il n’y avait rien de bien mystérieux là-dedans. Lui-même, avoua-t-il, ce qui fit redoubler le rire voisin, lui-même, quand il était plus petit se confiait régulièrement à son poisson rouge Bubulle.

— Pffffffrrr… Yark ! Yark !… Bu… Bubulle… argh ! Reuh... Reuh...

— Ah bon ?… Jacky prit le temps de réfléchir. Tu… dis que c’est normal… je ne suis pas le seul ?

— Mais non tu n’es pas le seul gro... grand bêta ! J’ai dû lire ça quelque part… je sais plus où… ah si ! C’était dans un magazine oublié par les dames des vêtements.

— Wouark ! Bubulle ! Yark ! Yark !

— Si tu le dis… ça me rassure. Il y avait des fois où je me demandais si je n’étais pas en train de tourner fou… en tout cas, lança-t-il en direction de Paulo secoué d’irrésistibles tressautements, je ne suis pas prêt de confier d’autres secrets dans ce genre à certain !

— Pfrrrr !… yark !

— Allez, c’est bon… parlons d’autre chose… Paulo, arrête ! On a compris !

— Wouuah ! Ah ! Ah ! Ah !… j’aimerais bien… pfrrr !… J’aimerais bien… mais j’peux point, Ah ! Ah ! Ah !… Bon, allez… d’ac, stop !… Mais toi au moins, lança-t-il à Jacky en s’essuyant les yeux avec sa manche, tu pourras t’vanter de m’avoir bien fait rigoler… sans blague… deux cerveaux ! Wouark ! Une grande première !

 

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Commentaires

pifouone
Bonjour Christian   Oui,

Bonjour Christian

 

Oui, oui... y a bien un problème avec l'âge. Dans le texte je leur ai donné 13 ans, vraiment trop juste. Je vais le les pousser à 15. Je ne les voulais pas trop costauds non plus pour qu'ils soient physiquement soumis à leurs garde-chiourmes. Je pense moi aussi que les propos sont un peu forcés du côté Paulo et Pierre. Pour Paulo, je ne veux rien faire il me plait de trop. Pour Pierre, je pense y remédier en reprenant le tout. Il y a tellement de choses à mettre au point pour la suite que ça me fait un sacré travail. Après les terribles commentaires de Pépito j'ai revu mes deux premiers chapitres. Il est vrai qu'en me relisant... bref, j'ai supprimé le 1er et modifié-allégé le 2ème. J'aurais donc souhaité pouvoir remplacer tout ça sur le site. Penses-tu que celà soit possible sans trop de travail pour toi ? Je file voir cette histoire d'éolienne. Merci.

 

Didier

luluberlu
Portrait de luluberlu
Bon, voilà que Jacky se

Bon, voilà que Jacky se dédouble. On a tous, gamins, plus ou moins connu cela, cette espèce de deuxième moi à qui l’on se confie.

Je trouve Paulo un peu cruel (facétieux, mais avec un trait un peu trop forcé) et Pierre un poil trop raisonnable. Il me semble que ses propos sonnent un peu faux pour un gamin de cet âge (quel âge déjà ?).

Je suppose que le « news pensionnaire » n’est pas voulu.

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