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Maupassant a magnifiquement décrit la peur, la vraie peur, celle qui peut faire mourir des hommes pourtant connus pour avoir fait la guerre et avoir été courageux au combat. Mieux que d’autres, il a su faire sentir physiquement cette inquiétude se transformant en angoisse puis en effroi. Je sais de quoi je parle : j’ai moi-même vécu une aventure où je me suis trouvé dans cette situation.

C’était il y a plus de vingt ans, à l’époque de ma jeunesse voyageuse. Je résidais alors dans une grande ville côtière où mon travail me retenait la plupart du temps, mais je recevais aussi parfois des ordres de mission qui m’appelaient aux quatre coins de l’immense pays. C’est ainsi qu’il me fallut un jour me rendre loin, bien loin de là, dans une métropole un peu mystérieuse située au cœur du désert. Ma voiture de fonction était en réparation et les avions étaient immobilisés par le mauvais temps. Je me résolus donc à faire le voyage à bord d’un des cars qui assuraient la ligne entre la côte et les territoires intérieurs.

Quittant la ville à la tombée du jour, le lourd véhicule ne fut bientôt plus qu’un dortoir cahotant car les passagers, originaires de la métropole du désert où ils retournaient voir leurs familles, habitués, donc, à ce périple et sachant tirer parti de ce long moment de loisir forcé, avaient presque immédiatement sombré dans un sommeil léthargique. Ainsi, demeuré seul éveillé avec le chauffeur silencieux, à l’autre bout du car, je vécus en même temps l’enfoncement au cœur de la nuit et au cœur du désert.

Je ne dormis pas une seconde et profitai autant qu’il m’était possible de ce voyage étonnant. Au petit matin, je fus déposé par le car sur la place principale de la capitale du désert où aussitôt un air brûlant m’enveloppa. Par chance, les affaires qui m’avaient forcé de venir dans cette ville étouffante furent menées à bien sans difficultés ni retards au cours de la journée et, le soir même, le car du retour fut repris avec soulagement.

Tout se passa d’abord comme la nuit précédente, et mes compagnons de voyage, rien que des hommes qui montaient vers les villes de la côte prendre en quelque sorte la relève de ceux que j’avais accompagnés à l’aller tandis qu’ils rentraient « en permission », se laissèrent rapidement saisir par le sommeil, si bien que, oubliant le conducteur muré dans son attention à la route, j’éprouvai bientôt le sentiment troublant d’être le dernier des hommes.

Pourtant, la fatigue occasionnée par une nuit de veille, une journée d’intense activité ainsi que la chaleur extrême vinrent à bout de ma vivacité et le sommeil qui s’empara de moi fut si impérieux que je ne me souviens même pas l’avoir senti venir. Combien de temps ce sommeil dura-t-il, je n’en sais rien, mais je me souviens parfaitement de mon réveil. Comme souvent, ce ne fut pas un bruit qui me réveilla mais au contraire l’absence de bruit, en la circonstance, le ronronnement du moteur diesel qui avait cessé.

Le car ne roulait plus, et il était vide. Vide ! Plus personne à bord : ni passagers ni chauffeur. Je regardai au dehors par les vitres et n’aperçus pas âme qui vive. C’était d’autant plus facile à vérifier que le car était à l’arrêt dans un endroit fortement éclairé que j’identifiais à une sorte de gigantesque gare routière ou si l’on préfère un immense terminal sur lequel des dizaines d’autocars stationnaient, à la fois en longues files, très régulièrement espacées, et en rangées parallèles. Chaque véhicule semblait attendre des voyageurs en partance pour mille destinations différentes, et ces voyageurs auraient dû être massés sur les refuges surélevés le long desquels, portes grandes ouvertes, les cars étaient garés, mais le réverbère dominant chacun de ces trottoirs éclairait d’une lumière étonnamment violente une bande de goudron sur laquelle pas un être humain ne faisait les cent pas.

Je parcourus en tous sens ce lieu étrange à la recherche de quelqu’un qui me renseignerait. Je ne comprenais pas pourquoi un pareil espace, conçu pour le transit de foules immenses, pouvait être à ce point désert, mais j’étais bien sûr de finir par trouver ne serait-ce qu’un gardien assoupi dans une salle d’attente et qui m’expliquerait ce mystère ; or je ne trouvai personne.

Attachant alors toute mon attention aux cars, je cherchai les plaques indiquant les destinations de ces dizaines d’engins, mais je n’en lus aucune, ni aucun autre indice susceptible de me renseigner sur l’endroit où je me trouvais. Soudain je me fis la remarque qu’il n’était pas normal, pas possible, même, qu’on eût besoin d’une telle plate-forme de redistribution de voyageurs en quelque endroit que ce fût d’une route comme celle que j’avais empruntée à l’aller, route qui ne desservait en passant que de misérables bourgades piquées dans l’immensité du désert et qui n’échappaient à l’obscurité un bref instant que grâce à la lueur des phares de ces cars, qui ne s’y arrêtaient que pour déposer un voyageur, aussitôt absorbé par la nuit, ce qui soudain me fit songer à une nouvelle de Pierre Pelot.

Avait-on emprunté une autre route, était-on venu faire halte dans une autre ville ? Mais même dans la capitale on n’aurait pas eu besoin d’une gare routière comportant un si grand nombre d’arrêts de cars ! Cela n’avait pas de sens.

La chaleur était toujours très forte, mais, comme le personnage de Pelot, je fus gagné en même temps par une sueur froide et par une sorte de soudain accès de mélancolie. Depuis combien de temps étais-je sorti du sommeil et avais-je quitté ma place dans le car ? Impossible à dire. À chaque car ouvert je montais, espérant trouver un passager endormi à qui parler, en vain. Je demeurai longtemps errant dans ces arrêts.

 

Ce fut une fatigue musculaire sans exemple qui me permit d’estimer la durée de mon errance ; en effet, le sportif que j’étais alors connaissait tous les signes auxquels se reconnaît un effort hors du commun, et seul le marathon, que j’avais régulièrement pratiqué pendant des années, avait pu me mettre dans l’état d’épuisement auquel je me trouvais réduit lorsque je regagnai le car d’où j’étais descendu. À peine assis à ma place, je ne peux pas dire que je replongeai dans le sommeil ; il serait plus exact d’admettre que je sombrai dans une espèce de coma traversé de visions cauchemardesques dont seule la scène de la nuit passée par Rosemary avec le Diable, dans le film de Polanski, peut donner une vague idée.

Quand le froid qui me faisait greloter me tira de cet état, je m’aperçus que j’étais trempé de sueur et que la nuit était devenue glaciale. La fatigue de mon cerveau était telle que je me débattis un moment au cœur d’une sorte d’amnésie effrayante : non seulement je ne parvenais plus à reconstituer le fil des événements récents, mais je sentais que tout le reste m’échappait : mon nom, l’histoire de ma vie, tout !

C’est seulement en cherchant de l’aide autour de moi, quelqu’un qui aurait pu me dire au moins ce que nous faisions dans ce car, que je réalisai ce dont je n’avais pas encore pris conscience depuis que j’avais émergé du sommeil, à savoir que le car circulait de nouveau, et qu’il transportait bien des passagers puisqu’il y avait un gros homme sale et malodorant qui ronflait pesamment à mes côtés. Je me précipitai auprès du chauffeur pour lui demander tout à la fois où nous étions exactement, pourquoi le car s’était arrêté si longtemps dans cette gare routière déserte et où étaient allés tous les voyageurs ainsi que lui-même durant de si longues heures. Sans détourner le regard de la route, dont la lumière des phares éclairait des lambeaux couverts de plaques de sable, il me dit avec un détachement tranquille que j’avais sans doute fait LE cauchemar du désert. Comme je demeurai interdit, il m’expliqua, amusé, qu’il n’avait même pas besoin de me demander de lui raconter ce que j’avais vécu parce que c’était un phénomène certes rare mais pas rarissime que, lors de la traversée de la partie du désert que nous venions précisément de parcourir, certains voyageurs deviennent un instant la proie d’étranges visions à propos desquelles il avait plusieurs fois, au cours de ses voyages au volant du car, été interrogé par des voyageurs pris de panique, exactement comme il venait de l’être par moi-même.

« C’est donc une sorte de mirage nocturne ? » lui demandai-je, un peu penaud. Il me le confirma.

Au fond, cette explication rationnelle et rassurante était exactement ce dont j’avais besoin, et je m’en satisfis. À tel point que pendant les années qui suivirent je ne manquai jamais de raconter cette histoire comme un magnifique exemple de peur irraisonnée.

Il en a été ainsi jusqu’à vendredi soir. La veille, en feuilletant mon magazine de télévision, j’avais repéré dans les programmes de début du week-end un film intéressant, en deuxième partie de soirée, mais j’étais trop fatigué pour le regarder en direct, alors j’en ai lancé l’enregistrement et je suis allé me coucher. Une fois chargé avec une cassette longue durée, le magnétoscope a bien enregistré mon film, mais il a continué de tourner au-delà de la fin, et le lendemain, après avoir regardé le chef-d’œuvre qui me tenait à cœur, j’allais éteindre le magnétoscope quand le téléphone a sonné. Pour décrocher plus vite, je n’ai pas achevé mon geste et c’est ainsi que l’appareil a continué de lire la cassette. Au téléphone, c’était une personne qui m’est chère, et j’éprouvais une grande joie à l’entendre me dire des choses très douces. Pourtant, à un certain moment, mon interlocutrice m’a demandé si ça allait.

Il faut croire que ma voix venait de trahir une vive émotion, et il y avait de quoi : sur l’écran se déroulait la projection d’un court métrage fantastique intitulé La gare de Nulle part. Le début du film n’a pas retenu mon attention car l’action, comme souvent dans les films courts, n’était guère palpitante, mais soudain j’ai reconnu le décor, une plate-forme où des cars par dizaines attendaient des voyageurs dont pas un n’était là ; c’était MA gare routière, celle de mon « cauchemar » du voyage d’autrefois, jusqu’aux moindres détails : les véhicules, les refuges violemment éclairés, les réverbères !…

N’écoutant plus ce que me disait ma correspondante j’ai cherché fébrilement la télécommande du magnétoscope pour enregistrer ce que je voyais, quand un intense soulagement m’a fait réaliser que cela avait déjà été enregistré puisque le magnétoscope était en mode lecture. Ainsi, alors que je ne la cherchais pas, je voyais venir à moi la preuve tangible de la réalité de tout ce que j’avais vécu il y avait plus de vingt ans !

J’ai revu dix fois cette séquence, opérant des arrêts sur image, collant mon nez sur l’écran, à la recherche d’indices nouveaux pour comprendre enfin ; mais il n’y avait rien de plus à tirer de cette lecture, et la cassette était arrivée à son terme avant le générique de fin. Où plutôt la clef de l’énigme devait être ailleurs ; le lendemain matin j’ai téléphoné à la chaîne pour en savoir plus sur ce film étonnant : qui l’avait réalisé, à partir de quel scénario, me serait-il possible de rencontrer le ou les auteurs de l’œuvre ? Après m’avoir mis en communication avec tout ce que la société de télévision doit compter de responsables d’unités de programmes, on a fini par me passer quelqu’un qui m’a dit très exactement ceci :

« Je ne comprends pas ce que vous me dites, monsieur, parce que le film dont vous me parlez, eh bien, nous ne l’avons pas diffusé, et cela pour une raison très simple, c’est qu’il n’a jamais été tourné. Certes, nous avons effectivement dans nos cartons un scénario intitulé La gare de nulle part, mais nous l’avons reçu, anonymement, il y a bien longtemps et jamais personne ne s’est manifesté pour le réaliser. »

 

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Commentaires

luluberlu
Portrait de luluberlu
J’ai réglé les problèmes de

J’ai réglé les problèmes de ponctuation que j’avais déjà évoqués (ponctuations doubles : espace avant et après, et autres). Également, j’ai enlevé le titre en début de texte. Il pose problème quand on utilise l’onglet « Les dernières nouvelles » et empêche de lire le début du texte. De même, j’ai mis aux normes du site pour la police de caractères (Arial corps 14). C’est la police la plus lisible. Tout cela est un peu exaspérant alors que tout est expliqué dans les aides.

La forme :

— « Quittant la ville à la tombée du jour, le lourd véhicule ne fut bientôt plus qu’un dortoir cahotant car les passagers, originaires de la métropole du désert où ils retournaient voir leurs familles, habitués, donc, à ce périple et sachant tirer parti de ce long moment de loisir forcé, avaient presque immédiatement sombré dans un sommeil léthargique. »

Une phrase très longue dont la ponctuation pose problème. Je vous laisse trouver.

— « les affaires qui m’avaient forcé de venir » : à venir.

— « Tout se passa d’abord comme la nuit précédente, et mes compagnons de voyage, rien que des hommes qui montaient vers les villes de la côte prendre en quelque sorte la relève de ceux que j’avais accompagnés à l’aller tandis qu’ils rentraient “en permission”, se laissèrent rapidement saisir par le sommeil » : ici, l’incise est trop longue. On perd le fil.

« réveil. Comme souvent, ce ne fut pas un bruit qui me réveilla mais au contraire l’absence de bruit, » : réveil et réveilla, bruit et bruit.

— Le mot « car » est utilisé 13 fois (il doit exister des synonymes).

Globalement, les phrases sont trop longues. Vous gagneriez à en faire de plus courtes.

Pas du tout accroché, je n’ai pas été jusqu'au bout.

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