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Un très léger petit déjeuner et le trio fut séparé par l’intervention musclée de « La grosse bouillotte », surnom que préférait Paulo pour son surveillant. Après avoir jeté à ses nouveaux amis le regard de quelqu’un qui va se noyer, Jacky fut vigoureusement entraîné vers l’antre du directeur pour lui être présenté séance tenante. Pendant ce temps-là, les deux autres coururent avec le restant de leur chambrée directement en classe rejoindre « Martin pète-sec » appelé aussi « Le grand cornu ».

Un petit quart d’heure plus tard et toujours flanqué de « La grosse Bouillotte », Jacky fit son entrée dans la salle de cours. C’était la journée des présentations pour le nouveau candidat à l’adoption. Il fut donc vite fait bien fait livré, d’une violente poussée dans le dos, à un Martin fort mécontent de voir le nombre de ses élèves s’élever d’une unité. D’ailleurs il ne se gêna pas pour le faire vertement savoir à Bouillot. Ce dernier préféra lâchement battre en retraite devant ce prof qui représentait le savoir absolu. Il marmonna qu’il n’y était pour rien et qu’on n’avait qu’à s’adresser à M. le Directeur lui même. Martin allait lancer une réponse bien sentie mais la porte s’était déjà refermée sur Bouillot le trouillard, Bouillot le fourbe, Bouillot le moins que rien.

Sur l’ordre sec de son nouveau prof, Jacky s’avança comme un automate jusqu’au tableau noir. Sur un autre commandement, il fit face à toute la classe. Cinq minutes à le disséquer du regard en lui tournant autour et juste au moment où le pauvre garçon allait s’évanouir, Martin lui ordonna de se tenir droit et de rentrer le ventre.

— Fais ce que je te dis ! rentre ton ventre !… Encore !… Encore !!!

Jacky était cramoisi de honte et de grosses gouttes de sueur dégoulinaient sur son visage.

En fait, il avait simplement droit à l’accueil habituellement réservé aux nouveaux pour tester leur tempérament. Deux trois autres minutes de silence et Martin le reluqua de bas en haut et de haut en bas tout en se pinçant le nez comme s’il dégageait une odeur nauséabonde. Au moment où Jacky s’y attendait le moins, l’ordre d’aller s’asseoir claqua. Son visage se crispa de frayeur et ses yeux clignotèrent pire qu’une hibou éclairée par un puissant projecteur (ça c’est pour François). Quand son cerveau réalisa enfin ce qu’il lui fallait faire, Jacky se précipita. Ses jambes encore molles s’emmêlèrent et il s’écroula de tout son long entre les premières tables.

« Type : gros lard. Résistance : 0,03. Catégorie : non dangereux ! »

Le froid Martin venait de le cataloguer. Il ne fit plus le moins du monde attention à lui pendant que Jacky finissait à genoux les quelques mètres qui le séparaient de la première place libre qu’il aperçut. Il s’y accrocha comme un naufragé à une bouée et comme dans les films, une main secourable sortie de nulle part l’aida à se hisser sur sa chaise. Jacky tourna la tête pour remercier d’un regard et s’aperçut avec soulagement que le hasard l’avait mis voisin de Pierre. Dans un dernier effort, il se recomposa une figure à peu près digne puis leva un pouce discret et tout tremblant.

Pierre savait trop l’effet que faisait ce genre d’épreuve pour ne pas essayer de le réconforter, du moins, par signe. Mais c’est Paulo, quelques tables plus loin, qui en fin de compte arriva à le distraire en faisant le pitre pendant que Martin écrivait au tableau. L’énergumène s’était levé sans bruit et les mains sur les hanches, il recommença son numéro de tout à l’heure dans la salle de bain. Il imitait les mimiques et les nombreux tics nerveux qui agitaient le visage de Bouillot pendant ses inévitables crises de colère.

Main devant la bouche, visage hilare, Jacky avait maintenant beaucoup de mal pour se retenir de rire.

Varland ! Tu me feras vingt lignes de « je ne dois pas faire l’imbécile en classe sans y avoir été autorisé » lança Martin d’une voix sourde sans se retourner et tout en continuant d’écrire. Vingt au présent, à l’imparfait, au passé simple, futur simple, passé composé, plus-que-parfait, passé antérieur et futur antérieur de l’indicatif !

— Quoi ? Mais M’sieur ? J’ai rien…

— Présent, passé 1re forme, passé 2e forme du conditionnel !

— … beuh…

— Pour demain et sans fautes d’orthographe sinon ça sera le double.

— Oui M. Martin… compte la d’ssus tu verras mon cul !

— Quelque chose à rajouter Varland ?

— Euh, non M’sieur Martin.

Penaud et particulièrement vexé, Paulo réfléchissait comme un forcené. Comment avait-il bien pu se faire avoir pire qu’un débutant. Pas possible, il y avait un truc ! Ce diable de prof s’était fait greffer un œil derrière la tête et planqué sous ses cheveux, pas possible autrement.

Ce n’est qu’après de nombreuses autres punitions récoltées dans les mêmes circonstances que le petit mystère trouva son explication.

Fine mouche, Paulo s’était finalement rendu compte que son prof jetait de trop fréquents coups d’œil vers le portrait du président de la République. Sur le moment ça ne l’avait pas marqué, encore un bon patriote. Mais d’un coup la lumière se fit ! Mais oui ! Le portrait encadré avec grand soin était non seulement en bonne position au-dessus du tableau noir, mais il était surtout protégé par une fine plaque de verre. Le reflet !!! Martin se servait du reflet sur la plaque de verre pour apercevoir suffisamment sa classe lorsqu’il lui tournait le dos ! C’était très bien pensé et Paulo, beau joueur, l’admettait volontiers mais n’avait pas dit pour autant son dernier mot.

Dans l’immédiat, comme dompté par la terrible punition qu’il venait de récolter, Paulo passa le restant de la classe sage comme une image. Il resta assidûment penché sur son cahier, au grand étonnement de tous ses camarades mais surtout celui de son prof qui pourtant ne fit aucun commentaire. Pierre finit par se demander si son ami n’était pas souffrant. Ou peut-être simplement qu’il expérimentait une nouvelle méthode pour dormir en faisant semblant de travailler. Apparemment non… sa main armée d’un stylo courait sans cesse d’une ligne à l’autre. Impensable qu’il travaillait déjà à sa punition. De temps en temps, il levait les yeux au plafond en mordillant son crayon du bout des dents puis se replongeait avec encore plus d’ardeur dans ses pages qui se couvraient d’écritures et de ratures.

— Ben oui ! J’travaillais… j’vois pas c’qu’y a d’extraordinaire à travailler en classe et je…

— Arrête, le coupa Pierre. Dis-moi plutôt ce que tu trafiquais encore.

— Rien ! D’abord j’travaillais pas pour moi, c’tait pour Jacky, un p’tit cadeau…

— Pour moi ?

— Oui mon lapin à gros yeux, pour toi ! Pour ton anniversaire, c’est gentil tout plein hein ? C’est Pierre qui m’a dit qu’ça tombait aujourd’hui, comme nous ! C’est génial ça… on va pouvoir faire une méga fête tous les ans, j’en causerai deux mots à La Claque… y peut rien m’refuser le dirlo…

— Ah… euh… merci… enfin, si tu le dis… on verra… ce cadeau… euh… qu’est-ce que c’est ?

— Attends… Paulo farfouilla dans son cartable pour en sortir un cahier qui ressemblait plus à un chiffon de mécanicien. Je vais te lire ça… t’vas voir… c’est comme qui dirait une poésie de bienvenue… elle est géniale !… Facile d’ailleurs, la poésie c’est mon dada…

— N’importe quoi ! explosa de rire Pierre, c’est nouveau ça aussi.

— Non mÔssieur Pierre, c’est pas nouveau… j’tai déjà dit que j’suis pas obligé de tout te dire mÔssieur Pierre !… Mon côté poète, c’est un don qui m’vient d’une tante qu’habite en Égypte, une grande poète tata Carmen.

— Ah ! Ah ! Ah ! Tata Carmen ! Tu me l’avais jamais faite celle-là, Ah ! Ah ! Ah !… Dis-moi, la famille s’agrandit on dirait ?... Et puis d’abord on ne dit pas poète, pour une femme c’est poétesse.

— OooOoh mais j’vois que j’ai affaire à un grand spécialiste d’la langue hein ? Alors dis-moi mon petit garçonnet ? Si t’es si doué qu’ça, tu dois en faire toi aussi des poèmes, mmh ? Y sont où ? Hein, y sont où tes poèmes ?… Tu sais p’us quoi dire là « Pierre qui saute plus haut qu’tout l’monde », toute façon, tu peux pas comprendre pauv’ barbare que t’es, la poésie c’est mon coin secret, entre elle et moi c’est une histoire d’amour, une passion torride qui est en train de naître et je… tu peux rigoler va ! p’têt bien qu’un jour tu seras l’premier à me supplier de t’donner un autographe, on verra, on verra… bon, alors voilà ! hum !… Écoutez bien hein… vous m’direz c’que vous en pensez, enfin, pas toi mon pauvre Pierre. Paulo prit une pose avantageuse et commença aussitôt à réciter une main sur le cœur, hum, hum !… Pour Jacky…

 

C’est Jacky qui a acquis un kiki à plumes kaki.

Un jour de pluie, il tendit à son kiki un p’tit fruit et lui dit : 

C’est pour qui le joli kiwi ! C’est pour qui ?

C’est pour mon kiki qu’a des plumes kaki !

Le kiki répondit : ton kiki à plumes kaki,

Que t’enquiquine avec ton riquiqui kiwi pourri,

Te dit qu’il veut qu’le gros Jacky qui l’a acquis,

Lui lâche le kiki pour qu’il puisse le quitti à tout jamis…

… là, j’ai un peu triché pour qu’ça rime… pas grave, j’continue…

Car un kiki se nourrit pas, je t’l’ai déjà dit, de kiwi pourri.

Tiens-toi le pour dit, gros Jacky aux yeux zarbis…

T’as r’marqué qu’là j’me sers du verlan pour la rime, génial non ?… j’termine :

Aaaadieu Jacky ! Ton kiki à plumes kaki acquis,

Qui te dit qu’il te quitte car tu vaux pas plus qu’un radis !

… alors ?… Alors ? Qu’est-ce t’en penses mon jackprout ?… Non, non, non ! Paulo secoua énergiquement la tête. Me remercie pas, c’est normal. D’un coup sec, il arracha la page de son cahier et la fourra de force, toute froissée, dans les mains de Jacky. Toute façon, la poésie, j’ai ça dans l’sang… quoiqu’certain en pense ! Bon, c’est pas l’tout les gars mais j’ai les crocs moi, on y va ou quoi ? À table ! Et d’un pas tranquille il s’éloigna vers de nouvelles aventures.

Jacky en resta bouche bie... euh, bée ! (je sais, je sais, mais j’ai pas pu résister à la faire celle-là)

— … Pierre ?

— Moui ?… Tout songeur, Pierre contemplait le déhanchement langoureux de son camarade poète qui fendait le monde sans se retourner.

— Euh… tu crois qu’il était… sérieux ?

— Mmmh… va savoir… va savoir…

Ceci dit, Paulo n’avait surtout pas oublié le coup du cadre présidentiel. Deux semaines plus tard, lorsque Martin voulut de nouveau consulter son déloyal ustensile magique, il eut une désagréable surprise. On avait scotché par-dessus la plaque de verre une autre photo. Une photo du directeur. Ce dernier y posait en maillot de bain avec une ridicule petite épuisette à crevettes à la main. Comme toile de fond, une mer indigo piquée de petites voiles triangulaires de toutes les couleurs. Un artiste anonyme s’était permis de lui rajouter au crayon deux grandes cornes (chose avec laquelle il ne fallait pas trop rigoler quand Martin était dans les parages), une longue queue fourchue, des cicatrices sur tout le corps ainsi que d’énormes touffes de poils noirs sortant de dessous ses bras. On avait aussi grossièrement gratté une bonne partie du maillot de bain de La claque pour y dessiner à la place, un gros zizi à lunettes. Martin se retourna d’un bloc espérant découvrir des signes de culpabilité sur un des visages avidement tendus vers la photo. Mais devant de si soudaines têtes d’élèves modèles, Martin dut se résoudre, une fois n’est pas coutume, à passer l’éponge. Il ne souhaitait pas non plus s’étendre sur le fait que sa petite ruse avait été découverte et punie avec brio. Le portrait outragé fut décroché hors heures de classe et tout rentra dans l’ordre.

Paulo ne voulut révéler à aucun prix, à personne, comment il avait réussi un tel exploit. Comment il avait bien pu se procurer cette si extraordinaire photo. À la connaissance générale, La claque ne prenait jamais de vacances. Donc personne ne pouvait se vanter de l’avoir surpris autrement vêtu que de son éternel costume trois pièces, alors, en maillot ! c’était du jamais vu !

Paulo ne voulut pas non plus dévoiler comment il avait pu déjouer la sévère surveillance quasi constante à laquelle ils étaient tous soumis. Comment il avait trouvé le temps matériel d’installer son chef-d’œuvre dans leur classe qui en plus, comble de mystère, était verrouillée à double tour tous les soirs par Martin en personne. Ce petit malin se contenta de répondre à Pierre, d’un air très supérieur, qu’il avait bien le droit d’avoir ses petits secrets et que seul le résultat comptait. De toute façon, moins Pierre en saurait et moins il pourrait en raconter en cas de capture par l’ennemi suivie d’atroces tortures qu’il commença aussitôt à décrire avec délice. Sacré Paulo !

Même si ses innombrables bêtises rapportaient régulièrement à ses camarades des tas de punitions de toutes sortes, elles les aidaient aussi à traverser sans trop de cafard cette mauvaise période de leur existence.

 

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Commentaires

fondulou
Portrait de fondulou
Bonsoir,   La longueur est

Bonsoir,

 

La longueur est difficile à gérer sur l'internet. 30 000 caractères me semble le maximum. Plus long, je crains que ça ne soit pas lu. J'en avais déjà discuté avec Greg à propos de sa nouvelle "Un bon gars". C'est pourquoi il la propose sous forme de feuilleton.

Pour ce qui est des souvenirs, tu peux les mettre en italique sans changer la police. C'est comme cela que je procède. Je ne pense pas que cela pose problème.

Pour échanger sur un texte, tu peux aussi cliquer en fin de texte sur "Ouvrir un fil de discussion". Le titre est mis automatiquement et le fil de discussion est ouvert dans le forum "Service après vente".

 

Christian

pifouone
Bonsoir Christian.   Merci

Bonsoir Christian.

 

Merci pour tes commentaires toujours aussi sympas. J'espère que pour ton clavier ce n'est pas vrai tout de même ? Pour ma part et de mémoire, il y a deux passages qui me font rire à chaque fois, un dans le 13e épisode (on n'est pas rendu! je te le signalerais après coup.) et l'autre tout tout à la fin, j'ai regroupé quelques bêtises de Paulo dans un cahier de confession intime, alors là, rien que d'y penser...

Parlons boulot, est-ce que tu penses que mon découpage de chapitre n'est pas un peu court. Je ne suis pas pressé mais à ce train là on y est encore en 2020 (c'est qu'il est un tantinet long mon petit roman). Et puis une autre chose me pose problème. Ce sont les passages souvenirs. Il n'est pas facile de reprendre le cour de l'histoire après ces retours. Je ne sais pas si ça se fait mais peut-être puis-je changer de style de police ? Ca m'embêterais de les enlever. Peut-être aussi que ces passages ne posent pas de difficulté au lecteur ? qu'en penses-tu ?

J'ai beaucoup aimé la nouvelle "délirium je sais plus quoi". Le coup du message en morse pour les chaussons qui brûlent, c'est génial!

 

Didier

luluberlu
Portrait de luluberlu
'tain ! j'étais en train de

'tain ! j'étais en train de boire mon café tout en lisant les élucubrations de l'auteur, quand j'ai éclaté de rire à la lecture du poème. Et paf, un clavier et un écran noyés dans la caféine !

L'auteur me fera vingt lignes pour avoir écrit des âneries en y étant autorisé.

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