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« Le regard posé sur le vieil homme, sur sa tête penchée vers les cordes comme en une conversation secrète, je me suis demandé si la vue n’était pas qu’une distraction de plus, un obstacle empêchant d’entrer en ce lieu au cœur de la musique où rien ni personne ne pouvait s’introduire de force. » (Ron Rash : Le chant de la Tamassee)

Je voulus alors vérifier cette supposition et fermai les yeux.

La grisaille des murs du métro, jusqu’alors en toile de fond, s’envola.

Les autres spectateurs disparurent également ; du businessman à la sacoche noire et la chemise d’une blancheur immaculée, à l’étudiant au jean troué et son amie au tatouage envahissant, en passant par la jeune femme regardant sans cesse sa montre de peur, sans doute, d’être en retard à la sortie de l’école.

Oui, plus aucun n’était là pour empêcher ma concentration. Celle-ci devint même, bientôt, un recueillement, à l’écoute de ce son qui m’enveloppait totalement telle une couverture de survie. Je ne voulais pas rouvrir les paupières, craignant que la magie n’opère plus.

Je comprenais la jeune femme à la montre : elle voulait rester jusqu’à l’extrême limite du temps possible, tendant l’élastique des minutes au maximum, regrettant de ne pouvoir rallonger le moment présent.

Puis, l’oreille toujours attentive, mais les yeux encore fermés, je revis la dernière image du vieil homme conservée en moi. Sa chemise était d’une propreté impeccable. Certes, sa blancheur et son repassage n’étaient pas ceux de l’homme d’affaires ; son pantalon n’était pas à la dernière mode, tel le jean arboré par l’étudiant. Quant aux chaussures, elles auraient eu besoin d’un peu de cirage. Mais, à défaut, il les avait sûrement caressées d’un coup de chiffon afin d’enlever le maximum de poussière. Et il me plut de croire qu’il avait fait ce geste avec autant de douceur que celle mise actuellement pour effleurer de son archet les cordes de son violon.

L’ensemble était certainement sa tenue la plus présentable, économisée et entretenue du mieux possible.

Tous ses efforts avaient-ils été pour son auditoire, ou pour cet instrument dont il tirait une mélodie magique ? Je penchai plutôt pour la deuxième solution à voir comme il le regardait avec une infinie tendresse.

Son violon lui permettait de subsister en récoltant quelques pièces, mais aussi, peut-être et surtout, de se croire encore premier violon dans l’orchestre de Moscou.

Je rouvris les yeux. La grisaille des murs réapparut. Certains spectateurs étaient partis, remplacés par quelques nouveaux mélomanes. Et ce fut à ce moment-là que le vieil homme choisit de s’arrêter, laissant à qui voulait le temps d’ouvrir son porte-monnaie.

 

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Commentaires

luluberlu
Portrait de luluberlu
Texte lu lors du café

Texte lu lors du café littéraire du jeudi 27 octobre à COURS-DE-PILE (Auteur : Ron Rash, titre : Le chant de la Tamassee).

Il nous a enchanté. Merci et Bravo.

plume bernache
élégance

 

 Ce texte m'enchante.

La justesse de l'ambiance : on est là, dans le couloir du métro, avec les spectateurs, sous le charme de sa musique. On éprouve de la tendresse pour ce vieux musicien si digne dans son dénuement.

Une douce nostalgie émane de cette description.

Le passé simple donne une élégance particulière au style . "Il me plut de croire…"Ce passage est magnifique !!!

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