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Contraintes : le même jour à la même heure

Qu’emporte-t-on dans la fuite ? Si peu et tant d’essentiel. Mon bagage était encore dans l’entrée dont le vaste hall n’accueillait plus que les courants d’air. En la découvrant ainsi laissée, un spectateur aurait été incapable de savoir si cette valise disait un départ ou un retour. Cette image m’a frappé soudain, tant il est vrai que parfois on écrit avec son cerveau mieux que partout ailleurs. Il faut dire que j’ai toujours aimé quand la vie ressemble au cinéma, une forme de littérature, parce que la vie ne suffit pas.

En fait, je n’en savais rien. Je l’avais posée là, perpendiculairement à la porte, prête à la saisir pour finir d’entrer ou commencer à sortir. Il s’agissait, me disais-je, d’une valise aussi volatile que mon épouse… Ex, devrais-je dire. On ne sait jamais ce que nous sommes pour les autres et j’ai toujours pensé que la chirurgie opérée par le temps n’autorisait pas à revenir sur le passé, du moins jusqu’à aujourd’hui. Bref, je ne voulais pas me souvenir du quotidien ennuyeux que nous avions partagé. En vérité, il n’y avait rien à retenir, sinon que ses yeux regardaient en permanence au-delà. Je crois qu’elle considérait la vie comme une géographie élective, toujours prête à aller voter pour autre chose ; une femme à corridors, mais on ne savait jamais lequel. Nous ne nous y croisions pas... quant à s’y étreindre ? Échanges fugaces, visages qui glissent et s’estompent en souvenirs blessés. Autant dire que nous ne sommes jamais montés au ciel : on dit pourtant qu’il est au septième.

****

C’est là que j’ai découvert la nature des liens qui nous unissaient et dont j’ignorais à la fois la force et les gouffres, lovés dans ma mémoire tels des souvenirs endormis, pareils aux ondes que produit une pierre dans l’eau calme d’une lagune. Joanne et moi attendions, avec impatience je dois dire, dans la salle d’attente du gynécologue pour avoir, enfin, un avis éclairé sur une grossesse un peu difficile.

Bien avant que nous quittions la maison papa était passé au débotté. Il s’était montré à la fois souriant et grave et avait entretenu la conversation comme on tisonne un feu qui menace de s’éteindre ; je ne m’explique toujours pas pourquoi, j’avais eu vaguement conscience de vivre un moment dont je me souviendrais longtemps et en convoquerais le souvenir dans les heures difficiles pour tirer les rideaux des nuages en formant le vœu que la joie revienne en aviver les couleurs, celles de la chair et de la vie.

C’est dans cette antichambre que son souvenir vint m’envahir avec une insupportable précision, un peu comme la lumière d’une supernova ayant atteint sa magnitude absolue. Joanne, qui a toujours une conscience aiguë de ce qui se passe, s’est vite aperçue que j’avais déserté la conversation. Un discret raclement de gorge m’a obligé à m’y émerger à nouveau ; je ne sus quoi lui dire, probablement parce qu’il n’y avait rien à dire.

 

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Commentaires

Claire Delune (manquant)
Bagages

J'ai vraiment beaucoup aimé tes 3 épisodes, et tout particulièrement leur style. Bravo, entre autre, pour : "Il ... avait entretenu la conversation comme on tisonne un feu qui menace de s’éteindre ".  C'est très beau comme comparaison  et si souvent vrai !

Manuella
Portrait de Manuella
Poétique, de jolies images

Poétique, de jolies images qui rendent vérité et émotions au récit. La conversation qui est tisonnée, c'est bien trouvé !

Et puis aussi, l'étrange flou, la gravité qui se dégagent du texte tout en lui donnant de la légèreté ! Surprenant ! (enfin pour moi ! ) .

L'indécision d'un départ ou d'un retour.

L'ignorance " des liens qui nous unissaient".

"J'avais eu vaguement conscience  ...  celle de la chair et de la vie."(Long, pas simple mais bien tournée ! )

" J'avais déserté la conversation ", je ne sus quoi lui dire,...il n'y avait rien à dire. " . Comme la lumière d'une supernova ayant atteint sa magnitude absolue "

 

Vite je vais lire la suite !cheeky

enlightened

luluberlu
Portrait de luluberlu
@Lauris : en fait, ce qui

@Lauris : en fait, ce qui fait avancer c’est le coup de pied au c... qu’induit la fin... au début. Il va bien falloir que je m’en dépatouille.sad

Lauris TAN
Nous avons plusieurs fois

Nous avons plusieurs fois évoqué ensemble la nécessité de laisser le lecteur en haleine. Je me suis donc posé la question de l'intérêt de mettre la fin au début d'un récit. Si leur quotidien était si ennuyeux, qu'est ce qui vaut la peine d'être raconté...

 

Mais en fait, ça marche ! Et même bien dans ce cas là. Moi, du moins, j'ai bien envie de savoir de quoi découle ce quotidien ennuyeux, ce qui l'a décidé à le fuir mais surtout, ce qu'il a emporté dans sa fuite... On sait jamais, ça peut servir...cheeky

luluberlu
Portrait de luluberlu
Plume : « Mais j'ai relu

Plume : « Mais j'ai relu plusieurs fois la phrase"on écrit avec son cerveau mieux que partout ailleurs" sans comprendre le "partout" ? »

qui mérite la réflexion, YES !angel

plume bernache
mystère et mélancolie

 

 Ce texte est empreint de mélancolie, mystère et poésie. Il suscite la réflexion.

"on ne sait jamais qui nous sommes pour les autres" dit-il. Très juste.

 Mais sait-on qui nous sommes pour nous-mêmes ?

"une femme à corridors mais on ne savait jamais lequel" Belle métaphore.

 

J'ai aimé les longues phrases de l'avant-dernier paragraphe.

Mais j'ai relu plusieurs fois la phrase"on écrit avec son cerveau mieux que partout ailleurs" sans comprendre le "partout" ?

 

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