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Première partie.

 

— Cette année, je vais peut-être voir la neige. On dit… On dit qu'elle vient quand les pelures d'oignon sont aussi fines que les ailes d'un papillon. On dit aussi qu'elle a d…

— Chut, ne prononce pas ce mot, on pourrait t'entendre.

— Oui, c'est vrai… Les pelures, elles font comme ça.

J'en ai pris une et l'ai froissée ; elle fit un agréable bruit croustillant.

— Il me rappelle la neige écrasée sous la semelle… Un froissement léger, presque immatériel.

Puis il se remit à accrocher les bottes d'oignons.

Par la porte, depuis le couloir, un miroir me renvoie mon image : cheveux courts, robe simple d'intérieur agrémentée d'un col fin en dentelle. Dans la pénombre du couloir, la femme qui la regarde semble surprise ; elle ne la reconnaît pas. Elle ébauche un sourire. Une réaction de vague coquetterie lui fait ramener ses cheveux en arrière, puis elle devient pensive, au point de sentir quelque chose se glacer en elle. Lentement, sa main glisse sur sa nuque et elle demeure immobile dans cette position à se contempler.

Brusquement, elle baisse la main ; son regard glisse lentement vers le sol, comme voulant s'extraire à son reflet, à ce visage d'un temps révolu dilué parmi les ombres de la maison, phantasme d'un passé qui ne reviendra pas. Alors, prise d'une urgence subite, elle se dirige vers la cuisine, allume le poêle et s'affaire à préparer une pâte à gaufres, le tic-tac de la pendule marquant seul la pulsation d'un grand calme un peu oppressant.

Les préparatifs terminés, nous avons mangé des gaufres dans la salle à manger. Après, il est parti sur son vieux vélo, le dernier… Le soir, la neige est venue, timidement, paisiblement, un peu comme une parole qui a perdu confiance en elle. Et le silence.

***

La convocation au centre de décryptage est arrivée en fin de matinée. Il me l'a remise en me regardant avec commisération. Et s'en est allé. La neige n'a gardé aucune trace de ses pas. J'ai compris alors que je ne recevrai plus jamais rien. L'injonction se trouvait dans une enveloppe jaune, rugueuse au toucher. Je ne l'ai pas ouverte tout de suite, certaine que j'étais de son contenu et de mon devenir. À quoi bon !

Maintenant, la neige tombe en pétales et j'essaie de percevoir leurs murmures – tendant l'oreille aux frôlements qu'ils font dans leur chute –, dilués dans cette lumière lévigée, comme sur une aquarelle.

J'ai soudain entendu le bourdonnement diffus et sourd des gros frelons trapus, leurs lourdes pales fendant l'air ; je me suis bouché les oreilles et mordu la lèvre tout en fermant les yeux. Les Étroits aux commandes de leurs engins diaboliques, les Traqueurs faisaient leur ronde journalière. Ils se sont approchés, dégageant une image nette, précise comme si on avait forcé les traits d'un dessin flou, gris et fondu, jusqu'à lui donner le tranchant d'une eau forte ou le blanc crie contre le noir –, ont tourné un moment au-dessus du quartier, semblant chercher le lieu précis de leur prochain méfait ; puis, ils se sont éloignés, noyés dans la blancheur.

***

Sur le point de rentrer, j'ai perçu comme un crissement. Déconcertée, j'ai longuement cherché d'où pouvait provenir ce bruit inhabituel. Puis, je l'ai vue, son œil rond essayant désespérément d'ajuster sa vision sur moi, gênée par la neige tourbillonnante qui lui provoquait des soubresauts épileptiques. Jusqu'à ce jour, je croyais qu'elle avait rendu l'âme, que ses micros et son objectif encrassé ne pouvaient plus rien capter. Je pensais être seule au monde, libérée des couillons et des pisse-vinaigre. J'ai secoué la tête en signe d'impuissance, n'arrêtant pas de répéter « ce n'est pas possible, ce n'est pas possible »… Et c'était vrai, je n'arrivais pas à le croire, refusais de l'admettre. Et je sentais le vide se creuser en moi, manger peu à peu mon cerveau, absorbant sa matière. Je commençais à perdre pied. J'ai senti venir l'inquiétude et monter l'angoisse qui à présent me serrait le cou à me faire rendre gorge. J'ai fait le vide et pris le temps de compter sans penser à rien d'autre.

Et là je suis restée, interdite. Me sont revenus, diffus, de vagues souvenirs. Ils avaient pourtant tout effacé. Et avec eux, le doute. Au fond, peut-être que tout cela n'avait aucune importance. Seules comptent les histoires enfouies, qui comme nos fantômes s'amoncellent et forment la maison dans laquelle on s'enferme tout seul. Et moi, j'ai pensé qu'il faudrait bouger le moins possible, ne pas fabriquer du passé, ne pas empiler le temps et les souvenirs.

Je suis rentrée, j'ai repris le bol que j'avais mis dans l'évier, regardé l'eau couler dedans, l'ai laissée déborder et jaillir. Le nettoyer m'a réchauffé les mains.

Deuxième partie.

Il me dévisageait avec gravité, sans impatience. C'était un vieil homme déjà. Je l'avais connu enfant. Lui pourrait me répondre. Je l'ai toujours soupçonné de ne pas avoir été effacé. Il m'a dit :

— Viens !

Je l'avais rencontré récemment au cocktail d'un concert de charité. Il m'avait paru plus jeune. Je ne sais comment il avait appris, mais je l'ai suivi sans trop me poser de questions. Il m'a entraînée au travers de ruelles tortueuses et animées. Ici des enfants jouaient avec une luge ; là d'autres, aidés par les adultes, tentaient patiemment de faire un bonhomme de neige, l'inévitable carotte servant d’appendice nasal. Plus loin une vieille femme essayait tant bien que mal de dégager les marches menant à son domicile. Mais curieusement, toute cette activité, parfois fébrile, se déroulait dans un silence pesant. Je me suis dit que la couche de neige n'était pas à ce point épaisse pour étouffer les sons d'une manière aussi radicale. Seul nous parvenait parfois le bruit étouffé des frelons. Je me suis arrêtée, fatiguée ; j'aurais voulu finir éparpillée, fondre avec la neige. Le monde, mon monde, cette absurdité, pourrait continuer à se convulser sans se soucier de moi.

Tout à coup, le vent s'est levé, violent. Je suis demeurée là, immobile, malmenée par ses rafales, giflée par des paquets de poudre blanche. Pourquoi ne me casse-t-il pas les os ? Pourquoi n’abat-il pas les balcons et les lampadaires, ne précipite-t-il pas les hélicoptères au sol, instruments de notre asservissement, insectes misérables qui broient nos vies ?

— Émilie, viens !

Mais elle ne l'entend pas. Le ciel ne contient pas assez d'air pour qu'elle respire à sa mesure. Et elle pense à l'être aimé, lui aussi convoqué et qui n'est pas revenu. Et elle revit le temps du bonheur, celui que les traqueurs lui ont volé ; elle ne bouge pas, sent ses lèvres qui l'effleurent et effacent sa tristesse, un long baiser qui la transporte et balaie la poussière qu'est sa vie depuis qu'il n'est plus là, ses lèvres qui effacent la fatigue de vivre, ses nuits d'attentes pesantes… Elle voudrait ! Oh oui, elle voudrait… Elle ne sait plus et reste là, figée de chagrin, d'images qu'elle ne veut pas voir mais qu'elle porte quand même.

— Émilie !

Je suis Émilie. Nous flottons le long du fleuve. Enlacés. Sa cicatrice est comme un flambeau entre les joncs. Ses yeux sont comme l'océan. Leur lumière me transperce et me porte tout à la fois. Elle veut me montrer quelque chose. Et me cacher autre chose… Il part à la dérive, loin de moi. Derrière. Et la neige l'ensevelit. Serais-je condamnée à tituber éternellement au milieu de mes rêves squelettiques ? À ne percevoir que l'écume des particules ? À vivre dans ce monde silencieux comme si le public invisible des choses retenait son souffle avant l'entrée en scène des acteurs ?

J’étreignais du vent, un souffle ardent qui ne m'était plus destiné. L'amour que je croyais tenir, tout à moi, me fuyait dans un battement d'ailes.

Elle poussa un soupir si vaste qu'il aurait rempli une église.

— Oui, j'arrive.

Le gel avait déposé de la dentelle le long des toits et sur les vitres. Il me prit la main et je redevins enfant. Brusquement, son visage d'homme déjà mûr surgit devant moi. Ses mains quand il coupait du bois, séchées par le soleil et le vent. Son visage humide de rosée vespérale, la senteur fraîche de sa peau nulle part retrouvée. Aussi l'odeur d'écurie, de foin et de terre. Les parfums des sous-bois lorsque, me prenant la menotte il m'emmenait promener. Les odeurs dans la cuisine d'Amélie son épouse ; celle du levain, de la farine, du feu de brindilles et de leurs étincelles qui m'émerveillaient. Je vis les bouteilles de sirop, les paniers au plafond contenant les herbes séchées, dans le salon ; les gaufres dans de hautes coupes, la chaise sur laquelle je grimpais maladroitement pour les atteindre et son rire complice. L'odeur des gens vivant sous le même toit, laissant des traces familières dont personne ne parlait. Les nappes empesées, la lavande et le lin lourd dans les armoires, aussi rigide qu'un soldat de plomb. Les jeux de l'hiver, la glace fondante et le parfum des moufles en laine mouillées. Je me souvins tout à coup de la fois où j'avais posé ma langue sur un bloc de glace pour faire la fanfaronne.

Je suis Émilie, qui lit dans le livre du passé. Il est malheureux et il veut que je l'aide. Il n'arrivera pas à trouver le salut tout seul. Trahi, ils l'ont trahi et vendu aux traqueurs. Car il savait. Toutes les nuits, je suis réveillée par ses cris. Ils restent accrochés dans ma tête. Parfois, ils me dévorent.

Je crois que j'ai crié. Il m'a regardé, étonné, ne sachant rien du fabuleux voyage que je venais de faire. Comment aurait-il pu ?

Troisième partie.

Quand la mer se retire, elle ne laisse que des épaves, des algues odorantes – fragments fuligineux –, des gris de cendre et des galets humides. De la buée aussi, une épaisse vapeur qui envahit toutes les surfaces lisses.

Le bateau – son bateau –, légèrement incliné, reposait sur le sable. Solitaire. La coque corsetée de rochers, séquestrée, il ne connaîtrait plus les ivresses du grand large. Seule la lumière, danseuse capricieuse et consciente de sa grâce, continuait à jouer avec lui. Plus loin, le ressac entourait le môle d'une fleur d'écume. Et on voyait les toits des maisons se grimper les uns sur les autres, jusqu'aux deux tours noires et menaçantes dressées dans le ciel, surmontées de multiples protubérances tourbillonnantes, épiant sans relâche. Et ces deux excroissances se dessinaient sur la blancheur lactescente des montagnes, sur l'énorme et lointaine montagne de neige qui barrait tout l'horizon.

  • — Il te plaît ? me demanda-t-il.

  • — Oui, il est encore beau. J'aime beaucoup sa teinte granitée.

  • — Tu as peut-être oublié : peindre, c'est écrire avec la lumière.

  • — Ils te l'ont laissé ?

  • — Oui, mais enfermé… Et inutile. J'y habite.

Nous longeâmes la coursive et il me fit pénétrer dans une petite cabine flanquée d'un bureau, d'un meuble à cartes maintenant inutile et de deux sièges.

  • — Assieds-toi, me dit-il en chuchotant. Ici tu vas apprendre à faire semblant. Ta convocation n'est destinée qu'à contrôler ta faculté à oublier… Les traqueurs se croient propriétaires de l'histoire et de la mémoire. Je sais qu'il n'en est rien.

  • — Comment ?

  • — Ce n'est ni le moment ni le lieu. Je te demande de faire silence pour laisser aux mots le temps de se disperser dans l'air. Repose-toi.

Laissant derrière elle le ressac se briser sur les rochers et s'estomper, elle baissa le menton, ferma les yeux et commença des exercices de respiration profonde en comptant dans sa tête à chaque inspiration. Insensiblement, elle se synchronisa sur l'aller et retour des flots et visualisa les immenses éboulis, les milliers de fragments qui deviendront des milliards de galets roulés par les torrents, les rivières et les fleuves et dont les vagues achevaient l'usure. Mentalement, elle se laissa glisser sans effort sur l'onde de son imaginaire. Sa respiration, à présent, était automatique, profonde, régulière. Elle était consciente de son corps détendu, du monde qui l'entourait, du clapot lent et régulier qui venait mourir sur la coque, de son souffle proche. Mais elle ne percevait les sons que de manière lointaine ; ce qu'elle entendait, c'était le silence.

Au bout de quelques minutes, il se dirigea vers la porte :

  • — Suis-moi.

Elle ouvrit les yeux, se leva et lui emboîta le pas. Il l’entraîna vers la salle machine, à l'aide d'un tournevis ôta prestement une plaque métallique et la fit entrer dans ce qui semblait être un réduit qui se révéla moins exigu qu'elle ne le pensait…

  • — Ici nous ne serons pas écoutés.

Tout le temps qu'elle dialogua avec lui, elle se sentit pratiquement hors d'elle, écoutant le flot magique, les changements de couleurs, entendant ses paroles accomplir leur travail étonnant. Elle ferma les yeux et eut un petit murmure encourageant pour indiquer qu'elle écoutait. Pendant qu'elle composait et jouait dans sa tête la partition qui lui permettrait de franchir l'obstacle, elle sentait qu'il la façonnait et l'interprétait en accord avec elle, leurs âmes jointes dans une entreprise audacieuse, comme de vieux amis qui peuvent se parler sans mots, se communiquer une pensée avant qu'elle n'émerge totalement.

Au retour, elle marcha longtemps, errant sur la neige dure, tandis qu'une légion de corbeaux, accourue de tous les voisinages, se déroulait à travers l'espace à la façon d'un immense voile de deuil flottant au vent, en poussant des clameurs violentes et sinistres, mêlant leurs cris au bourdonnement diffus et sourd des gros frelons trapus.

Quelquefois ils se posaient, criblant de taches noires le manteau froid déjà assombri par le ciel plombé du crépuscule d'hiver. Puis tout à coup, ils repartaient en croassant lugubrement et en déployant de nouveau au-dessus des toits le long feston ténébreux de leur vol.

Au traversé d'un parc, ils s'abattirent sur les arbres les plus hauts et cessèrent enfin leurs rumeurs, tandis que le crépuscule grandissant mêlait leurs noires livrées aux ténèbres. Brusquement, elle s'arrêta et se mit à parler pour elle, vagua dans ses souvenirs, allant doucement à travers les choses anciennes. Elle flotta ainsi longuement à travers les événements passés qui surgissaient dans son esprit, comme on va en flânant dans les lieux où l'on fut élevé, musant à petits pas dans le vieux jardin de famille où chaque plante odoriférante, chaque arbre, fait surgir un minuscule épisode de notre vie, une de ces petites péripéties insignifiantes et dérisoires, mais qui forme la trame même de notre existence.

Elle divagua encore au pied des arbres, lentement : puis, quand les ténèbres opaques ne lui permirent plus de marcher, elle rentra, tomba comme une masse dans son fauteuil. Enfin, elle s'endormit.

Quatrième partie.

La nuit prend place et s’insère dans le flot de ses rêves. C’est animal et minéral à la fois ; elle se fond dans cette glu, se coule dans le lit de ses cauchemars et les dilue. Ne restent que songes nébuleux, fragments de passés qui n’ont pas été. Elle pressent, confusément, que ce qui lui a été arraché n’en fait pas partie. Au réveil il ne subsistera rien, ou si peu, ou peut-être le sentiment de cette mémoire cambriolée. Et pourtant, elle sait :

Je suis Émilie. Je suis venue pour retrouver mon histoire, quelque chose qui me garde en vie. M’inventer des contes et des légendes pour donner du voyage à cette existence absurde. Je nage à contre-courant d’un cours d’eau furieux. Je tends les bras de toutes mes forces ; une main est là que je cherche à attraper… Mais l’onde bouillonnante m’agrippe, ses tourbillons m’aspirent, m’obligeant à mobiliser toute mon énergie. Lorsqu’enfin mes doigts l’atteignent, je suis entraînée vers le fond ; des bulles blanches emplies de mots pénètrent mon cerveau, mon corps est ballotté, ne plus respirer devient douloureux.

Le cri chagrin d’une mouette l’a délogée de ce cauchemar tumultueux. Elle a ouvert les yeux et réalisé que ce n’était qu’un rêve. Un chiffonnier dans l’aube blafarde – ramassant avec son bâton des lambeaux de chimères et des bribes de paroles – l’a emporté comme un soupir. Il lui reste des particules dont elle ne perçoit que l’écume. Brusquement, elle a une intuition. Il lui faut s’ouvrir la tête pour accueillir cette vague nitescence, ne pas bouger pour ne pas l’effaroucher. Il lui semble que la vision est encore possible si elle demeure là, immobile ; mais, insaisissable, elle glisse dans son esprit avant de disparaître vers les profondeurs. Subsistent quelques mots oubliés et une certitude : seuls eux sont importants. Et elle sait qu’on ne remplit pas un abyme avec des souvenirs, qu’à craindre les faux pas elle en oublie d’avancer.

Soudain, elle se sent affamée : les mots lui manquent. Elle pressent que, sans eux, il n’est pas de liberté. Il lui semble alors atteindre un moment de grande quiétude, un instant de solennité et d’harmonie. Elle voudrait que cette paix fût celle de toute sa vie – pouvoir la ressentir encore – qu’elle soit un viatique pour l’avenir. L’avenir ? L’enfer ! Elle le sent, quelque chose le lui dit. Demain, elle devra se soumettre à la convocation.

Dehors, la pluie bat furieusement le toit dans un bruit de cataracte ininterrompu. L’odeur d’eau sature l’atmosphère. 

***

Le plus difficile dans sa vie est de ne pouvoir se fuir, se dépouiller de son existence, enfermée qu’elle est sans ce monde qui disparaît – sauf à l’occasion de quelques songes – et qui resurgit dès qu’elle ouvre les yeux : il y un abîme entre imaginer et être. On peut ressentir plus que quiconque, savoir peindre la vie avec des mots, en penser chaque note et la mélodie, mais être inapte à siffler le plus simple des airs.

Elle traverse cette cité d’ombres du pas lourd des insomniaques, croit voir leurs formes pendre lamentablement aux arbres qui frémissent sur son passage ; elles lui semblent être des sacrifices faits à un dieu primitif et sanguinaire. Elle ne perçoit pas les craquements, pas le moindre frémissement et doit se faire violence pour reprendre des forces. Elle a peur ; écrasée, elle sent monter en elle une frayeur viscérale. Une ombre s’approche – retour éphémère à l’existence fragile d’une apparence – et lui murmure à l’oreille pour que l’angoisse la quitte. Les mots l’apaisent. Elle se coule dans cette ville accompagnée d’âmes qui trépignent d’impatience.

Au loin, les tours jumelles – blocs monolithes de pegmatite et de marbre, raides et immuables comme un dogme – attendent, tandis que la pluie bat la ville ; la lumière s’est muée en clair-obscur, le vent pressé soulève et déchire la mer. Quelques mouettes, malmenées par les bourrasques, planent devant la paroi des montagnes. Portées par les courants ascendants, elles peuvent se jouer du souffle puissant, reposer leurs ailes ; elles savent être au monde, et pourtant elles ne pensent jamais. Le soleil s’est frayé un passage parmi les lourds nuages et les éclaire un instant ; il brasille sur elles, puis il s’estompe, et on dirait que la lumière se dissout dans le corps des oiseaux.

Et maintenant, alors que le ciel tremble sous la tempête et que le bateau lutte contre la mort, elle a l’impression d’être importante. Elle ne se sent plus humiliée. Elle vient de découvrir que les mots ont un pouvoir ; ils peuvent entrer en vous et apaiser, vous conduire à croire, vous aider à embrasser l’horizon. Et elle entrevoit – par-delà les tours, au-delà de la perte d’un être cher et de l’absence, après une longue errance et les déferlements d’une souffrance – un avenir possible.

Elle a foulé le parvis. C’est le midi d’une sombre journée ; la ville est sans bruit, la tempête lui a imposé silence. Elle n’entend que le murmure de l’eau qui emporte et ses rêves, et les sons. Elle se tient debout – le cœur, cet organe inquiet, battant la chamade – comme dans l’attente de quelqu’un venant lui adresser un signe, lui apporter la confirmation qu’elle est vivante. C’est le cœur qui lui ordonne de ne pas vivre comme une ombre. Face à elle, les tours gémelles – stèles griffant l’éther, l’une semblant le reflet de l’autre – se confondent avec le ciel comme s’il s’agissait d’une méprise.

Dernière partie

Sourde la pulsation, obscurs les mots. On dirait qu’ils se bousculent les uns les autres. Ils se battent, des feux les consument. Les beffrois élevés à Babel enfoncent dans la nue leurs spirales étranges. « Elles sont donc à ce point ardentes », se dit-elle, en essayant de maîtriser les battements de son cœur. Elle avance de quelques pas, sans trop approcher. Le vent a chassé les nuages. Il y a maintenant le soleil dans le ciel, une lumière éternelle d’après gros temps, l’odeur iodée qui flotte dans l’air, la lente respiration des tours jumelles qui plongent leurs racines dans la mer pour se nourrir de sels et leurs tentacules dans la ville pour se gorger de mots… et leurs murmures. Ils sont là les mots. Sont-ils vivants ? Elle n’ose s’interroger sur l’essence, car c’est le propre des êtres humains que de s’ingénier à décrire des évidences.

Émilie !

Elle reste un moment indécise, désorientée, comme si elle s’était égarée par erreur dans un faubourg inconnu. Étonnée, elle risque quelques regards furtifs autour d’elle. Le parvis est désert. Seuls les chuchotis – tels de longs pleurs éternels qui glissent dans l’azur –, et la brise.

Émilie !

Il est là, posté entre les deux tours et lui sourit. Et soudain, l’énergie coule en elle, tumultueuse ; on peut se battre et vivre longtemps pour un simple sourire.

***

« Donnez-leur une clé et laissez les gens ouvrir leurs propres serrures ».

Elle est entrée dans le grand livre ce mausolée des mots , cernée du bruissement des pages, léger comme celui du feuillage qu’une faible brise agite et balance, de chuchotements aussi, de cris parfois. Les mots semblent vivants ; ils ont, pareils aux traits mobiles des enfants, des soubresauts violents aux sillons de leurs lettres. Ils tremblent de colère et pleurent de douleur, comme s’ils voulaient s’arracher à ce papier et recouvrer enfin une liberté injustement confisquée. Elle ouvre un livre – ce miroir où le cœur s’envisage, étonné de se voir nu , entend des voix, imagine des fleuves, des ciels, des terres oubliées, écoute émerveillée un conte du vieux temps et voyage entre hier et demain. L’horizon, elle doit se l’inventer, se libérer des ténèbres et de l’opacité du ciel. Errant dans le présent, elle s’abîme dans le passé jusqu’à retrouver les strates du temps.

L’agonie de la lumière la rappelle à la vie ; la nuit, brouillant les contours, bientôt va dompter le monde et se lancer dans l’espace à la poursuite des étoiles. La tour palpite, immense cœur glacé. D’une démarche un peu précaire, elle se dirige vers la sortie, interroge du regard la grosse horloge murale qui égrène des lettres comme d’autres les heures ; le temps a bien des visages, la pendule ne mesure pas celui qui nous est intime, celui qui est l’incontestable durée de la vie.

Autour d’elle, les pages si pures, si blanches terriblement affamées, enhardies par la clarté mourante, l’assaillent comme pour lui dérober les mots. Leurs vagues s’enroulent ; quelque chose en elles évoque la mer. Elles ne sont pas déchaînées mais lui ferment l’horizon. Elle les chasse, rageusement… Plus dense à chaque pas, la houle contraint son avance, l’air se vicie, ses muscles menacent de ne plus répondre. Mais elle perçoit la pulsation, moins intense celle qui irrigue les tours siamoises et doucement s’étiole. Lorsqu’enfin elle sort, l’orage d’une violence ahurissante a éclaté dans un soupçon de soir.

***

J’ai passé une partie de la nuit à écouter la tempête, le grondement du tonnerre, ce brouhaha qui libérait la montagne et la ville. Des mots se heurtaient dans ma tête, m’empêchant de trouver le sommeil. Au matin, je me suis engagée dans le sentier qui part des tours défuntes, de l’autre côté du petit pont de bois, j’ai suivi le chemin abrupt qui serpente entre les sapinettes blanches et les érables veinés, et, à l’abri des regards, je me suis agenouillée et j’ai creusé la terre humide pour y enfouir la bague qu’il m’avait offerte et les souvenirs recouvrés.

La ville a retrouvé son aspect d’antan. Les frelons se sont tus, les caméras et les micros se sont éteints, vestiges d’un passé révolu que tout le monde veut oublier. Le port, déserté depuis des lustres, a repris un semblant d’activité. La vie renaît doucement.

Les jours ont passé ; il est venu me voir, compagnon attentif, doux et délicat. Son bateau délivré, nous avons pu muser au vent ; la tristesse et les ecchymoses s’en sont allées. Pour que l’absence ne soit plus un vide funeste, j’ai cessé de porter ma douleur et n’ai gardé que la couleur de son regard.

 

 

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Commentaires

plume bernache
atmosphère atmosphère

 

  Ce texte très métaphysique convoque tous les  sens (sons couleurs odeurs saveurs  sont omniprésents)

pour créer des images impressionnistes et familières (le parfum des moufles en laine mouillée !)

Nous plonger dans une atmosphère un peu surnaturelle,  parfois féérique, souvent inquiétante.

Les métaphores sont surprenantes et poétiques

«  la neige est venue, timidement, paisible, comme une parole qui a perdu confiance en elle »

 « un soupir si vaste qu’il aurait rempli une église »

« une eau forte où le blanc crie contre le noir »

quant à « la légion de corbeaux flottant au vent comme un voile de deuil »…entre autres.

J’ai relu ce texte avec plaisir. Il n’a rien perdu de sa magie et de sa force il laisse une envie de « se laisser glisser  sur l’onde de notre imaginaire ».angel

Shanne
Troisième partie

Quand la mer se retire…j’entends quand la vie se retire… j’aime cette image de coque qui désormais ne peut plus naviguer et reste sur le sable.

Le corps physique (ou la coque) s’affaiblit lentement, le bateau prend l’eau. Le corps mental, siège de la conscience et de la pensée est encore enfermé dans l’enveloppe : « «  Ils te l’ont laissé ?  Oui mais enfermé... .Et inutile, j’y habite »

Le corps spirituel (organisme de transition) joue son rôle : « Assieds toi  me dit-il en chuchotant… »

«  Je te demande de faire silence pour laisser aux mots le temps de se disperser dans l’air »

J’aime beaucoup ce passage  que je trouve très musicale, je pense au mouvement  des vagues  qui  est aussi régulier que celui  sa respiration  

 

« Laissant derrière elle le ressac, se briser sur les rochers…ce qu’elle entendait C’était le silence »

 

Période d’acceptation de la vie qui s’en va, «  Elle peut flotter à travers les événements passés…faire surgir un minuscule épisode de notre vie…mais qui fera la trame même de notre existence »

« Elle divagua encore…

Enfin, elle s’endormit »    

Le capitaine ou corps spirituel peut quitter le bateau, et s’envoler …

J'ai aimé tout simplement

 

Oui pour la pubication

framato
Portrait de framato
3° partie

Sombre... cauchemardesque, et toujours ce sentiment de ne pas savoir où l'on va, comment tout cela va se raccorder. Le passage des corbeau et des frelons m'a évoqué Tolkien, un brusque changement de registre. Jusqu'ici j'avais l'impression d'être plutôt dans un  genre de science fiction, mais je me demande s'il n'y a pas un insidieux glissement vers la fantasy...

Je me demande bien comment l'auteur va pouvoir s'en sortir (je suis même bigrement curieux).

L'effet "envie de lire la suite" fonctionne en tout cas vraiment bien...

Vivement la 4° partie...

Tinuviel
Portrait de Tinuviel
Parties 1 et 2.   C'est

Parties 1 et 2.

 

C'est troublant, prenant comme texte.

 

Je ne sais pas du tout où l'auteur nous emmène, tant le mélange est surprenant. On oscille entre le drame et la science-fiction (ces "frelons", ces "traqueurs", ce "centre de décryptage"...), entre l'introspection et la description minutieuse, ça secoue un peu dans toutes les directions et pour l'instant, on reste en attente de savoir où on va être emporté, tout en étant d'ores et déjà totalement d'accord d'y aller :-)

 

C'est un texte où la poésie affleure à chaque ligne, plein de sons et d'odeurs, qui fait appel à tous les sens. J'adore les descriptions de la neige, et puis surtout celles de la maison d'enfance, de la cuisine, dans le dernier paragraphe de la partie 2. On en a plein les narines rien qu'à lire, tout ça est terriblement bien écrit !

 

On ne peut que désirer la suite, c'est certain. Et pour un feuilleton, je pense que c'est plutôt bon signe :-)

 

 

framato
Portrait de framato
Partie 1 et 2

Un bon texte, surtout en feulleton. La preuve ? J'attends la suite avec impatience.

 

Difficile de commenter tant on sent que ça peut partir dans toutes les directions. C'est agréable à lire, le texte donne beaucoup et peu à la fois : résultat obtenu : une certaine impatience du lecteur qui souhaite savoir où on l'embarque.

 

Vivement le 3

Shanne
« Il me Dévisageait avec

« Il me Dévisageait avec gravité. C’était un vieil homme, je l’avais connu enfant. »

Il : personnage important, Elle lui fait confiance.

Emilie continue de perdre ses points de repère, les hallucinations sont de plus en plus présentes : « il est là, il m’appelle, je dois le suivre. »

Et toujours cette neige qui semble déclencher une angoisse massive, cette neige représente le froid extérieur et intérieur, mais elle est reliée à des souvenirs, des souvenirs douloureux  et des souvenirs d’enfance, le bonhomme de neige, la carotte (l « appendice nasal  » )

Emilie entend le bruit étouffé des frelons, une indication pour déduire qu’elle va confondre les saisons ? Ce bruit fait peur…

« Le monde, mon monde, cette absurdité pourrait continuer à se convulser sans se soucier de moi. »

L’indifférence est présente,  Elle existe ou non, aucune importance.

« Tout à coup, le vent s’est levé, violent… »

Une révolte de courte durée contre cette souffrance morale.

Emilie repart dans ses souvenirs  d’un moment de bonheur : ses lèvres effacent la fatigue de vivre.

Des souvenirs qui peuvent apaiser mais aussi faire mal.

« Emilie- oui, c’est moi, je suis Emilie. »

Là, on sent bien qu’elle repart dans une confusion avec un soupçon de réalité qui prend place mais dans un temps très limité.

J’aime bien : « Les rêves squelettiques », cela traduit bien le manque de forme, de contenant, de mort.

 

« Oui, j’arrive. »

Il  représente le père et les souvenirs d’enfance, Amélie, la mère ?

« Je suis Emilie qui lie dans le livre du passé  »

Il, le mari, il qui devient dangereux avec un s : ils les traqueurs.

« Je suis réveillée par ses cris… »

« Je crois que j’ai crié, il m’a regardé étonnée… »

 

C’est un texte que j’ai apprécié, il décrit bien les hallucinations et délires qui s’installent et prennent  de plus en plus de place ainsi que la désorientation temporo -spatiale, la confusion, j’ai  dû reprendre ma lecture : par moment, je perdais les pédales, un peu comme le personnage principal.

J’attends la suite avec impatience, oui, oui pour la publication.

Numéro 2

Shanne
Cette année, je vais peut être voir la neige

J'aime, je suis impatiente de connaître la suite.

L'angoisse est palpable.

  -On dit qu'elle a d...: Ne pas prononcer

   -La pelure d'oignon: ça fait pleurer

   -La neige donc le froid...: Des pas sur cette neige devraient marquer une empreinte et là, rien, impossoble, les traqueurs, les fantômes d'esprit sont là.

   Le miroir, qui suis je ? Ne pas se reconnaître ou ne pas vouloir ou être incapable de le faire.

Une menace semble être présente, la seule solution possible, rentrer dans cette bulle protectrice et reprendre la routine.

Oui, oui, pour la publication.( numéro 1 )

 

 

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