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Gendarmerie de Rougeneuc le 8 décembre 2011 à10h
Déclaration de Pernelle Babon, mère de Marina.

         Ce matin vers 9 heures moins cinq, avec Janique Morlaix une amie, je prenais connaissance du menu de la cantine affiché dans le hall de l’école et on a discuté un moment. Je ne sais pourquoi ma fille Marina en a profité pour sortir de l’établissement. Je ne m’en suis pas aperçue tout de suite. Quand j’ai voulu lui faire le bisou avant de m’en aller comme d’habitude, elle n’était plus là. On l’a cherchée partout dans l’école : dans la cour, dans la cantine, les classes. Partout ! Elle n’était nulle part. J’ai commencé à m’inquiéter. Je suis sortie dans la rue pour voir si elle n’était pas retournée à ma voiture. Elle n’y était pas non plus. J’ai paniqué. Avec tout ce qu’on voit à la télé en ce moment… et j’ai commencé à pleurer en appelant Marina. Tout à coup, qu’est-ce que je vois sur le trottoir d’en face ? Ce drôle de type qui rôde depuis quelque temps devant l’école et qui fait peur à tout le monde. Mon sang n’a fait qu’un tour ! Il tenait ma gamine par la main. Il courait presque. La petite pleurait. J’ai cru qu’il l’avait prise en otage. Je me suis précipitée, mais le temps que je les rejoigne, ils étaient déjà rentrés dans l’école. Le directeur est arrivé. L’homme lui a expliqué quelque chose dans son baragouin et en faisant ses grands gestes de pantin. Le directeur lui a tapoté l’épaule et l’a laissé repartir aussitôt. Ça alors ! Bon, c’est vrai, ce Topek (c’est comme ça qu’on l’appelle) ne lui a pas fait de mal à ma petite, mais quand même la pauvrette a eu peur. Et moi aussi. Les autres mères m’ont dit que je devais porter plainte. On ne sait jamais. Alors voilà, je suis venue à la police.

 

Gendarmerie de Rougeneuc le 13 décembre 2011
Rapport du capitaine Séraphine Leblanc.

Le mardi 13 décembre à neuf heures dix minutes, un appel téléphonique est arrivé à la brigade signalant la présence d’un individu louche aux abords de l’école maternelle Charles Perrault. L’homme ayant déjà fait l’objet d’un signalement la semaine précédente, j’ai constitué une équipe d’intervention urgente avec le sergent Picort et le brigadier Dubourg. Quand nous sommes arrivés devant l’établissement scolaire, à neuf heures vingt minutes, le directeur nous a signalé que le suspect avait pris la fuite, poursuivi jusqu’à son domicile par un groupe de parents. Nous nous sommes immédiatement rendus vers cet immeuble, situé à 500 mètres de l’école. Dans le hall, dix personnes bloquaient l’ascenseur. Le contrevenant enfermé à l’intérieur donnait des coups violents contre la porte et proférait des appels véhéments dans une langue indéterminée. Nous avons alors procédé à une arrestation selon le protocole réglementaire. L’homme a opposé une résistance assez vive, puis a paru soudain se calmer. Nous l’avons introduit à l’arrière du véhicule de service. Il a soudain présenté des signes de difficultés respiratoires et a perdu connaissance. Le sergent Picort a tout de suite alerté le SAMU qui l’a pris en charge à neuf heures quarante-sept minutes.

 

Le 13 décembre 2011 : Propos tenus à la sortie de l’école par Janique Morlaix.
    
— Ben oui, c’est moi qui ai poussé Pernelle Babon à aller porter plainte la semaine dernière. Figurez-vous qu’elle voulait pas. « Après tout l’homme ne lui avait fait aucun mal à sa petite. Et même il lui avait peut-être évité un accident, les voitures passent si vite dans cette rue… » Pour un peu, elle était prête à le remercier ! Non, mais vous avez vu le look de ce type ? Sale, une tignasse filasse qui ne se souvient plus d’avoir vu un peigne. Ses habits, il les a sans doute piqués sur un épouvantail dans un jardin. Et puis vous avez entendu son parler ? Du russe, de l’arabe ou du chinois, ou les trois à la fois, personne en sait rien. Il marmonne sans arrêt. Et ses yeux : du même bleu que ces oiseaux de mer qu’on appelle des fous ! Pas un regard d’humain en tout cas. Alors quoi, il y avait quand même de quoi s’inquiéter, non ?

 

Le 14 décembre 2011 au « Café du grand Coin »
Propos tenus par Hercule Boutefeux

— Quand j’ai vu que ce salopard était revenu devant l’école moins d’une semaine après sa première tentative, j’ai pensé que puisque personne ne faisait rien, ni le directeur, ni la police, fallait faire çà nous-mêmes. Nous, les parents. Après tout, s’agit de nos gosses ; jeudi c’était la petite Babon, demain ce sera peut-être la mienne. Alors on allait pas attendre qu’il en tue une pour agir. Donc j’l’ai interpellé « Viens me voir, espèce de saligaud ! » et là, l’est parti à la course vers chez lui. L’habite à cinq cents mètres de l’école. J’vous jure qu’y court vite. J’comprends maintenant pourquoi on l’appelle Topeck. Zatopeck, les gars vous vous souvenez ? Un champion olympique de course à pied dans le temps… Bref, j’m’élance derrière lui et quelques autres courageux avec moi. On était une dizaine peut-être. Plus on l’y criait de s’arrêter, plus cet abruti accélérait ! Vous comprenez bien que s’y avait rien eu à se reprocher, l’aurait pas pris la fuite comme çà ! S’est engouffré dans le hall de son immeuble et là, on a réussi à le ceinturer. Comme y se débattait, et qu’on avait peur qu’y s’échappe, on l’a enfilé dans l’ascenseur et clic-clac !, on a verrouillé la porte. Si vous aviez entendu ses hurlements et les coups contre la porte ! Pire qu’une bête sauvage ! H’reusement la police est arrivée assez vite. L’ boulot était déjà fait. Z’ont plus eu qu’à le cueillir et l’embarquer dans le « panier à salade ». Aaaah là ! les mains menottées derrière son dos, on l’entendait plus. Faisait moins le malin. L’était blanc comme un linge. Y’avait plein de monde qui regardait. On a été applaudis « comm » des héros. Ouais ! Et après tout… c’est bien grâce à nous que nos enfants seront en sécurité maintenant ! Sitôt après le départ du fourgon, on a entendu la sirène du SAMU. Parait qu’ le type a fait une crise cardiaque. Tant pis pour lui, l’avait qu’à pas courir si vite ! Et si ça s’trouve c’est encore une de ses manigances…

 

Le 15 décembre 2011 dans le bureau des affaires familiales :
Propos de Marguerite Tréguière, tutrice de Marian Zakopane

Le jeudi 8 décembre, je suis passée chez Marian Zakopane pour que nous prévoyions ensemble ses dépenses mensuelles. Ce pauvre garçon est complètement brouillé avec les chiffres. L’argent, pour lui, est un mystère insondable. Cela lui a valu plusieurs vols et détournements.
— Ah ? On le disait bien qu’il était pas clair ce type et qu’il fallait se méfier de lui…
— Mais non, c’est lui qui se faisait escroquer. Abus de faiblesse à son encontre de la part de gens mal intentionnés. Le pauvre bougre aurait vite dilapidé ses maigres économies. Heureusement, un employé de la Poste a remarqué une succession de retraits de plus en plus importants et a alerté les services sociaux. C’est pour ça que j’ai été désignée par le juge des affaires familiales pour le protéger.
— Mais quand même, il a déjà eu affaire à la police, non ? Ils l’ont dit à la télé.
— Oui, il s’est fait arrêter l’année dernière. Pour excès de vitesse. Il roulait à 53kms/heure dans une rue limitée à 50 !

Donc ce jeudi 8, à quatorze heures, je sonne chez lui, il m’ouvre et éclate en sanglots comme un gosse en se jetant contre ma poitrine. Entre ses larmes, il m’explique, à sa façon « personne ne le comprend, personne ne l’aime ». Je lui pose des questions. Je finis par comprendre qu’il a voulu aider une fillette à regagner son école. « Tout le monde lui criait après. Des choses qu’il ne comprenait pas. Lui il voulait juste rendre service. Quand même, on ne peut pas laisser courir toute seule dans la rue une fillette si petite que celle-là, trop dangereux voyons ! La maman de la petite lui a presque fait un sourire et elle a failli le remercier, mais les autres l’ont empêchée. Pourquoi ? Pourquoi ? Lui, il aime les enfants. »

 Quand il était petit, juste après la guerre, au foyer d’accueil des réfugiés étrangers, il s’occupait des plus jeunes que lui. Il aidait les moniteurs et tout le monde l’aimait bien. Les adultes et les enfants. Quand un petit nouveau était triste, on l’appelait, lui, Marian, pour le consoler. Il adorait faire le clown : quelques grimaces, des imitations de cris d’animaux, le chagrin était oublié. Et il n’avait pas son pareil pour inventer des chansons avec un mélange de mots de toutes les langues qu’il avait entendues depuis qu’il était à l’orphelinat. Sans doute du polonais, du russe, de l’allemand, de l’espagnol, de l’italien, de l’annamite et même de l’occitan parlé par la vieille paysanne qui livrait le lait les œufs et les volailles. Il avait emmagasiné toutes ces sonorités dans sa tête. Génial polyglotte ! C’est au niveau du tri qu’il rencontrait quelques difficultés. Dans une même phrase, il mélangeait toutes les langues. Les mots eux-mêmes s’étaient hybridés… Tout cela, je l’avais compris peu à peu depuis cinq ans que je le côtoyais et une amie linguiste m’avait aidé à décrypter ces bizarreries de langage.

« Autrefois, avec les petits, ça marchait à tous les coups. Alors pourquoi maintenant, quand il essayait de faire pareil on lui disait que c’était mal. Qu’il baragouinait comme un sauvage et plein d’autres choses méchantes qu’il ne comprenait pas. Il lui était même arrivé de se faire battre… Et ce matin, encore ça avait failli arriver. Quelle frousse il avait eue ! Son cœur battait comme une mitraillette.
En me racontant sa mésaventure, il suffoquait presque. Son visage passait par toutes les mimiques, de la tristesse à l’indignation, de la colère à la terreur. J’aurais vraiment dû faire quelque chose à ce moment-là. Alors qu’il était encore temps… Mais quoi ? Parler aux jeunes, leur expliquer qui était vraiment Marian, son parcours, sa différence, sa richesse. Rassurer les parents, tellement inquiets pour leur progéniture. J’ai essayé parfois, mais on m’a ri au nez. Traitée de laxiste ou de gâteuse.
Donc voilà : Clôture définitive du dossier Marian Zakopane. Cause décès survenu le 13 décembre 2011 à l’hôpital de Rougeneuc. »

 

Le 15 décembre 2011 : Conférence de presse de Yves Legloup chargé de l’enquête concernant le dénommé Marian ZAKOPANE

« Aucun élément négatif ne peut être mis en exergue accréditant la moindre thèse que cet homme ait eu des intentions malveillantes à l’encontre d’un enfant ».
Affaire classée.

 

Le 8 décembre 2011 dans la cour de récré de l’école maternelle Charles Perrault,
dialogue entre Marina et son copain Till :

— Tu as eu peur, Marina ?
— Ah çà, oui ! Je voulais pas le suivre !
— Il t’a fait du mal le monsieur ?
— Bof, un peu…
— Comment un peu ?
— Il me serrait la main très fort, je pouvais pas m’échapper…
— Très très fort ?
— Ben comme quand on va au magasin avec Maman et que je veux aller au coin des jouets et qu’elle veut pas. Elle me serre la main ; moi je tire en arrière je me tortille en pleurant bien fort et tout le monde me regarde. Quelquefois, Maman a tellement honte qu’elle finit par m’acheter quelque chose…
— Ah oui, des fois j’essaie moi aussi, mais ça marche jamais. Bon, mais ce matin le drôle de bonhomme, pourquoi il serrait ta main, lui ? Et pourquoi tu pleurais ? Y’a pas de rayon de jouets dans la rue de l’école ! Alors j’y comprends rien à toutes tes histoires.
— Je voulais pas revenir à l’école ! J’avais trop peur !
— Mais pourquoi ? La maîtresse t’avait fâchée ?
— Non…
— Les grands t’embêtent à la récré ? Si c’est çà, tu n’as qu’à m’appeler, j’en fais mon affaire…
— Oh j’ai besoin de personne, j’te ferai dire ! Une fois j’ai mordu le bras du grand Balthazar, il m’a plus jamais embêtée après.
— Alors de quoi t’avais peur ?
— C’est à cause de la cantine.
— Mais qu’est-ce qui te fait peur à la cantine ?
— J’ai entendu Maman qui disait à la maman de Lili, qu’il y avait des épinards au menu de midi et qu’on nous forcerait à en goûter. Et les épinards, c’est beurk ! Moi je déteste çà, alors je suis partie en courant. Surtout qu’à la maison, Maman avait préparé de la purée pour mon petit frère et moi j’adore la purée ! C’est pas juste, c’est pas juste !
— Ne recommence pas à pleurer ! Alors finalement, le type de ce matin, le fameux Topeck, il t’a pas fait peur ?
— Mais non ! C’est juste que je pouvais pas l’empêcher de me ramener à l’école. D’habitude, je le trouve rigolo. Il ressemble à un clown et il adore jouer à la course. Mais personne veut jamais jouer avec lui. Till, tu es mon ami ?
— Mais voyons, tu le sais bien !
— Alors, à la cantine, tu voudras bien te mettre à côté de moi ?
— Ben, euh…
— Juste pour aujourd’hui…
— Bon allez, si tu veux ! Tu me donneras quoi pour la peine ?
— Ben… ma part d’épinards ! »

 

 

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Commentaires

barzoi (manquant)
Méprise

Un texte qui se lit d'une traite avec un grand plaisir, les dialogues et le parler des flics est savoureux, je me suis beaucoup amusée, l'humour et le dérisoire, c'est bien ce que nous laisse la triste réalité. 

Il faut en parler pour que cela cesse, pour une prise de conscience; bravo.

 L'auteur aurait pu classer sa nouvelle dans le genre réaliste.

Merci pour cette excellente lecture.

plume bernache
   Merci pour vos

 

 Merci pour vos commentaires Pepito et Luluberlu;

  Je sais combien il est difficile de lire les paragraphes en gros "pavés"sur écranyahoo, mais j'ai encore quelques soucis avec la mise en page.

 

  J'écris sous "words 2004", je copie sur "Word pad" pour transférer sur l'Écriptoire…et là, ça modifie ma mise en page et supprime les changements  de    police. Tout cela ne change rien à la longueur mais modifie la facilité de lecture .

   Doublement merci d'être allés jusqu'au bout !angel

 

  Détail glaçant : cette nouvelle n'est hélas pas un conte …mais un fait divers ; J'ai juste changé les noms (vous vous en serez doutés) les lieux et imaginé les dialogues. Tout le reste est vrai. Tristement vrai, y compris les commentaires des différents témoins, lus ou entendus dans les médias au moment des faits. Brrr…:((:((:((

 

 

luluberlu
Portrait de luluberlu
Ouaf ! un texte long ! 2277

Ouaf ! un texte long ! 2277 mots ! ça va Pepito ? Pas trop fatigué ? Bref, passons aux choses sérieuses :

1) C’est bien foutu (cf. le commentaire pépitesque).

2) Le choix des noms m’a fait sourire : Janique Morlaix (un peu osé), Boutefeux (Mr J’attise), Leblanc (avec cadeau dans le paquet), Zakopane (qui en a eu une définitive), Legloup (un spé des bavures sans doute), Till (l’espiègle), et bien sûr les épinards (on comprend qu’il faut fuir quand on sait).

3) Un texte sur la connerie ordinaire et l’intolérance. Faut dire qu’avec ce qu’on entend tous les jours ma brave dame !

4) qques pbs de ponctuation et guillemets dialogues.

 

Bonne nouvelle : c’en est une.

Pepito
Kikadi ?

Kikadi qu'elle avait du mal à lire un long texte sur écran ? ;-)

 
Bonjour Plume,
 
Pour la "forme" juste une re-découpe des paragraphes à opérer. Surtout sur écran il faut faire aux grands pavé difficiles à digérer.
Ceci ne m' pas empéché de lire tout d'une traite.
Le découpage en "points de vue" des différents protagonistes est très bon.
 
Voilà un joli conte sur la tolérance aux autres, j'ai pensé au boulanger de Fernand Raynaud tout du long.
Intéressant que la gamine n'apparaisse qu'à la fin, alors qu'elle est la principale concernée. Comme je suis méchant, à votre place, j'aurai encore chargé sa barque. Le genre bien insupportable qui a tout à fait conscience de jouer un mauvais tour. 
 
Redistribution d'épinards ! ;-)))
 
Merci beaucoup pour la lecture.
 
Pepito
 

L’écriture est la science des ânes (adage populaire)

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